Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

1

Le rapport que les mouvements intégristes entretiennent avec la violence peut prendre des formes différentes selon la nature du courant considéré, son école théologico-politique, son encrage social, les profils et les trajectoires de ses dirigeants et selon le contexte socio-politique du pays concerné.

Dans le contexte de la Tunisie postrévolutionnaire, on peut noter une nette radicalisation du discours religieux due essentiellement à la mutation de l’islamisme dans un bon nombre de régions, en particulier dans les régions de l’intérieure ; discriminées sur les plans culturel, économique, social et politique. En effet, quand on s’attache à l’étude du terrorisme, il est difficile de disposer de définitions, d’approches et d’appréciations très précises, tant les réseaux et les acteurs sont opaques, entremêlés, trop imbriqués et en constante métamorphose.

Le travail de réflexion effectué par une sorte de comité international de sages et initié par le Secrétaire général des Nations Unis, il y a quelques années, n’a pas pu clore les débats et autres polémiques sur la définition du terme.Le comité ad hoc n’a pas trouvé meilleure définition que ce vague agencement qui définit le terrorisme comme : « toute action qui a pour intention de causer la mort ou de graves blessures corporelles à des civils ou à des non-combattants, lorsque le but d’un tel acte est, de par sa nature ou son contexte, d’intimider une population, ou de forcer un gouvernement ou une organisation internationale à prendre une quelconque mesure ou à s’en abstenir ».

A) Les formes élémentaires du terrorisme : Les origines historiques

En Tunisie comme ailleurs dans le monde arabe, l’État n’a pas toujours été irréprochable dans sa gestion du terrorisme. Certains spécialistes, ont tenté de faire accréditer l’idée que le terrorisme a des bases culturelles et historiques. Ils ont essayé de trouver dans le passé de la région les sources d’inspiration des méthodes d’AlQaïda. Bernard Lewis, un bon spécialiste de l’Islam médiéval, rappelle que le terme arabe de « fidaï » a été employé pour la première fois au Moyen-âge, en Syrie et en Perse.

Ce mot signifie littéralement « quelqu’un qui est prêt à donner sa vie pour un autre », il était utilisé pour la première fois pour désigner les émissaires du chef ismaélien, Hassan Ibn Al Sabbah. Leur mission consistait à servir leur maître et à terroriser ses ennemis par le meurtre de quelque personnage éminent. Ils revenaient rarement vivants de ces missions. Parfois visés, les Croisés les ont appelés « hachachin », d’où le mot « assassins ». Pourquoi hachachin ? Car ils étaient censés consommer de la drogue (hachich) pour conforter leur courage à affronter indifféremment la mort et ainsi terroriser leur ennemi.

Par ailleurs, les « Hachachin » étaient une secte ismaélite ultra-minoritaire, et c’est elle qui donnera naissance à la lignée de l’Aga Khan, champion de l’islam pan-humaniste. Mais certains auteurs continuent à utiliser la terminologie de la violence d’origine arabe pour signifier que le terrorisme trouve le meilleur terreau culturel et psychologique dans la région. Ainsi, en français, ils se servent du mot « assassin » qui vient de « hachachin », mais font aussi remonter « massacre » au mot arabe « majzara » et citent « razzia » qui trouve son origine étymologique dans le mot arabe « Ghazouâ’ »….(etc.)

D’autres historiens et spécialistes de la région, comme Edward Saïd, ne nient pas ces faits historiques, mais affirment que l’histoire humaine, toutes ethnies et zones culturelles confondues, regorge d’exemples de violence politique extrême, comme le nazisme et le fascisme européens, avec le soutien agissant d’une bonne partie de la population.

B) Les réseaux transnationaux du terrorisme

Les mouvements néofendamentalistes des années 90 étaient, d’une manière générale, moins orientés vers les dimensions étatiques et stratégiques du combat politique. Ils accordent plutôt la prééminence à la lutte contre la société ; ce qui ne manque pas de les conduire à un ultra-conservatisme juridique et social voire à la pratique d’une violence extrême et destructrice comme est le cas des Taliban en Afghanistan, de BokoHaram à Nigéria et des Ansar el-Dine au Mali.

En effet, ce qui les différencie des mouvements islamistes classiques, c’est que le recrutement, l’implantation et la stratégie de ces derniers semblent indiquer une permanence des clivages nationaux. Or, les aires culturelles et les stratégies stato-nationales semblent plutôt absentent des groupes néofondamentalistes qui, sont, soit cantonnés à des niveaux locaux, voire ethnique ou tribaux, soit s’attachant à porter leur intérêt au niveau de l’ensemble de la communauté des Musulmans. Autrement-dit, pour les néofondamentalistes, les États-nationaux actuels n’ont pas de légitimité ; et à leurs yeux, être musulman, c’est d’abord respecter un code juridique et comportemental minimum (Charî’a).

