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Il y a quelque chose d’irritant, même pour les plus conservateurs des démocrates turcs et arabes, dans le parcours « sans faute » de Recep Tayyip Erdogan. Après 10 ans de règne, là où la plupart des pouvoirs seraient passablement usés, la locomotive AKP avançait insolemment, jusqu’à ce qu’elle pèche par excès de confiance avec la goutte d’eau du parc Gezi.

Flirtant avec les limites virtuellement fixées par les démocraties saines en termes de durée de mandat, l’opinion internationale se demandait si avec la première crise majeure à laquelle il est confronté, Erdogan maintiendrait sa tournée au Maghreb contre vents et marrées.

Et il a osé. Alors que les émeutes se généralisent à l’ensemble de son pays, le Premier ministre turque atterrit à Tunis mercredi. Mais l’analogie avec les évènements du 14 janvier 2011 s’arrête là. L’étape tunisienne se mue en pèlerinage : l’occasion d’une reconquête d’un crédit politique dans la Mecque du Printemps arabe, synonyme de second souffle à domicile.

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Jeudi, ce n’est ni à Carthage ni à la Kasbah que l’on entrera dans le vif du sujet, mais bien au Siège de l’UTICA. Alors que l’on parle contacts, accords de coopération, échanges commerciaux, l’actu turque est dans tous les esprits, sorte de « the elephant in the room ». Même dans son élément naturel néolibéral, le chef de l’AKP affiche une petite mine.

Dehors, un petit comité d’accueil hostile à la visite relaye une certaine surenchère verbale omniprésente sur les réseaux sociaux, reprenant les slogans d’« occupy Gezi » : il y est question de « dictature », de « criminel sanguinaire » et même de comparaisons avec Bachar al Assad.

Les dérives autoritaires, avérées mais non encore tyranniques, appellent semble-t-il des excès sémantiques qui manquent de sérieux.

Ringard et old school dans sa crainte irrationnelle de Twitter, régulièrement tenté par des tours de vis liberticides, Erdogan ne s’est néanmoins jamais défendu de promouvoir autre chose qu’un agenda sociétalement très conservateur.

Il en revanche étonnant que le volet économique des appétits turcs, le nerf de la guerre de l’agenda sociétal, ne soit pas davantage décrié par les contestataires.

Côté gouvernement Ali Larayedh, les consignes étaient claires : il s’agissait visiblement de compenser l’aspect huis clos de privilégiés par une com’ autour de la décentralisation et le développement des régions. A l’extérieur du siège du patronat, les ministres se bousculaient pour expliquer que les programmes turcs allaient profiter aux zones les plus sinistrées. On ne demande qu’à voir…

Quelques heures plus tard, le mini bain de foule au retour d’Erdogan, 3000 partisans à l’aéroport d’Istanbul, contribue à tendre à nouveau le climat politique turc qui ressemble de plus en plus au climat tunisien en ce qu’il est dominé par des figures de la division.

Femen, le chat et les souris

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Sur un front officiellement plus sécuritaire que politique, la semaine fut également marquée par plusieurs expulsions de militantes des Femen. Un type de reconductions manu militari que l’on n’avait plus vu depuis la révolution. Le ministère de l’Intérieur en énumère 3 par un communiqué en date du 5 juin : deux ukrainiennes, dont la leader Aleksandra Shevchenko, et une biélorusse.

Persona non grata sur le sol tunisien, les Femen continuent d’être le cauchemar des politiciens tunisiens à l’étranger, tant que leurs camarades ne sont pas libérées, affirme leur mouvement. En déplacement en Allemagne vendredi, c’est cette fois Ali Larayedh qui en a fait les frais, ciblé par une action « topless » qui le rate de peu.

Les défenseurs tout comme les pourfendeurs des Femen restent, en attendant, de bons clients des médias. La question y est souvent traitée sous l’angle de « l’efficacité ou non » du phénomène en tant que stratégie.

Or, dans le cas des Femen, comme dans celui d’autres extrêmes sciemment provocateurs, le mouvement n’a pas vocation à être ou à devenir « mainstream », malgré son slogan « there will be a million of us ».

C’est là où réside une méprise quant aux Femen, parfois amalgamées par leurs défenseurs avec des causes avant-gardistes en leur temps, comme l’anti racisme ou l’anti fascisme.

Il est acceptable d’être pudique pour d’autres militantes féministes plus dignes ou pour qui la nudité est source d’inconfort, là où il est inacceptable en revanche d’être « un peu raciste » ou de tolérer le fascisme.

Autre problème, avec la simulation de prière devant l’ambassade de Tunisie à Paris mercredi, il devient compliqué de distinguer ce type de défoulement trash de certaines actions typiques de l’extrême droite.

Le mouvement s’en défendrait sans doute mettant en avant sa dimension anti cléricale ou la présence de l’égyptienne Alia Elmahdy. Il n’en demeure pas moins que les libertaires procèdent généralement moins par l’injure gratuite que par l’humour.

« Rends-moi mon cahier ! », ou quand l’Assemblée se « lycéeise »

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Semaine particulièrement mouvementée à l’Assemblée constituante. Pour contrer des blocs de plus en plus procéduriers et anticiper d’autres recours au Tribunal administratif, le bureau de l’ANC distribue de vulgaires photocopies du projet de Constitution en guise de matériau de travail en commission.

Courroux d’Amor Chetoui. Suspecté de rouler « en service commandé pour le compte du Palais de Carthage », il sonne la révolte de façon spectaculaire, en confisquant le registre des PV de la Commission des pouvoirs législatifs dont il est le président.

L’élu CPR en viendra même aux mains avec Salha Ben Aïcha, rapporteur elle aussi très remontée de la même commission. L’instant très cour de récré se retrouve sur toutes les chaînes de TV, décrédibilisant un peu plus les travaux de l’ANC.

Le même jour, Mustapha Ben Jaâfar recevait des chefs de partis dont Mohamed Abbou (auteur d’une tribune remarquée sur la nécessité de remanier le leadership de l’armée), Zied Lakhdhar et Béji Caïd Essebsi. Menaçant, ce dernier déclare à l’issue de l’entrevue que « Si la loi d’immunisation de la révolution passe, ses auteurs devront assumer leurs responsabilités ».

Attaquée par l’octogénaire, sapée en commission par des luttes fratricides, mais étonnamment soutenue dans sa dernière copie de projet par al Joumhouri, la Constituante entre dans une phase d’incertitude exigeant une gestion au jour le jour.