Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
Islam-politique
Crédit photo: lemonde.fr

Dans un livre récent expliquant la conversion à l’évangélisme au Pérou [1], Véronique Lecaros montre comment, en quelques décennies, l’Église catholique qui exerçait un quasi-monopole sur la vie religieuse du pays est restée certes majoritaire mais en constante décroissance. Ses fidèles ne cessent de migrer vers des groupes évangéliques, ces chrétiens non catholiques qui leur offrent un processus de reconnaissance que les exclus et les marginalisés mettent à profit pour se valoriser en devenant les missionnaires d’un Dieu tout puissant. Il nous semble que pareil phénomène s’applique mutatis mutandis à l’islam.

Nous y reviendrons, tout en attirant l’attention sur l’enseignement d’un autre ouvrage, qui vient aussi de paraître, consacré à la jeunesse brésilienne, en substituant l’islam à la passion dont il est question [2]. Les auteurs s’y intéressent au parcours de vie de jeunes s’adonnant aux courses illégales de voiture et de moto, analysant le rapport qu’ils entretiennent avec le risque, le jeu et la mort.

Ils concluent qu’il n’y a pas pour cette jeunesse de contradiction entre la surestimation de soi et la sous-évaluation du risque dans un contexte socioculturel conjurant, d’un côté, les risques en multipliant les assurances de toutes sortes et valorisant, de l’autre, le succès matériel et la reconnaissance personnelle. Cela relativise la connexion par trop vite établie entre la motivation religieuse apparente et la structure de l’inconscient et de l’imaginaire bien moins spirituelle. On en reparlera aussi à la fin.

Dans l’immédiat, disons que ces deux exemples de pays qui ne sont pas loin de la Tunisie sur divers plans, sont susceptibles d’éclairer la mentalité d’une société dont une part, minoritaire certes mais disposant d’une sympathie non négligeable dans la majorité silencieuse, verse dans l’extrémisme religieux. Et ceci est d’autant plus intéressant que nous sommes à un moment historique pour le pays où tout peut basculer vers le meilleur comme vers le pire, surtout après les événements d’Égypte.

Ces derniers — même si un autre revirement spectaculaire reste possible, notre ère étant celle des foules et de la puissance sociétale instituante — semblent venir décréter l’échec irrémédiable de l’islamisme politique en projet de gouvernement. Et pareil constat ne fait nul doute si on entend par islamisme politique l’ambition déraisonnable — et même illégitime — de bâtir une société d’aujourd’hui selon les préceptes de l’islam tels que définis au VIIe siècle.

Déraisonnable, car on ne peut que tomber dans l’anachronisme, le propre d’une société humaine étant de changer, donc de générer ses propres règles, contemporaines à son mode de vie et à son évolution psychosociologique.

Illégitime, en ce que cela fige les préceptes de l’islam dans un cadre précis, violant son esprit qui est, par définition, évolutif, ouvert aux changements du fait d’une plasticité éminente que lui assure le principe cardinal des intentions divines, et que ne saurait bien interpréter qu’une raison dite sensible [3].

Toutefois, l’échec des Frères musulmans d’Égypte est loin d’être l’échec de tout projet politique de l’islam, même si les islamistes égyptiens se présentent comme les hérauts incontestables d’une régénération sociale et politique par un retour à la lettre du texte coranique.

Assurément, leur revers tient à l’idéologie islamiste telle qu’incarnée dans l’arène politique égyptienne ; mais il est tributaire aussi des conditions géostratégiques propres à ce grand pays, véritable plateforme stratégique dans la région. Aussi, son sort ne pouvait se décider au mépris de certains réquisits s’imposant à tout un chacun, et en premier aux décideurs qui sont bien plus des responsables au pays que les responsables du pays. D’où le rôle incontournable de l’armée, dont on ne peut attendre de jouer celui de force de protection d’une démocratie naissante, sauf éventuellement du fait de caractéristiques particulières, historiquement et matériellement négligeables, relativisant son poids. Ce qui n’est pas le cas en Égypte.

C’est, par contre, le cas en Tunisie qui, malgré sa situation géographique stratégique, et de par nombre de spécificités dont la modestie de ses différentes dimensions, garde la particularité de pouvoir constituer un laboratoire grandeur nature de la validité ou non de la formule politique de l’islam.

En cela repose l’essentiel du jeu américain en notre pays. Après tout, pensent-ils avec raison, le christianisme a donné des démocraties politiques bien qu’il fût loin d’être, à la base, une religion ouverte aux libertés, contrairement à l’islam, une révolution véritable de son temps. De plus, il va sans dire que jouer à la démocratie, même si cela ne doit déboucher sur rien de sérieux, est toujours de nature à permettre la nécessaire prise en compte du pouls véritable du pays, sa composition géopolitique, ses forces et ses faiblesses. Quel que soit l’usage auquel pareilles données vitales seraient destinées, d’ailleurs.

