frère du colonel Mbarki tenant la photo de son frère martyr. Crédit image : Lilia Blaise | nawaat.org

Des informations données au compte-goutte, une armée qui peine à faire face à la mort de trois militaires morts en moins d’une semaine, ce qui se passe au mont Châmbi est désormais devenu l’objet des spéculations les plus folles. La menace « terroriste » est à l’état de « fantôme » pour les habitants qui disent n’avoir jamais vu ces jihadistes. L’armée appelle pourtant à vigilance et favorise la thèse selon laquelle les terroristes viendraient de la ville et non plus du mont Châmbi.

Il faut près d’une demi-heure pour accéder à la piste qui mène au Mont Jebel Châmbi. La route blanche craie a été créée spécialement pour permettre aux militaires d’accéder plus rapidement à la zone militarisée du mont. Autour, les montagnes et des terrains vagues sur lesquels sont installées quelques fermes avec des chiens qui tiennent la garde. Les cactus et quelques fougères plantés dans le sol ocre et caillouteux, plantent le seul décor aux alentours. On aperçoit au loin, difficilement, quelques militaires, et en haut du massif montagneux, des antennes de radiodiffusion.

La zone de l’explosion à Doghra n’est toujours pas sécurisée

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Sur la nouvelle piste, non loin d’une habitation, le cratère laissé par l’explosion fait environ un mètre de diamètre. L’endroit n’est pas sécurisé, n’importe qui peut y accéder. Crédit image : Lilia Blaise | nawaat.org

Au beau milieu de la nouvelle piste, non loin d’une habitation, un trou d’environ un mètre de diamètre ternit la blancheur de la route. Autour, des restes de ce qui s’apparente à une voiture, des bouts de pneus et du tissu déchiqueté. Des sachets de gâteaux et des bouteilles d’eau vides confirmant les allées et venues en tout genre sur la scène du drame. L’endroit n’est pas sécurisé, n’importe qui peut y accéder.

« C’est un lieu public. Ce n’est pas une zone dangereuse normalement.» déclare au téléphone le Colonel Mokhtar Ben Nasr.

Et pourtant, le 6 juin à 7h45 du matin, deux militaires sont morts dans l’explosion d’une « mine artisanale » sous leur voiture Toyota à “Doghra”, au pied de la montagne Châmbi. Le trou en est la preuve même si la nature exacte de l’explosion reste difficile à déterminer. Pour le Colonel, c’est une « mine artisanale » mais avec une « plus forte charge explosive » que les mines qui avaient explosé en avril dernier, toujours selon les dires du colonel. Chose étrange, malgré la surveillance de la route par les militaires, la mine a explosé en dehors de la zone considérée comme « menaçante ». A deux kilomètres et demi se trouve le début de la ville de Kasserine et deux fermes sont situées à seulement quelques mètres. Selon le colonel, la mine aurait été posée dans la nuit du drame, vers minuit. Si l’on distingue une présence militaire sur certains bas côtés, la route ne semble pas donc si sécurisée.

Un autre incident a eu lieu quelques jours avant, samedi 1er juin, sans pour autant être annoncé par le ministère de la Défense. En effet, un camion transportant huit militaires a explosé sur ce trajet, mais cette fois, plus loin, dans la zone de Châmbi. Les militaires ont été blessés et le véhicule pratiquement détruit.

« Nous les avons reçus à l’hôpital. Ils avaient tous des blessures plus ou moins bénignes, ils ont été sauvés par la taille du camion. » Témoigne Souheil Gharsalli, anesthésiste à l’hôpital de Kasserine.

Peu relayée par les médias, cette information aurait pourtant dû donner l’alerte selon lui.

A l’hôpital de Kasserine, une situation tendue

Hôpital régional de Kasserine. Crédit image : Lilia Blaise | nawaat.org

Originaire de Kasserine, il est rentré en avril 2013 de douze années de service dans un hôpital de Sousse et semble encore abasourdi par les récents événements. « J’ai voulu revenir ici pour essayer d’améliorer les choses là où je suis né mais quand je vois ce qu’il se passe, je désespère un peu. » confie-t-il. En une semaine, il a vu arriver le corps de l’adjudant-chef Mokhtar Mbarki, le 3 juin, criblé de balles « accidentellement » par ses pairs, puis quatre jours plus tard ce sont les deux blessés Rachid Brahmi et Ali Omri dans l’explosion du jeudi qui a tué leurs deux camarades Lazar Kadhraoui et Sadok Kadhraoui.

« Les blessés étaient en piteux état, l’un avait les deux jambes écrasées, l’autre une fracture du fémur. On les a stabilisés jusqu’à ce qu’ils soient transférés pour plus de soins. » raconte Souheil.

L’un est maintenant à l’hôpital militaire de Gabès, l’autre à celui de Tunis.
L’hôpital de Kasserine, situé non loin de la route qui mène au mont, a été le théâtre des actions tragiques qui se suivent depuis le mois de décembre.

Le plus dur c’était lors des premières explosions de mines où l’on ne savait pas tout de suite de quoi il s’agissait. Heureusement il y a aussi les ambulances militaires qui s’occupent maintenant des premiers soins. rajoute Souheil.

Il dit être soulagé après avoir vu l’un des blessés du mois d’avril, passer à la télévision il y a peu de temps. Ce dernier avait l’air d’aller mieux selon lui: “Mais aujourd’hui, je m’attends au pire, chaque jour“. Dans le couloir, des militaires circulent et discutent parfois avec le personnel, leur visage se veut rassurant.

