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egypte

Non sans raison, la Tunisie vit à l’heure de l’Égypte comme le monde entier. J’ai déjà proposé ici aux gouvernants actuels, sans trop d’espoir d’être entendu, quelques mesures de nature à créer autour du gouvernement une adhésion populaire large. Mais nos élites, obnubilées par la pratique de la politique à l’antique, les jugent par trop utopiques quand elles ne sont que le reflet fidèle de la réalité du terrain.

De ce terrain, pareillement, le président égyptien déchu était déconnecté. Il l’a montré, pour ne prendre qu’un exemple, en nommant gouverneur d’une province endeuillée par un massacre sanglant il y a quelques années à peine un représentant du groupe désigné comme étant son ordonnateur !

Certes, M. Morsi a été élu régulièrement ; mais ne devait-il pas savoir que c’était doublement par défaut : d’abord parce que cela le fut à une majorité faible face à un représentant de l’ancien régime honni ; ensuite, justement, du fait qu’il ne l’a été qu’en tant que civil opposé à un militaire perpétuant, ne serait-ce que symboliquement, le passé révolu. De plus, il ne pouvait ignorer qu’en notre époque postmoderne, il est une légitimité qui retrouve toute sa prééminence, celle de la puissance sociétale en mesure de détrôner la légitimité classique issue d’un contrat social caduc.

Tout cela aurait dû inspirer au candidat des Frères musulmans — qui, de plus, n’était que le choix par défaut de ce parti — beaucoup d’humilité, et surtout une attention extrême à ne pas commettre d’impairs, ses ennemis étant nombreux et de tous bords.

Et d’abord, la résistance de la bureaucratie de l’ancien ordre qui a tout fait pour le perdre ; ce qu’il ne pouvait que vérifier tous les jours. On aura beau dire qu’il a bien essayé en vain, face à une telle résistance farouche, de réformer les institutions sclérosées de l’ordre déchu. Toutefois, force est de rétorquer qu’il s’y est trop mal pris, compliquant sa tâche en s’attaquant à ce dont il a fait une priorité bien à tort : l’islamisation du régime avant sa libéralisation. D’où les initiatives liberticides qui se sont ajoutées aux menées occultes des nostalgiques de l’ère Moubarak, aggravées par des exactions policières à l’ombre de l’ancien arsenal juridique maintenu en l’état.
On parle aujourd’hui de coup d’État et c’en est un, bien évidemment ! Mais étant donné que les révolutions égyptienne et tunisienne ont inauguré une catégorie politique originale : la révolution 2.0 que je nomme Coup du peuple, il s’agit ici d’un putsch militaire de même nature, un coup d’État 2.0. En effet, il est différent d’un pronunciamiento classique par l’adhésion populaire qui a été à son origine et qui semble demeurer son prolongement évident.

S’en tenir à ce niveau à la légalité classique, qui n’est que formelle et valable dans le cadre du contrat social, c’est faire peu de cas de la légalité source qui en est la base dans le cadre dudit contrat. Or, nous avons dit qu’en postmodernité, le contrat social a démontré sa caducité ; car avec l’âge des foules, celles-ci n’acceptent plus que les termes moins déconnectés de leurs réalités d’un pacte à inventer entre les masses et leurs élites.

En attendant, on ne peut bien sûr faire abstraction des inévitables interventions extérieures se jouant de la volonté populaire, la conditionnant ; mais n’est-ce pas prendre pour quantité négligeable la maturité des masses à l’ère des communications sans frontières ? Par ailleurs, un politique avisé peut-il raisonnablement les négliger ou les sous-estimer aujourd’hui ? N’est-ce pas là ce qui distingue les politiciens — les véritables — des faux ou, pour être moins sévère, ceux qui ont du talent de ceux qui n’en ont pas ?

Morsi et les Frères musulmans ont eu une chance historique de réussir en Égypte quelque chose de nouveau, de grandiose même, et ils viennent de laisser passer cette chance qui risque de ne jamais se reproduire avant longtemps. En Tunisie, le parti majoritaire d’obédience islamiste a la même chance et, pareillement, il risque de la dilapider par ses atermoiements, ses incohérences et sa pratique désolante de la politique. Celle-ci est bien immorale eu égard aux valeurs dont il se réclame, en faisant une guerre où ruse et tromperie restent de règle, moyennant une langue de bois érigée en verbe presque sacré. Et de cela, le peuple ne veut plus !

