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Décidemment, les révolutions arabes n’en finissent pas de nous révéler qu’elles recèlent des ressorts nouveaux et parfois inattendus. Les récents événements en Egypte en sont une nouvelle démonstration.

Ils viennent nous rappeler que les révolutions sont des processus dont on ne maîtrise ni les étapes ni les chemins qu’elles empruntent. Cette nouvelle étape que vient de franchir l’Egypte concerne certes les Egyptiens, mais également tous les Arabes, et singulièrement les Tunisiens. Et pour cause : le regard que portent ces derniers est davantage un reflet de miroir, car ces bouleversements venus d’Egypte nous renvoient une image de notre propre situation en Tunisie.

Alors, simple effet d’un miroir déformant ? Ou scénario envisageable pour la Tunisie ? Les semaines et les mois qui viennent nous le diront !

La fronde qui a secoué l’Egypte avec l’extraordinaire mouvement populaire du 30 juin 2013 est impressionnante à plus d’un titre. Pensez donc : pendant quatre jours, des millions d’Egyptien-nes sont descendus dans les rues et places de toutes les villes pour dire “non” à Morsi.

Cependant et dans le même temps, non loin de la place Tahrir, des centaines de milliers d’autres Egyptiens manifestaient de leur côté leur soutien à Morsi et à sa « légitimité ». Le constat est sans appel : la société égyptienne est bel et bien divisée en deux camps que tout, ou presque, sépare. Ou, pour le dire autrement, l’introduction du religieux dans le champ politique séculier a eu pour effet d’introduire dans le même temps la fitna au sein de la société.

Néanmoins, ce qui a vraiment bouleversé la donne et l’issue de la première manche dans cette crise et cette bataille, c’est tout de même l’armée, qui a pris fait et cause pour les anti Morsi, et l’a finalement destitué.

Un coup d’Etat est un coup d’Etat !

Et cela a pour nom : coup d’Etat ! Il faut donc appeler un chat un chat : il s’agit bel et bien d’un coup d’Etat ! Et tous les démocrates qui ont à cœur que les pays arabes entrent enfin dans la démocratie par la grande porte ne peuvent pas ne pas être perturbés par la tournure des événements.

La démocratie a pour fondement, entre autres, l’alternance par le moyen des urnes. Et ce coup d’Etat en Egypte doit nous interroger, car cela n’est pas sans conséquences au regard des principes démocratiques et de l’Etat de droit que nous appelons de nos vœux !

Cependant, nous avons été les témoins d’un coup d’Etat d’un genre particulier. Tous les observateurs en Tunisie et dans le monde sont divisés dans leurs interprétations et explications. Et, pour le coup, les opinions sont tranchées, et les explications le plus souvent manichéennes vont bon train d’un côté comme de l’autre.

Tout d’abord il y a ceux, surtout les islamo-conservateurs qui sont arrivés au pouvoir à l’issure d’élections démocratiques, qui pour des raisons évidentes parlent de coup d’Etat et de renversement de la « légitimité » électorale. Ils ont raison et tort à la fois.

Morsi et le mouvement des Frères musulmans, qui sont arrivé au pouvoir à l’issue d’élections en juin 2012, ont visiblement tout fait en un an, sauf répondre aux attentes du peuple égyptien. Ils n’ont pas compris, par inexpérience ou par calcul, qu’on peut avoir le pouvoir par des élections sans pour autant avoir l’autorité suffisante pour gouverner un pays.

L’élection et le pouvoir peuvent se gagner grâce à une organisation et une logistique importantes, des moyens financiers conséquents, une idéologie et un travail de terrain pour mobiliser les électeurs… L’autorité, elle, est de nature différente. Elle s’obtient par la capacité des gouvernants à être à l’écoute des citoyen-nes, de la nation, et pas seulement de ses propres électeurs. C’est cela l’envergure des hommes (et des femmes) d’Etat.

Or, Morsi et les « Frères » ont choisi le pouvoir au détriment de l’autorité. Mais, à bien y réfléchir, cela n’est pas surprenant : c’est dans la logique de la conception des mouvements qui prônent l’islam politique. Leur but suprême consiste à garder le pouvoir le temps nécessaire pour réussir ce qu’ils appellent « l’islamisation » de la société par le bas, pour la faire basculer, le moment venu, dans un système théocratique . Et la théocratie est, jusqu’à preuve du contraire, antinomique avec la démocratie.

Non seulement ils s’appuient sur l’idéologie, mais, de plus, ils fonctionnent de manière sectaire, privilégiant l’appartenance à la confrérie, et accusant les autres de fomenter des complots contre eux. Et ce qui vient de se passer au Caire risque de leur donner raison d’une certaine manière. Mais leur comportement à la tête de l’Etat depuis un an, et plus encore ces dernières semaines face aux millions d’insurgés, vient relativiser quelque peu ce constat.