Une aide des terroristes de la ville

Depuis avril, l’agent de la garde nationale, Yassine Boulahi, a été amputé des deux jambes, Bassam Haj Yahyia a perdu une jambe et sept autres personnes ont été sévèrement blessées. En mai, la zone du mont Châmbi a été décrétée zone de restriction militaire et depuis, quelques centaines de militaires surveillent quotidiennement la zone. Des ratissages ont permis de trouver des restes de campement des terroristes mais aucun militaire n’a été en confrontation directe avec eux. A quelques mètres du trou, se trouve la ferme d’un entrepreneur qui réside à Tunis. Une famille d’une femme avec sept enfants entretient la ferme au quotidien et vit de peu. Fatma, la mère ne mange plus depuis qu’elle a entendu l’explosion du jeudi matin.

On a eu très peur, surtout qu’après, une dizaine de voitures avec des hommes cagoulés sont venus sur place et ont emmené deux de mes fils au poste pour savoir ce qu’ils avaient vu.

Ces hommes, ce serait la brigade antiterroriste, dépêchée sur les lieux pour enquêter. Les deux jeunes ont été détenus dans le poste de police local toute la journée.

« On nous a posé surtout des questions pour savoir si on aide les terroristes. » témoigne l’un d’eux.

La ferme, avec son lait et ses stocks de farine, serait le repère idéal selon les policiers.

A Kasserine, un hélicoptère apparaît au loin, survolant les montagnes et l’on croise des militaires en centre-ville. Malgré le calme apparent, le sentiment d’insécurité est présent. Les événements du jeudi 6 mai ont confirmé certains soupçons des autorités: l’aide des terroristes par des citadins ou du moins l’infiltration de certains éléments, dans la ville.

On soupçonne que des gens doivent aider les djihadistes. Il y a eu des arrestations aujourd’hui même. témoigne Nadia, une correspondante pour les radios nationales qui vit à Kasserine depuis toute petite.

Le colonel Mokhtar Ben Nasr , lui, confirme la thèse d’une aide « extérieure » et le fait que la mine aurait été posée par des éléments étrangers, qui n’étaient plus dans la montagne. Un chauffeur de taxi et un instituteur seront arrêtés soupçonnés d’avoir fourni des vivres à des djihadistes le jour même.

Khaled, un professeur d’école n’est pas rassuré par ces arrestations et dénonce le manque d’informations.

« On en sait pas plus que les médias et tout semble très louche. Personne n’a jamais vu ces soi-disant « terroristes » et chaque jour, les informations qui nous parviennent sont de plus en plus vagues. »

Les citoyens dénoncent le « black-out médiatique»

Manifestation des proches des victimes et de la société civile à Kasserine. Crédit image : Lilia Blaise | nawaat.org

C’est cette désinformation qui semble inquiéter dorénavant les citoyens qui n’hésitent plus à dénoncer un « complot » faute d’avoir une version claire des faits. A cité Ezzouhour, les proches du défunt adjudant-chef Mokhtar Mbarki sont toujours sous le choc de la mort du chef de famille. Alors que les femmes (son épouse, sa mère, sa soeur) tentent de faire le deuil et de s’occuper des trois enfants devenus orphelins, les hommes accueillent dans le salon, les visiteurs. Aucun membre de l’armée n’était présent lors de notre visite mais un invité peu commun, le prédicateur Adel Almi, est là. Il est venu présenter ses condoléances et donner sa carte de visite à Hechmi, beau-frère du défunt. Ce dernier, range la carte, un peu sceptique, il n’a pas reconnu l’homme qui est venu lui proposer son « aide ».

Le grand frère du défunt, Mohamed, vient dans le salon et s’assoit. Très agité, il commence à parler avec colère. Pour lui le gouvernement et les politiques sont « responsables » de ce qu’il se passe à Châmbi. Il ne veut plus entendre parler d’eux et réclame une justice pour son frère. Au milieu du salon, trône le portrait de l’adjudant-chef, photographié avec son uniforme. Il a été enterré sans les honneurs réglementaires. Le communiqué du Ministère de la défense publié le 3 juin laissait en effet place à beaucoup d’interprétations:

« Le Ministère de la défense nationale informe que dans le cadre de la mission d’encerclement de la montagne de Châmbi et au cours de la préparation d’une mission (piège pour les terroristes) dans la nuit du 2 au 3 juin par un groupe militaire, un adjudant-chef a quitté son lieu de positionnement et il est revenu à pied d’un endroit différent. Il lui a été ordonné de s’arrêter mais il n’a pas répondu. Il y a donc eu des tirs par balles orientés vers lui de la part d’éléments de la garde militaire. Il a succombé sur place à ses blessures. Il a été conduit à l’hôpital régional de Kasserine sur l’ordre du Ministère public. »

Le colonel Mokhtar Ben Nasr assure pourtant qu’une enquête a été ouverte ainsi qu’une autre sur la mort des militaires de jeudi. Vers 17h, le portrait de Mokhtar Mbarki est emmené en centre-ville et érigé dans une manifestation de plusieurs associations qui protestent contre le terrorisme. A Charayaa, un petit village à 20km de Kasserine et près de Sbeïtla, la famille de Lazar Kadhraoui, le militaire kasserinois de 23 ans tué jeudi 6 juin dans l’explosion d’une autre mine, dénonce une « mise en scène de la menace terroriste ».