De fait, il est encore temps en Tunisie, et l’enfer y est précédé d’un purgatoire qui pourrait être salutaire pour le pays, qui le mérite amplement. Ainsi voit-on Nahdha, en véritable clone d’un parti à l’ancienne, rompu aux artifices de la politique politicienne, cogiter et multiplier les initiatives les plus contradictoires pour sauver la mise. Il semble même que Cheikh Ghannouchi, fin tacticien, n’exclut plus une formule de nouvelle troïka tournant le dos à son fidèle compagnon de route, le CPR.

Plus généralement, face à la légalité formelle actuelle, la classe politique, la plus sincère comme la plus retorse, est à la recherche d’une légalité de substitution qui soit, sinon plus réelle, du moins plus représentative de la majorité citoyenne. D’aucuns appellent à un gouvernent de salut national ou à tout autre formule équivalente, tandis que d’autres rêvent d’une vague d’incivilités, quitte à verser dans l’illégalité dans leur quête éperdue de la légalité populaire.

D’un point de vue purement sociologique, rappelons qu’il n’est de légalité populaire en mesure de se substituer légitimement à celle obtenue par les urnes qu’une fois la volonté du peuple — suprême souverain en permanence — exprimée expressément par les plus larges masses populaires. Ce fut le cas en Égypte, qu’on le veuille ou non, mais c’est loin de l’être en Tunisie.

Notons ensuite que ce qui fait problème dans le gouvernement actuel ainsi que tous ceux qui l’ont précédé est, pour le moins, son manque d’originalité, l’absence d’esprit révolutionnaire au sens d’adhésion, même symboliquement, aux exigences du peuple — celles qui travaillent son imaginaire. Aussi, toute prétendue bonne gouvernance ne saurait être autre chose qu’un cautère sur une jambe de bois si elle ne remplit pas au moins deux conditions imparables allant dans le sens de la volonté du peuple :

1/ la rupture avec l’ordre ancien, soit par l’exclusion de ses symboles soit, ce qui serait une bien meilleure solution d’équité, leur abstention volontaire de participation active à l’ordre nouveau tant qu’il ne s’est pas stabilisé. Ce serait même une insulte pour l’intelligence politique du pays et sa capacité à produire une nouvelle génération d’élites que d’être obligé de reconduire les anciens caciques du pouvoir au nom de l’expérience ;

2/ l’enracinement populaire, avec la répudiation de la politique libérale pour un modèle de développement social tenant compte des spécificités du pays. C’est ici la condition la plus difficile à réaliser eu égard à l’attachement idéologique du parti majoritaire au libéralisme, sans parler du diktat en la matière des partenaires occidentaux de la Tunisie.

Or, ces derniers veulent à la fois le beurre et l’argent du beurre ; et je leur dis que s’ils veulent sérieusement que la Tunisie consacre le système capitaliste, qui ne sera que dramatique pour ses plus larges masses, il faut à cela une garantie de réussite. Que cela se fasse dans le cadre d’un espace de démocratie, comme l’adhésion de la Tunisie à l’Union européenne avec, immédiatement, une mesure tangible de nature à désamorcer nombre de problèmes sociaux, à savoir la libre circulation pour les Tunisiens à l’intérieur de cet espace ! Et je crois avoir produit l’instrument adéquat pour ce faire et démontré sa parfaite faisabilité.

Dans l’attente qu’un gouvernement véritablement représentatif de la volonté populaire voie le jour, et pour revenir à l’état actuel de la scène politique tunisienne, disons que si l’expérience de la troïka a échoué, celui qui en a le plus profité, soit le parti Nahdha, aurait tort de tourner le dos à l’un de ses plus fidèles appuis en son sein, le parti du président de la République. Pourtant, c’est ce qu’il semble faire, et il aura doublement tort ; même si cela pourrait être, au final, dans l’intérêt du pays, mais autrement que ne l’imagine le scénario de Nahdha !

C’est que, d’abord, le CPR a une carte maîtresse en puissance ; et s’il se décide à en jouer, elle pourrait se révéler un atout maître. Ensuite, parce que Nahdha ne fait que reproduire le réflexe des Frères musulmans en Égypte, et qui a fini par les perdre. Il s’agit de ce comportement issu d’un complexe de persécution, assez normal somme toute après ce qu’ils ont enduré, même s’il fait fi des réalités politiques les plus irréfutables. En effet, autant Nahdha avait le droit, au lendemain des élections, de se faire payer le prix de la douleur supportée pour les exactions subies des années durant, autant il ne peut faire de pareil pretium doloris une politique durable, sinon c’est sur le dos du peuple qui n’a, lui, droit à nulle réparation, pas même morale.