Un mouvement citoyen sans précédent !

En face, il y a ceux qui considèrent qu’il n’y a pas lieu de parler de coup d’Etat et que l’armée est partie prenante du processus révolutionnaire dans les pays arabes. Son intervention est, à leurs yeux, simplement un moment de rectification du processus, en raison de la tournure prise par le pays suite à l’autoritarisme avéré de Morsi et à la gestion catastrophique des Frères musulmans aux commandes de l’Etat. Ils ont raison et tort à la fois !

L’extraordinaire mouvement de rébellion du 30 juin 2013 est impressionnant à plus d’un titre. Il témoigne à la fois d’un profond rejet des méthodes de gouvernement du président Morsi et des Frères musulmans, en même temps qu’il donne à voir une vitalité de la société égyptienne et une capacité de mobilisation probablement unique en son genre dans l’histoire des peuples. On l’a dit, et chacun doit en être conscient, la société égyptienne est fracturée en deux camps.

Bien sûr, la différence entre ces deux camps, à tout le moins dans cette énième bataille, est importante à relever : d’un côté, il y avait les partisans les plus résolus du mouvement des Frères musulmans ; de l’autre, il y avait toutes les autres catégories, toutes classes confondues, toutes les tendances politiques, religieuses, y compris des sympathisants des islamistes qui avaient voté pour Morsi en 2012, des salafistes même, ainsi que des partisans de l’ancien régime… Tous avaient en commun de rejeter la politique menée par Morsi et les Frères depuis maintenant un an. Et, il faut le reconnaître, cela fait beaucoup, beaucoup de monde dans ce camp anti Morsi. Qui plus est avec l’avènement d’un mouvement civique nouveau, « Tamarod » (Rébellion), lequel, dit-on, avait réussi à rassembler, à nouveau, toute la jeunesse révolutionnaire qui avait été à l’origine du renversement de Moubarak en février 2011.

Pour ma part, je ne cache pas que ma sympathie va plutôt du côté des anti Morsi. A un ami qui me demandait, le mercredi 3 juillet, mon avis sur les événements en Egypte, et alors que la veille le président Morsi avait rejeté l’ultimatum de l’armée en rappelant sans cesse la « légitimité », j’ai émis l’hypothèse suivante : « Morsi va certainement faire un nouveau discours jeudi en proposant une feuille de route avec des élections anticipées dans des délais pas trop éloignés, et peut-être même une sorte de gouvernement d’union nationale ».

Ce qui, à mes yeux, aurait permis de sauver ET une certaine « légalité » ET de répondre aux millions d’Egyptiens qui manifestaient contre lui, en me disant que Morsi avait là l’occasion de prendre enfin la posture d’homme d’Etat. Ce qui m’inquiétait, c’était, d’une part, l’intervention de l’armée, qui s’arrogeait le droit de régler les questions politiques, et, de l’autre, les risques potentiels de guerre civile. Mes supputations s’avérèrent erronées, du moins concernant la première partie. Morsi et les « Frères », s’accrochant à la « légitimité », rejetèrent en bloc l’ultimatum, et l’on en connaît, maintenant, l’issue. L’avenir est donc incertain.

Mais les démocrates auraient tort de ne retenir de l’intervention de l’armée qu’une seule dimension et d’omettre totalement qu’il y a bien eu un coup d’Etat qui a renversé un président légalement élu. Et combien même on trouvera, ici ou là, des exemples dans l’histoire qui viendraient confirmer cette idée (le Portugal en 1974, le Venezuela de Chavez…), les exemples où l’intervention de l’armée a donné lieu à des dictatures sont malheureusement légion à travers l’histoire (le Chili en 1973…), et surtout dans le monde arabe.

Certes, il est important de rappeler ici qu’en Tunisie comme en Egypte, la chute des dictatures, en 2011, n’aurait pas pu avoir lieu aussi rapidement, et avec relativement peu de victimes, sans l’intervention plus ou moins active de l’armée, sans son basculement « du côté » des insurgés. Pour autant, le coup d’Etat récent pose davantage de problèmes qu’il n’en résout.

Et la démocratie dans tout cela ?

La démocratie naissante en Egypte (comme d’ailleurs en Tunisie) avait commencé à prendre forme dans le processus révolutionnaire. La légitimité révolutionnaire, entendez par là celle de la mobilisation de masse dans la rue, avait alors la primauté. Le premier acquis constaté et évident est que la révolution à brisé le mur de la peur et ouvert la voie à la liberté d’expression. Mais ce n’est pas encore la démocratie ! Ce processus à débouché, de manière spécifique dans chacun des deux pays, à des élections pluralistes. Dans les deux cas, les islamo-conservateurs sont arrivés en tête des élections. La légitimité révolutionnaire a laissé place à la légitimité des urnes.