Et nous y voilà ! L’islamisme ne peut avoir une chance de triompher un jour en terre arabe musulmane que s’il retrouve l’islam spirituel et sa veine éminemment humaniste, tolérante et démocratique. Or, cette chance est réelle en Tunisie. Aussi, il s’agit moins de stigmatiser l’islamisme, de le rejeter hors de l’islam, que de l’y réintégrer en l’amenant à se débarrasser de tous ses excès qui ne sont en rien conformes à la religion islamique, heurtant même sa lettre et son esprit.

Je le démontre dans nombre de mes articles publiés ici en assurant que la conception islamiste actuelle n’a d’islamique que sa prétention, pompeusement claironnée, car puisant davantage dans une tradition judéo-chrétienne — abandonnée par les siens du fait de la Réforme et de Vatican II — et qui a longtemps érigé en dogme l’anathème, l’exclusion, jusqu’à la guerre sainte. Et comme cela se fit contre l’esprit d’origine incontestablement tolérant du christianisme des Pères de l’Église, il se fait aujourd’hui contre l’esprit de l’islam originel, aussi sinon plus tolérant.

L’échec égyptien de l’islam politique a sanctionné une conception erronée de la religion, la sempiternelle rhétorique intégriste de haine et d’exclusion d’autrui, le différent, l’original et le dissemblable. Toutefois, il est surtout l’échec d’une incompétence économique et sociale avérée, un clientélisme partisan manichéen, une corruption généralisée et banalisée et un autoritarisme arrogant et sectaire. Il s’agit ici des maux de toutes les sociétés arabes musulmanes et de bien au-delà, de celles des pays sous-développés tout simplement. Pareils travers, étant dans la nature humaine, se retrouvent même dans les démocraties confirmées, mais à des doses homéopathiques tout en étant surtout encadrées par un État de droit dont la vitalité est constamment vérifiée. C’est la démocratie véritable.

L’islam qui n’a pas été la solution sur les bords du Nil n’est que l’islam tel que défini par ses chantres intégristes ; c’est aussi celui se disant modéré et qui ne montre de modération qu’à la surface, dans les apparences, le fond de son idéologie politico-religieuse demeurant calqué sur une conception surannée. C’est ce qu’illustre l’exemple du parti islamiste tunisien ; d’où la crise actuelle.

Il serait donc erroné de tirer trop hâtivement la conclusion d’un rejet de l’islam politique à partir de la chute du gouvernement islamiste issu de la première élection démocratique en Égypte. Et il serait criminel de dénier son droit à la démocratie au peuple égyptien du fait de cette malheureuse expérience. Ce n’est qu’une conception frelatée de l’islam qui a échoué, représentée par un président qui a moins fauté en cherchant à appliquer au pays sa vision de l’islam qu’à contrôler les rouages de l’État, à user à son avantage des réflexes toujours prégnants de la dictature dans l’administration du pays. Ce que fait Nahdha en Tunisie, au demeurant, excluant les compétences avérées pour placer ses hommes, verrouiller les rouages de l’État.

C’est sur des détails, mais le genre de détails mortels, que la chute de Morsi s’est jouée, non pas sur l’essentiel, à savoir les problèmes endémiques de l’Égypte dont la solution ne peut être obtenue par baguette magique et en si peu de temps d’exercice du pouvoir, ni aussi en autarcie. C’est l’imaginaire du peuple qui a pris le dessus encore une fois, un imaginaire fait de la fausse conviction que la démocratie n’est pas pour les sous-développés, surtout s’ils se présentent avec les oripeaux d’une religion dans une déclinaison surannée. Et il était bien facile de miner cet imaginaire de toutes les peurs que suscitent les tentations liberticides, avérées ou latentes, d’une telle conception religieuse.

Il n’était d’ailleurs pas surprenant de voir les Égyptiennes nombreuses dans la vague de désobéissance civile au gouvernement Morsi, puisque le statut de la femme est un bon paramètre pour la démocratie en un islam politique souvent machiste chez ses adeptes. Et c’est pareille présence féminine et sa vitalité en Tunisie, son statut y étant le plus proche de celui de la femme en Europe (et même parfois en avance, comme l’a illustré le droit à l’avortement), qu’il est possible d’infirmer la conclusion par trop hâtive, avec les événements du pays du Nil, de la mort définitive de l’islam politique.

Il nous appartient plutôt d’en faire une lecture apaisée, d’en avoir la conception sereine, parfaitement authentique, d’une approche plus culturelle que cultuelle. C’est ce qu’on a appelé islam des lumières et que je nomme phénomène religieux postmoderne ou i-slam [4]. Il est impératif donc que le parti Nahdha reconsidère ses fondamentaux en osant aller encore plus loin qu’il ne l’a fait jusqu’ici sous la pression de la société civile et revenir à l’esprit d’une religion qui est loin d’être contraire à la démocratie et aux libertés dans leur acception universelle et non pas limitative et caricaturale.

