Les policiers durant les émeutes à Kairouan. Crédit Photo: Amine Boufaied

 Le recours à l’arsenal sécuritaire lors de l’interdiction du meeting d’Ansar Charia a-t-il été une bonne solution pour gérer la question des salafistes jihadistes? Entre révoltes urbaines à Kairouan et émeutes meurtrières à Hay Ettadamen, l’utilisation de la violence et de la répression persistent.

Il est 15h, samedi 18 mai. Le soleil est brûlant et le bus prend les petites routes. Nous passons par Grombalia, Soliman, Enfidha, sans savoir si nous arriverons à Kairouan. La veille, le ministre de l’Intérieur a déclaré que le meeting du mouvement Ansar Charia dans la capitale aghlabide n’était pas autorisé “en raison d’une violation de la loi et de la menace qu’il représente pour la sécurité et l’ordre publics” selon le communiqué. Depuis, un important dispositif sécuritaire a été déployé autour de la capitale et aussi sur les routes. La veille, on parlait de blocage des louages à la station Moncef Bey et de contrôle systématique des voitures. Tout a été fait pour donner un signal fort aux partisans d’Ansar Charia et les intimider. Dans le bus qui nous mène à Kairouan, les barrages défilent sur les petites routes. Garde nationale, armée, police, tout le monde semble avoir été réquisitionné pour stopper quiconque voudrait se rendre au congrès.

Les barrages de police sur la route de Kairouan. Crédits Photos: Lilia Weslaty

Chose étrange, les fourgons des policiers sont souvent habillés du drapeau tunisien comme pour draper cette démonstration de force de patriotisme. L’Etat est de nouveau là, pour protéger le pays veut-on faire passer. Le bus est arrêté trois fois et à chaque fois, la police monte, regarde les têtes et redescend. La troisième fois, un policier force un jeune homme, tête à la fenêtre, de se retourner pour mieux examiner son visage. Pas de barbe, pas d’arrestation. Il demande les cartes d’identité et arrête un jeune homme derrière nous sans réels motifs puisqu’il le relâche quelques minutes plus tard. La radio alternant entre Mosaïque FM et Sabra FM (radio locale de Kairouan), donne des informations au compte-gouttes sur le congrès.

Ansar Charia n’a toujours pas annoncé une annulation ou un report. Plus tard, enfin arrivés à Kairouan, le contraste est saisissant entre la tension sécuritaire à l’extérieur de la ville et le calme qui règne dans le centre. La police exécute ses patrouilles, on entend des sirènes régulièrement, des policiers sont déjà cagoulés sont en train de faire le guet sur les toits proches de la Grande Mosquée. Mais le calme règne et les habitants continuent leur journée quotidienne comme si de rien n’était. Ce premier tableau de la ville de Kairouan donne bien le ton des événements qui s’y sont déroulés ensuite. L’Etat semble avoir repris ses droits le temps d’une journée sur la ville qui est encerclée par les forces de l’ordre. Si certains habitants saluent cet effort sécuritaire et disent se sentir «rassurés», d’autres restent sceptiques et attendent la suite.

Etat policier dans un Etat révolutionnaire

Avec les drapeaux tunisiens disposés sur les fourgons ou derrière une moto, son rapport cordial avec les habitants, la police tunisienne renvoie bien à une politique amorcée par Lotfi Ben Jeddou, le ministre de l’Intérieur, pour montrer que l’Etat est encore bien présent en Tunisie et qu’il assure la sécurité. En moins de deux jours, le pays est redevenu semblable à l’image renvoyée sous Ben Ali, celle d’un «Etat policier». Cette fois les «ACAB» comme on entend souvent dans les manifestations sont devenus les amis du citoyen ou bien tentent en tout cas, de faire passer ce message. Seuls les «barbus» sont dans leur collimateur. Une source sécuritaire parle de 10 000 policiers répartis sur le gouvernorat de Kairouan pour surveiller les allées et venues, le chiffre a également été confirmé par Abdelmajid Laghouan, gouverneur de Kairouan.