Cependant, le processus de démocratisation, à ce stade, en Egypte et en Tunisie, péchait par un défaut majeur : à savoir qu’il offrait quasiment sur un plateau le pouvoir aux vainqueurs des urnes, sans contrepartie, et surtout sans contre-pouvoir sur le plan institutionnel. Or, chacun sait que la démocratie fonctionne parce qu’il y a des élections, certes, mais aussi et surtout parce qu’il y a séparation des pouvoirs.

La démocratie, est-il besoin de le rappeler, puise sa force non pas grâce à une seule élection, mais dans sa capacité à créer les conditions de sa reproduction. Et j’ajouterai pour ma part grâce à la diffusion, certes progressive, d’une culture de la démocratie. Et ce n’est encore pas le cas ni en Egypte ni d’ailleurs en Tunisie. Nous faisons notre apprentissage de la démocratie. Restaient alors les seuls vrais contre-pouvoirs que sont les associations de la société civile et la pression de la rue.

Et, pour ce qui concerne l’Egypte, il y a lieu de d’observer que l’armée constitue un véritable Etat dans l’Etat. Un pôle du pouvoir qui négocie les équilibres, qui contrôle, tantôt de près tantôt de loin, les rapports de forces.

L’armée, un Etat dans l’Etat : voilà une donne à prendre en compte et à avoir à l’esprit concernant l’Egypte. Faut-il rappeler que depuis le renversement du roi Farouk par le mouvement des officiers libres en 1952, tous les présidents qui ont dirigé le pays sont issus de l’institution militaire ? Morsi est donc le premier président civil et qui plus est élu démocratiquement.

Au cours des récents évéements du 30 juin, nous avions trois forces en présence : l’une dans l’opposition, et surtout dans la rue, l’autre, les pro-Morsi, et enfin l’armée. Celle-ci a basculé, objectivement, dans le camp des anti-Morsi autant, sans doute, parce que le mouvement de rébellion avait pris une ampleur sans précédent, mais peut-être aussi pour des raisons plus obscures .

D’où cette légitime interrogation quant aux résultats de ce coup d’Etat qui risque de banaliser le recours systématique à l’armée contre la légitimé des urnes chaque fois que des milliers de manifestants en appellent à la légitimité de la rue. Qui plus est, ce coup de force risque d’avoir pour effet immédiat d’occulter la dynamique et la portée révolutionnaire alternative et pacifique enclenchée par le mouvement populaire, et notamment par le mouvement Tamarod.

La démocratie ne fait jamais bon ménage avec un pouvoir militaire en surplomb. En temps ordinaire, l’armée devrait être dans ses casernes ou à surveiller et défendre les frontières du pays. Mais le problème c’est qu’en Egypte comme en Tunisie ou en Libye et dans tous les pays des révolutions arabes, nous ne sommes pas en « temps ordinaire ».

Nous sommes au cœur d’un processus révolutionnaire et cela risque de durer encore des années. Et cependant la démocratie dans les sociétés arabes — si c’est cela que veulent vraiment les différents acteurs qui interviennent dans ce processus — a impérativement besoin, pour réussir, que les citoyen-nes fassent eux-mêmes leurs propres expériences.

Il n’y a pas de « prêt-à-porter » en la matière. Le mouvement civil et citoyen Tamarod en Egypte pose, à sa manière, une question cruciale aux révolutions arabes, celle des nouvelles formes de la démocratie directe et de son contenu. En Tunisie, nous avons une société civile relativement dynamique qui a pu jusque là jouer le rôle d’un contre-pouvoir. Ainsi, Egyptien-nes et Tunisien-nes sont, actuellement, en train de revisiter par leurs propres moyens et leur créativité la notion de démocratie. Et c’est une bonne chose.

La seule question qui revient sans cesse est néanmoins la suivante : les Frères musulmans veulent-ils vraiment l’instauration de la démocratie, laquelle suppose un Etat de droit respectueux des libertés individuelles, de la liberté de conscience, de l’égalité entres les citoyen-nes, la séparation réelle des pouvoirs, l’existence de contre-pouvoirs… ? Pour être complet et juste je dirai que cette question se pose à tous les mouvements politiques et sociaux dans les pays arabes, sans exception, et pas seulement aux islamo-conservateurs. Mais, il faut être clair, elle se pose avec encore plus d’acuité à ces derniers.