Tout comme les Frères musulmans n’ont rien tenté, presque à dessein, pour ne pas apparaître en un nouveau tyran au pays, choisissant à tort, à titre d’illustration, la relance économique à la sauce libérale, Nahdha fait tout pour reprendre à son avantage les privilèges et les options de l’ancienne dictature afin d’asseoir son pouvoir tout en usant de la religion, quitte à la caricaturer.

C’est justement là où réside l’atout du parti du résident Marzouki qui a, tout autant que Nahdha, le droit de parler au nom de l’islam. Toutefois, il a l’avantage sur le parti de son partenaire de la troïka de prôner un islam bien plus proche de la vérité historique et de la réalité de notre peuple, étant ouvert à l’altérité, tolérant et foncièrement démocratique. Or, comme le CPR garde un enracinement populaire certain, même s’il a été écorné par son passage au pouvoir, il peut facilement s’y appuyer pour retrouver au cœur des larges masses tunisiennes une faveur pas totalement perdue malgré un état d’affaiblissement suite aux divisions multiples.

Le CPR, avec ses idéaux d’origine réalisant une symbiose réussie entre les différents éléments de l’identité tunisienne, à la fois religieux et laïques, attachés autant à la tradition qu’à l’altérité, est ainsi en mesure de détrôner Nahdha du piédestal qu’il se veut pour lui d’unique et exclusif représentant de la Tunisie musulmane.

Pour y arriver, il lui faut cependant renouer avec les forces qui ont des titres avérés de lutte contre la dictature tout autant que d’enracinement populaire, dont celui avec qui il ne semble envisager aucun avenir politique, le Front populaire, qui peut revendiquer à raison un tel statut.

Certes, le Front semble opter résolument — probablement plutôt par défaut ou tactique que par stratégie arrêtée — pour une alliance contre-nature avec d’éminents représentants de l’ancien régime. Toutefois, n’a-t-il pas intérêt à trouver auprès du CPR la vision apaisée et sereine du fait religieux qui lui manque et qui est incontournable en Tunisie ?

Tout comme le CPR, qui a cherché avec Nahdha une seconde roue pour tenir la route, le Front populaire (et les partis de gauche et d’extrême gauche plus généralement) ne roule qu’avec une seule roue, et il pourrait trouver la seconde chez le CPR. Verrait-on donc dans l’intérêt de la Tunisie populaire, la véritable majorité sociologique du pays, une coalition révolutionnaire entre des partis représentant les couches populaires, le bas peuple, le zaouali ?

C’est que Nahdha, malgré sa lutte incontestable contre la dictature et sa légitimité électorale, dont l’importance s’est relativisée au vu des critères de notre époque, ne peut prétendre représenter la majorité des zaoualis tunisiens, étant le parti de la classe moyenne — et plus que moyenne — des commerçants. On le voit bien d’ailleurs dans son choix de modèle économique proposé au pays, qui ne fait que reproduire le schéma des gouvernements de la dictature avec le gros risque supplémentaire de faire perdre à la Tunisie son indépendance financière du fait de la grossière erreur du prêt auprès du FMI et le refus de l’audit de la dette. Et cela, comme de bien entendu, se fait au grand dam du peuple de Tunisie qui souffre, et à la jubilation des financiers internationaux ne pensant qu’à leurs intérêts immédiats.

Sur ces deux questions, et bien d’autres, au-delà des ego des personnes, il existe des convergences bien réelles entre le CPR et le Front populaire. Alors, à quand un Front de démocratie sociale entre les forces populaires du pays avec un islam démocratique et non dogmatique en toile de fond à ce qui pourrait apparaître comme le compromis historique qui réussirait en Tunisie et ferait aboutir le Coup du peuple tunisien, sa révolution aujourd’hui menacée comme celle d’Égypte ?

C’est le pays profond qui revendique un tel compromis historique ; ceux qui veulent parler en son nom, sublimant leurs querelles ou vues personnelles, lui prêteraient-ils une oreille attentive ?