Ainsi, les appartenances socio-culturelles, nationales et historiques n’ont, pour eux, que très peu de sens et les différentes attaches et les multiples appartenances de l’homo islamicus sont considérés par eux comme un redoutable facteur de dissension ou de discorde (fitna) entre Musulmans. Par conséquent, on voit se développer, de plus en plus, chez ce type mouvement le besoin d’adhérer à des réseaux transnationaux, où le conservatisme social et l’action violente, voire les pratiques terroristes, semblent l’emporter sur l’idéologie et les programmes politiques. Ces réseaux transnationaux ne sont donc pas fondés sur une allégeance prioritaire à un État ou à un parti islamiste d’implantation nationale.

D’autre part, ces réseaux sont fondés sur la modalité et la circulation des djihadistes. À dire vrai, il n’y a pas d’organisation supranationale, mais une nébuleuse complexe et mobile qui ignore les frontières et utilise des individus souvent marginalisés, déracinés et faiblement intégrés à la société. Les supports de circulation internationale de cet islamisme « cosmopolite » sont moins les organisations politiques traditionnelles que des organisations plus souples telles les ONG islamiques. L’exemple type de cette nouvelle pratique, qui concerne une nouvelle génération d’activistes est celui fourni par les « moudjahidines » d’Afghanistan qui n’ont cessé, depuis le départ des troupes américaines, de se déplacer, au gré des crises, en Irak, en Syrie, en Libye, en Tunisie et au Mali… (etc.).

En effet, ce qui complique singulièrement la connaissance de ce type de réseaux, c’est qu’on se trouve, en fait, en présence des petits chefs régionaux qui s’imposent sur le plan socio-religieux, entraînant un groupe de partisans venus d’autres pays, mais aussi des prêcheurs, ressemblant autour d’eux un noyau de disciples. Il s’agit d’ailleurs, dans la plus part des cas d’un néofondamentalisme extrémiste et réactionnaire sans projet étatique ni programme pour la société ou idéologie précise, à la différence de l’islamisme politique traditionnel. La perception et l’usage de la violence visait les emblèmes de l’État tel que le drapeau, le système républicain, ou encore les institutions.

La violence qui s’exprime actuellement, dans un bon nombre de pays arabe, frappe aveuglement la société civile, souvent au non d’un « ordre morale islamique », parfois sans autre objectif que de jeter l’effroi. Pire encore, la violence politico-religieuse de ses groupes se trouve de plus en plus mêlées avec la délinquance et la criminalité. Par conséquent, il devint de plus en plus difficile de définir « l’espace vital » de ces mouvements fondamentalistes dans un monde arabe en forte gestation.

C) Le trou sécuritaire et les enjeux du contexte

Depuis quelques mois, la Tunisie a connu une augmentation des actes de violence. Parmi leurs causes, le nombre élevé d’attaques et d’agressions contre les personnes et les biens attribués aux courants salafistes et, en particulier, leurs actions dites de vigilantisme. Le meurtre du leader ChokriBelaïd, secrétaire général du Parti des patriotes démocrates, est devenu emblématique de cette réalité. Menacé à plusieurs reprises par des individus portant barbes et kamis, il a été attaqué dans le Nord-Ouest du pays lors d’une réunion de sa formation politique, le 2 février 2013, soit quatre jours avant son assassinat.

Quelques heures après son décès, nombre de militants de partis sécularistes désignaient déjà des individus proches du salafisme comme premiers responsables de ce crime. Bien que cet assassinat soit toujours inexpliqué et que la participation des salafistes ne soit pas prouvée, leurs actes de violence ont été nombreux depuis le départ du dictateur. Dès janvier-février 2011, ils ont pris pour cible un centre culturel dans la médina de Tunis et assailli des maisons closes à Kairouan, à Sfax et dans la capitale. Il n’est pas rare que dans certains quartiers populaires des groupes salafistes patrouillent discrètement pour traquer les vendeurs d’alcool. Dans ce nouveau contexte, on note l’apparition d’un nombre important d’associations d’ampleur nationale ayant pour objectif d’appeler les citoyens à la droiture morale et à suivre les règles de la Chariâ’.

Certains incidents suscitent l’attention des médias internationaux : le 26 juin 2011, une centaine de salafistes saccagent le cinéma Afric’Art à Tunis où devait se tenir la projection d’un film controversé de la réalisatrice Nadia Féni. Le 9 octobre, quinze jours avant les élections pour l’Assemblée nationale constituante (ANC), 200 salafistes tentent d’incendier le siège d’une chaine de télévision privée à Tunis, laquelle vient de diffuser Persépolis, un film franco-iranien de MarjaneSatrapi.Après la prise de fonction en décembre2011 du nouveau gouvernement, les actions violentes se multiplient et se diversifient. Artistes et associations réputées laïques en font d’abord les frais. Les locaux de la principale centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), sont parfois visés,les réunions des partis politiques d’opposition également.