De l’Egypte à… la Tunisie ?

On se souvient de l’effet domino de la révolution tunisienne en 2011. Les mêmes causes engendrent les mêmes effets, dit-on ici et là. Mais nous avons à faire ici à des femmes et des hommes, à des sociétés qui ne sont pas des clones ou des machines qui agissent et/ou interagissent mécaniquement.

J’ai écrit dans un précédent texte que : « la mobilisation extraordinaire du peuple égyptien en ce mémorable 30 juin 2013 vient à point nommé pour nous rappeler cette évidence : on ne touche pas impunément aux fondamentaux d’une société et aux aspirations d’une révolution, même si l’on est « majoritaire » électoralement parlant ». Et, quels que soient les résultats immédiats sur les plans politique et institutionnel de ce formidable mouvement, il est plus que certain que la société égyptienne vient de signifier à l’islam politique les limites et les lignes rouges à ne pas dépasser.

Et, plus fondamentalement, cela pose peut-être le début d’un processus de “désacralisation” des mouvements qui instrumentalisent l’islam à des fins politiques. Cette lame de fond qui nous vient d’Egypte aura inévitablement des conséquences en Tunisie et dans tout le monde arabe. Est-ce à dire que le processus à l’œuvre en Egypte va se produire à l’identique en Tunisie ? Même si, comme on dit, l’Egypte est le cœur du monde arabe, il n’est pas dit qu’il se produise, dans les semaines ou les mois qui viennent, la même chose avec la même ampleur, surtout. Mais bien malin qui pourrait vraiment prédire la suite des événements.

Ce qui, par contre, me semble fondamental à relever dans le processus actuel en Egypte — et qui aura sans nul doute des répercussions en Tunisie et dans le monde arabe —, c’est ce constat que les sociétés qui ont fait confiance aux islamo-conservateurs en les portant au pouvoir par les urnes, sont peut-être, un an après les avoir élus, en train de prendre la mesure de leur échec et du danger qu’ils pourraient représenter pour le pays.

Peut-être sommes-nous les témoins directs d’un autre processus, à l’intérieur même des révolutions arabes, d’une lame de fond, jusque là insoupçonnée, annonciatrice d’un rejet profond, non pas de l’islam, mais de l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Les sociétés égyptienne et tunisienne, bien que profondément divisées, sont peut-être, dans le même temps, en train de faire la démonstration qu’elles sont aussi, depuis fort longtemps et dans une large mesure, sécularisées.

L’expérience de la révolution tunisienne, nous dit-on, comporte des spécificités et des originalités. Soit ! Il revient alors à la classe politique, et plus singulièrement à Ennahdha, et aux élites en Tunisie, de montrer que cette expérience peut faire, à rebours de ce qui se passe en Egypte, la démonstration d’une volonté vraie pour construire la démocratie pacifiquement et dans le respect de ses principes essentiels. Pour l’heure les résultats de cette expérience se font attendre, non seulement sur le plan politique et institutionnel, mais davantage encore sur les plans économique et social.

D’où la tentation de certains d’envisager un mouvement de type Tamarod-Tunisie. Pourquoi pas, après tout, si cela mobilise les gens et les incite à réfléchir et à agir pour inventer des alternatives, pour approfondir la démocratie et la citoyenneté. Mais à la condition, cependant, de ne pas perdre de vue les aspirations et les caractéristiques de la révolution tunisienne : liberté, travail, dignité et justice sociale dans son contenu, et refus absolu de la violence comme moyen pour régler les questions politiques. Mais, plus encore, il faudra prendre garde à ne pas s’aventurer à souhaiter comme en Egypte une intervention de l’armée contre le pouvoir civil en Tunisie.

Mais, dans l’immédiat, il est tout aussi impératif que les démocrates en Egypte, en Tunisie et ailleurs prennent sérieusement la mesure de ce qui vient de se passer : il y a eu un coup d’Etat par l’armée. De nombreuses arrestations ont eu lieu parmi les principaux dirigeants et responsables des Frères musulmans, à commencer par le président Morsi ; plusieurs médias et journaux ont été fermés et empêchés dans leur droit d’émettre et à l’expression… Cela n’est pas admissible et doit être dénoncé !

Les démocrates, et les Egyptiens en particulier, peuvent d’autant moins rester indifférents que la société égyptienne se trouve face à l’alternative suivante : la guerre civile ou le rétablissement de la légalité démocratique. Sachant toutefois que ce rétablissement ne saurait être un simple retour au statut quo ante, rejeté avec force par des millions d’insurgés. C’est aux démocrates que revient la lourde tâche d’être inventif pour tous les Egyptien-nes sur le plan politique.