Selon lui il faut faire tout pour «maintenir la paix dans la ville et éviter les débordements.» Or ce dernier admet ne pas avoir eu de problèmes avec les salafistes auparavant ni avec les partisans d’Ansar Charia. «Tout passe par une association légale et reconnue, celle du Cheikh Mohamed Khlifi qui les avait invités l’année dernière.» dit-il.  Mais nous ne sommes plus au temps de Ben Ali comme l’indique à l’entrée de Bab Jalledine l’affiche des très controversées Ligues de protection de la révolution:

«Au nom de Dieu, le RCD ne reviendra jamais». Juste en-dessous, des passants lisent des revues de presse affichées sur le mur. «Ce sont des nahdhaouis qui affichent ces articles, il y a un côté un peu propagandiste.» témoigne Mohamed Rammeh, un habitant. Mais ces données montrent que Kairouan n’est pas isolée du pays. Malgré le barrage sécuritaire, les habitants savent ce qu’il se trame depuis deux jours et ne regardent pas tous d’un bon œil ce resserrement sécuritaire.

«La ville de Kairouan a changé depuis la révolution, certains salafistes se sont emparés des mosquées comme celle de mon quartier la mosquée Abderrahmane Ibn Aouf dans laquelle le prêche du vendredi est désormais fait par Seif Eddine Raies le porte-parole d’Ansar Charia» témoigne Mohamed, mais pour lui cela reste au niveau des mosquées. Au quotidien, les salafistes ne représentent pas un danger réel dans la ville.

Démonstration de forces et violences urbaines

Le lendemain, alors que les policiers continuent leur démonstration de force, têtes cagoulés qui défilent avec des bergers allemands tenus en laisse, le calme est toujours là. Les habitants, curieux, passent par la place près de la mosquée Okba Ibn Nafaa. Certains saluent les policiers, des enfants jouent sur la place et le nombre de journalistes augmente à mesure que l’heure avance. D’après un habitant de Kairouan, Mondher Chafra,  qui connaît les salafistes de la ville, les partisans d’Ansar Charia tout comme ceux qui sont venus assister au congrès ont reçu comme mort d’ordre de rester chez eux. «Depuis que leur porte-parole Seif Eddine Raies a été arrêté, ils sont prudents. Normalement c’est le seul habilité à parler aux médias.» déclare-t-il.

En effet, reclus dans les mosquées «Errahba» et «El Fath», les partisans d’Ansar Charia étaient en train de négocier avec les cheikhs de la ville pour une sortie à l’amiable. Le seul moment de tension de la journée sera finalement celui où la jeune Amina du mouvement Femen décide de taguer un mur à côté de la mosquée. Arrêtée devant tout le monde par la police, elle ne pourra pas exécuter son geste. Mais au même moment, la situation chauffe à Tunis, dans la banlieue de  Hay Ettadamen où certains partisans ont décidé d’improviser le congrès. La gestion sécuritaire de ce congrès avorté a été bien plus violente qu’à Kairouan. Les forces de l’ordre se sont confrontées directement aux salafistes. A Kairouan, ce sont les citoyens qui se révoltent contre des policiers après que quatre salafistes aient été arrêtés à l’hôtel Sabra, montrant que malgré le renforcement policier, les zones de non-droit sont encore présentes.

Deux manières de gérer la situation

Pour Tunis, le bilan officiel du ministère de l’Intérieur fait  état de 11 blessés du côté policier et de 3 du côté des manifestants qui étaient plus de 700. Deux morts ont été enregistrés également sans que leur appartenance à la mouvance Ansar charia ne soit pour l’instant confirmée d’après l’AFP.

A Kairouan, 15 personnes dont la plupart sont des partisans d’Ansar Charia ont été arrêtées durant le week-end d’après les mots du gouverneur. «Ces personnes étaient recherchées depuis longtemps pour certaines d’entre elles pour et accusés de délits» a-t-il ajouté. Mais il a négocié en parallèle que les jeunes partisans d’Ansar charia, non recherchés pour des délits, rentrent chez eux. Un report du congrès au dimanche d’après semble avoir été également négocié. Au niveau local, la situation semble donc s’être arrangé à l’amiable entre les salafistes et les autorités. Dans la ville sainte, les citoyens ont fini par s’en prendre aux policiers exaspérés par une telle pression policière qui rappelle les années Ben Ali.

«Mais cela reste des violences de rue semblables à celles que l’on a pu voir de manière très fréquente depuis la chute de Ben Ali.» témoigne Fabio Merone, chercheur à Tunis, spécialiste du salafisme et du jihadisme. A retenir, un compromis n’a pas été trouvée entre les forces de l’ordre et les salafistes mais entre le gouverneur et ces derniers.