J’ai l’intime conviction qu’on a véritablement une chance sérieuse de réussir la transition démocratique en notre pays, ayant déjà dénombré certaines conditions nécessaires et utiles à cette fin. Je n’y reviendrai pas, me limitant ici à rappeler l’impératif catégorique d’avoir une classe gouvernante qui ait, tout autant que sa volonté affichée de respect des traditions de la société, une volonté encore plus grande du respect des libertés, toutes les libertés, actuellement maltraitées, et de bannir la corruption généralisée, ce cancer rongeant notre pays, ainsi que les tentations fascisantes.

Et pour revenir aux exemples cités en début d’article, je dirais que l’islam politique doit être en mesure de puiser dans une approche renouvelée de notre religion un respect sourcilleux des libertés en vue d’offrir le processus de reconnaissance recherché par des jeunes exclus, marginalisés et désorientés pour en faire moins les missionnaires valorisés au service d’une déité cruelle et haineuse que d’un Dieu tout amour, tolérance, clémence et miséricorde. Ainsi portés à la sublimation de leur foi, les jeunes pourraient ne plus avoir à le faire par une sous-évaluation concomitante de leur prochain.

Cela doit être fait dans un contexte socioculturel qui n’est plus fait d’un fallacieux choc de cultures, mais d’une saine émulation où l’initiative, la performance et la reconnaissance personnelles sont bien plus spirituelles que matérielles, foncièrement humaines, sinon humanitaires. Et ce contexte doit être un espace de libertés, notamment de conviction et de mouvement.

En sortant des sentiers battus de l’exégèse islamique, en dépassant les frontières disciplinaires et méthodologiques classiques de l’islamologie, en renouvelant notre conception politique du monde aux frontières hermétiquement cadenassées, il nous serait alors possible de redécouvrir la Tunisie sous un jour nouveau, dans un environnement ouvert, loin des clichés et des images déformantes, et surtout d’y autoriser la réussite de la démocratie qu’elle mérite dans un espace de communion démocratique.

Il restera toutefois de la plus haute nécessité que les tendances à l’autoritarisme et les dérives vers le fascisme, héritées du passé et présentes de part et d’autre de l’échiquier politique, soient réprimées par les plus sages des camps où elles poussent si vite comme de mauvaises herbes.

On ne doit jamais oublier, d’une part, que l’essence du peuple tunisien est faite d’ouverture et de tolérance et que, d’autre part, la position géostratégique du pays commande la nécessaire imbrication dans le système dont elle relève de gré ou de force.

À nos politiques donc d’avoir du talent pour user de la marge ténue de manœuvre qu’ils possèdent, en tant qu’élément d’un ensemble duquel il n’est point possible de sortir, afin d’être originaux ; et quitte à relever des spécificités particulières d’un système économique international non choisi, autant exiger que cela ne soit pas à la marge ni au détriment des spécificités sociologiques du peuple. Je veux parler ici, bien évidemment, de l’inéluctabilité, pour la réussite de la démocratie en Tunisie, de son articulation à un système démocratique qui a fait ses preuves, et ce dans le cadre d’un espace de démocratie pouvant être méditerranéen ou francophone.

De cela, j’en avais déjà parlé, soutenant qu’une démocratie nouvelle ne saurait avoir toutes ses chances de réussite dans une réserve, avec des frontières fermées sur l’environnement démocratique, surtout qu’il est à sa porte, et qui doit constituer pour elle une soupape de sécurité. L’exemple d’un pays comme le Mali, les espoirs qu’il fit naître et les déceptions d’aujourd’hui, est assez éloquent en la matière pour ne pas être oublié [5]. À méditer !
Notes :

======== Notes de bas de page: =========

[1] La conversion à l’évangélisme. Le cas du Pérou, L’Harmattan, Coll. Recherches Amériques latines, juin 2013.

[2] Leila Jeolas Sollberger et Hagen Kordes : Risquer sa vie pour une course. Parcours de vie d’une jeunesse brésilienne accro aux courses illégales de voiture et de moto, L’Harmattan, Coll. Logiques sociales, juillet 2013.

[3] Par raison sensible, on entend la proximité, sinon la fusion, que devrait avoir l’observateur avec les événements décrits, car on est pensé bien plus qu’on ne pense. Il s’agit d’une raison en mesure de penser l’irrationnel et le non-rationnel en équilibrant l’intellect et l’affect. D’après Michel Maffesoli, cela passe par une libération de la rationalité classique cartésienne, en élaborant un savoir dionysien, intégrant la fête et le chaos dans le ciment de la cohésion sociale.

Il s’agit, bien évidemment, d’une rupture avec l’idéal de la raison abstraite héritée du siècle des Lumières encore de rigueur chez nous par mimétisme avec l’esprit de la Modernité occidentale. Cf. Michel Maffesoli : Éloge de la raison sensible, Grasset, 1996). Le livre est disponible en arabe, traduit par Abdallah Zarou, chez Afrique Orient (Agadir, Maroc).

[4] Cf. mon article : Dites bonjour à l’i-slam en Tunisie !

[5] Cf. mon article : Les enseignements des événements du Mali