Au début relativement marginales, ces violences se banalisent, si bien que certaines associations hésitent à se déplacer dans l’intérieur du pays où les agressions sont plus nombreuses.Ainsi, le 23 février 2012, dans le Nord-Ouest du pays, à Jendouba, des affrontements ont lieu entresalafistes et forces de l’ordre. Le 7 mars, un épisode marque les esprits : un salafiste retire le drapeau national du toit de la faculté des lettres et des humanistes de la Manouba pour le remplacer par le drapeau noir de la mouvance. L’étudiante Khaoula Rachidi tente de l’en empêcher et une violente rixe éclate.

Le 25 mars, au moment des manifestations pour l’intégration de la Chariâ’ dans la constitution, des salafistes escaladent l’horloge de l’avenue Habib Bourguiba, l’artère principale de la capitale, et y plantent à nouveau le drapeau noir, pendant que quelques centaines de mètres plus loin des artistes sont violemment pris à partie. Du 12 au 15 juin 2012, le pays connait une série d’émeutes qui aboutit au rétablissement du couvre-feu pendant deux nuits etcrée un climat d’inquiétude et une atmosphère socio-politique très tendue.Ces émeutes suivent l’assaut par des salafistes d’une exposition de peinture dans une banlieue nord de la capitale.

Certains salafistes semblent galvanisés par un message d’un des idéologues d’al-Qaïda au Maghreb, diffusé deux jours plus tôt.Des commissariats, des tribunaux, des locaux de partis d’opposition, de l’UGTT et d’autres biens publics sont incendiés. Les affrontements avec les forces de sécurité durent plusieurs jours, jusqu’à ce que des brigades d’élites interviennent dans des zones périurbaines de la capitale et que des négociations entre islamistes et salafistes ramènent le calme.

Durant le mois de Ramadan au cours de l’été 2012, des affrontements réguliers à coup d’armes blanches et de bombes lacrymogènes éclatent autour des mosquées entre groupes salafistes et djihadistes ou entre des groupes de salafistes etislamistes. C’est le cas les 6 et 7 août devant la mosquée de la cité An-Nour dans le gouvernorat de Siliana et à l’intérieur de celle d’al-Hidayadans la région de Béja.Le 16 août, une centaine de salafistes mettent fin à une manifestation culturelle à l’aide de sabres et blessent plusieurs personnes présentes. Cette attaque est liée à la présence parmi les invités d’honneur du grand militant libanais Samir Kantarque les assaillants considéraient comme hérétique.

Le 14 septembre, pour protester contre la diffusion d’un extrait du film « Innocence of Muslims » sur YouTube, une centaine d’assaillants pénètrent dans l’enceinte de l’ambassade américaine à Tunis, exaltés par plus d’un millier de manifestants dont les meneurs agitent des drapeauxnoirs salafistes. Les dégâts matériels sont importants et l’école américaine, située de l’autre côté de la voie rapide, est pillée par des salafistes et des habitants des quartiers populaires environnants. Àla fin du mois d’octobre, d’intenses affrontements éclatent dans la zone péri-urbaine défavorisée de Douar Hicher : Des salafistes agressent un directeur de la sécurité publique après qu’il s’est interposé dans une rixe les opposant à des trafiquants d’alcool.

Suite à l’arrestation de l’agresseur, des salafistes attaquent le commissariat à l’aide de longs couteaux. De violentes échauffourées entre salafistes et garde nationale s’ensuivent, entrainant la mort d’unautre salafiste et plusieurs blessés parmi les forces de l’ordre.Plusieurs Zaouïa (sanctuaires des saints musulmans), appartenant à des confréries soufies et abritant des Walis (saints) ont été profanées ou incendiées. C’est le cas notamment, le 16 octobre 2012, du mausolée de Saïda Manoubia à Tunis,ou de ceux de Sidi Abdelaziz al-Mahdaouiet de Sidi Bou Saïd les 10 et 12 janvier 2013, dans la banlieue nord de la capitale.

Dernièrement, dans la région Kasserine, non loin de l’Algérie, un affrontement entre un groupe d’individus armés et des membres de la garde nationale conduit à 9 blessés graves parmi les forces de l’ordre. Il a fallu plus de deux semaines pour arriver à débusquer un bon nombre de suspects alors que plus de 20 djihadistes sont encore retranchés sur le mont Châambi. Après un bon moment d’affrontements et de traque de groupuscules djihadistes, les événements de djebel Châambi contraignent les autorités tunisiennes à voir la réalité en face : la menace terroriste doit être prise au sérieux.

Dans ce nouveau contexte marqué par la transformation des pratiques de la violence, il est important de développer le dispositif sécuritaire du pays qui a besoin de gagner en efficacité afin de rassurer les citoyens, éviter les débordements et se préparer à toute éventualité de développement du terrorisme sur le sol de la Tunisie qui était, depuis l’antiquité, la terre du dialogue des civilisations et des cultures.