Or à Tunis, la démonstration de force semble avoir échoué. La mort de deux personnes et l’aspect imprévisible du congrès ont montré la même difficulté pour la police de faire face aux manifestations des salafistes. La tentative de contrer les accusations de «laxisme» faites à l’ancien ministre de l’Intérieur Ali Larayedh, s’est soldée par un retour à d’anciens réflexes sécuritaires hérités du régime Ben Ali, sans pour autant résoudre les questions de fond sur la présence des salafistes en Tunisie.

Ansar Charia a-t-il échoué?

Lundi 20 mai, le chef du gouvernement Ali Larayedh a annoncé près de 200 arrestations de salafistes à la suite des événements de la veille. Dans les médias, les personnalités officielles n’hésitent plus à faire le lien entre Ansar Charia et le «terrrorisme» comme l’a déclaré le Premier Ministre à la Télévision Nationale. Quant au chef d’Ansar Charia, Abu Iyadh de son vrai nom, Seif Allah Ben Hassine, il a diffusé une vidéo de ce qui aurait du être son discours, remerciant les fidèles d’avoir été au rendez-vous et a déclaré que ses partisans ne pouvaient être vaincus. Au regard des déclarations des uns et des autres, politiquement, Ansar Charia a perdu toute crédibilité ne voulant pas se conformer aux lois d’un Etat de droit mais symboliquement, il se positionne toujours en tant que victime d’une persécution. Selon Fabio Merone chercheur à Tunis, spécialisé sur les mouvements salafistes et jihadistes, Ansar Charia reste le grand perdant de cette épreuve de force

«du côté d’Ansar Charia, c’était un test par excellence politique. Ansar Charia devait choisir s’il allait être un parti structuré ou non. Tôt ou tard, ils doivent établir des règles de coexistence avec la société. Le résultat de ce test est un échec, ils n’ont pas montré de maturité politique.» Mais le report possible de leur congrès et leur capacité à organiser un congrès de la dernière heure à Tunis a montré que le mouvement n’est pas si facile à endiguer.

La question salafiste n’est pas réglée

Que faire à présent ? Beaucoup de questions se sont posées lors du mandat d’Ali Larayedh en tant que ministre de l’Intérieur. Membre du parti An-nahdha, le ministre a été fréquemment accusé de connivence avec les salafistes dans sa manière de gérer les violences. Mais l’autre version plus contextuelle imputait le laxisme général à la situation post-révolutionnaire et surtout à l’institution sécuritaire. Dans son rapport fait pour l’International Crisis Group du 13 février 2013, Tunisie : violences et défi salafiste, le chercheur Michaël Ayari parle d’un «désordre» généralisé au sein de l’administration sécuritaire :

«Mais si ce laxisme relatif à l’égard des salafistes est lié à des décisions stratégiques et tactiques d’An-Nahda, il est aussi renforcé par un certain désordre au sein des institutions sécuritaires et judiciaires, ainsi que par l’incertitude générée par la transition politique : juges qui craignent d’être sanctionnés par le ministre de la Justice s’ils agissent contre les salafistes ; policiers qui ne jouissent pas de la confiance totale des nouveaux dirigeants islamistes qui furent longtemps leur victimes ; services de l’ordre qui, ne pouvant plus faire usage routinier de la torture, manquent de formation adéquate pour obtenir des preuves contre les individus soupçonnés de violence, etc.»

 

Pris sous cet angle là, l’action de Lotfi Ben Jeddou à Kairouan montre une réelle reprise en main de l’institution qui reste pourtant tributaire d’un manque de savoir-faire pour gérer la question salafiste comme on a pu le voir dans les affrontements violents de Hay Ettadamen. Au sujet de ce quartier populaire, bastion des salafistes, Michaël Ayari pointait déjà les difficultés des policiers à quadriller ces quartiers où la loi des salafistes a pris le pas sur l’état de droit:

«Au final, des membres des forces de l’ordre disent ne pas vouloir prendre de risques inutiles en affrontant les salafistes qui sont parfois très puissants dans certains quartiers et villages. Un commissaire qui exerce dans le quartier populaire d’Ettadhamen, dans la banlieue de la capitale, un bastion salafiste, explique: Les salafistes placent leurs commerces ambulants dans des points névralgiques du quartier pour augmenter leurs profits et recruter de nouveaux adeptes. Ils ont disposé un étal de fruits et légumes à côté du poste de police pour observer nos mouvements. On ne peut rien faire si on arrête un jihadiste pour un délit quelconque, ils donnent le signal et leurs «frères» arrivent en renfort arrivent pour le libérer.»

Un virage sécuritaire tardif et inadapté ?

Ainsi les événements de Kairouan et de Tunis montrent bien deux systèmes face à face, le vieux système sécuritaire de Ben Ali qui permet de déployer en moins d’un jour dix mille policiers sur un territoire donné avec fouilles et arrestations réglementaires. De l’autre côté, un système qui commence à s’effriter face à une nouvelle donne : la mouvance salafiste et le manque d’informations sur leur nombre exact ainsi que leurs agissements. Il ne faut pas oublier que depuis le 7 mars 2011, le Ministère de l’Intérieur avait fait état de la Dissolution de la sûreté de l’Etat (DES) et de la «police politique», autrement dit, les principaux organes de renseignements de l’ancienne dictature. Et le manque de connaissance et d’entrée dans ces mouvements peut se voir dans ce qu’il s’est passé à Kairouan. La seule médiation tentée par l’Etat s’est faite entre le gouverneur local et les cheikhs qui ont servi d’interlocuteur pour Ansar Charia. A aucun moment, le représentant de l’Etat n’a pu dialoguer avec les gens d’Ansar Charia.

Les événements de ce week-end ne doivent donc pas être lus seulement comme une guerre entre le gouvernement et les salafistes. Ils mettent en lumière un Etat de droit encore présent mais qui peine à intégrer toutes les franges de la société, notamment les salafistes. Si Lotfi Ben Jeddou a fait ce qu’Ali Larayedh n’a pas osé faire lors de l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis, à savoir arrêter des membres d’Ansar Charia impliqués dans les violences, s’en est-il pris pour autant à la bonne cible dans sa lutte contre le terrorisme ? Autre question, ces «salafistes» qui ont été arrêtés ces derniers jours auront-ils le droit à un procès équitable ou subiront-ils le même sort que ceux arrêtés durant l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis?

Dans le contexte où le Ministère des droits de l’homme, le Ministère de la justice et le Ministère de l’Intérieur travaillent conjointement pour réformer la loi antiterroriste encore utilisée dans le cas de l’attaque contre l’ambassade, la construction de l’Etat de droit semble encore à faire. Si le recours au réflexe sécuritaire a été facile, la suite dira si Lotfi Ben Jeddou peut amorcer une nouvelle politique, autre que répressive, envers les mouvements salafistes. Actuellement, nous sommes exactement dans le scénario évoqué par Michaël Ayari face à un phénomène toujours aussi difficile à comprendre et à gérer:

«Dans un contexte marqué par une crise politique et des violences sociales déclenchées par l’assassinat de Chokri Belaïd ; une polarisation extrême entre islamistes et anti-islamistes ; de sérieuses divisions au sein d’An-Nahda ; ainsi qu’une certaine radicalisation du discours et de la pratique jihadistes, les autorités pourraient être tentées par une gestion exclusivement sécuritaire»

Ainsi Ansar Charia, en refusant tout dialogue et en préférant l’affrontement, a refusé toute «institutionnalisation» de son mouvement et a subi les violences, montrant bien sa scission avec le gouvernement. Cependant, en interdisant le congrès et en recourant à la violence et à la répression pour marquer son coup, l’état de Lotfi Ben Jeddou n’a fait que répéter d’anciens réflexes qui n’ont pas prouvé leur efficacité du temps de Ben Ali.

«Qu’une réponse d’ordre sécuritaire soit nécessaire est certain, et cela d’autant plus qu’une forme de jihadisme parvient de plus en plus à transcender les frontières. Mais il ne faudrait pas jeter salafisme tunisien et jihadisme type al-Qaeda dans un même sac et les traiter pareillement, au risque d’inciter à davantage de radicalisation et de violence. C’est une évidence, mais qui gagne à être répétée : une répression non ciblée visant des individus selon leur appartenance politique et religieuse présumée, comme sous l’ère Ben Ali dans les années 2000, ne ferait qu’encourager nombre de salafistes à se tourner vers la violence.» conclue le rapport de l’ICG.