Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
Photo : Pier Paolo Cito/AP

Bonjour, c’est moi Aïcha*, je n’ai plus 12 ans, je ne vis plus dans l’immense villa aux berges du lac… je vis dans la rue…

Mes années villa se sont écoulées très lentement, entre la vaisselle, le ménage et les marmites, rythmées par les cris de la maitresse de la maison, les coups de gueule de monsieur et les caprices des gamins. Quatre longues années où mon seul réconfort était la brève visite mensuelle de mon père, quelques minutes de répit où je retrouvais mon enfance perdue, quelque minutes que j’attendais impatiemment chaque mois rien que pour voir son sourire, l’entendre dire que Mohamed va bien, que je n’étais pas là pour rien, que mon calvaire quotidien faisait vivre mon frère…c’est pour lui que j’y étais et pour lui je resterais encore…

Les seuls moments de plaisir dans ma vie tunisoise étaient les moments où je pouvais fouiller dans les bouquins de l’ainé de la famille, j’aimais lire quand j’étais à l’école, j’avais peur qu’à force de ne pas lire, un jour je ne saurais plus le faire. C’était ma seule lueur d’espoir, mon unique rêve, celui de pouvoir un jour regagner l’école et qui sait…peut être…peut être … devenir médecin.

Plus les jours passaient, plus je comprenais que les portes de l’école m’étaient fermées à jamais, ce que je ne comprenais pas c’était que plus les jours passaient, plus mon corps se métamorphosait et plus le regard de Monsieur changeait. Ce passage à l’adolescence que j’ai dû affronter loin de ma mère, loin d’une copine qui aurait pris un plaisir fou à me chuchoter dans l’oreille ce qu’elle savait et j’ignorais encore en rigolant entre chaque deux mots, faisant semblant de tout connaitre sur la vie des adultes, une vie dont je ne connaissais rien, encore réfugiée dans mon enfance que je voulais retrouver à tout prix, je ne voyais pas que la nature ne faisait pas pareil avec mon corps. Je n’ai pas eu besoin de ma mère, je n’ai pas eu besoin de mes copines. J’ai tout appris d’un coup, le temps d’une nuit, une nuit où Monsieur a ouvert la porte de ma chambre et s’est glissé dans mon lit….

Depuis cette nuit, mon calvaire diurne s’est prolongé et a envahi mes nuits aussi…Les visites de mon bourreau, freiné par l’œil vigilante de sa femme, fussent rares mais il était constamment là, son odeur était là, je sentais ses mains sur mon corps, son haleine qui puait l’alcool dans mon oreille. Chaque nuit, il envahissait mon sommeil, transformait mes rêves en cauchemars, je ne pouvais plus rêver, même pas du visage de ma mère, elle m’a abandonnée encore une fois, d’abord dans les mains de mon négrier et maintenant dans celles de mon tortionnaire.

Mon secret nocturne pesait lourd sur mes petites épaules, même les visites de mon père ne me distrayaient plus, mes sentiments oscillaient entre la honte et la haine. La honte de ce qu’on m’a fait et la haine vis-à-vis du monde entier. Deux sentiments qui me dévoraient lentement aussi bien que me dévoraient les regards du « maître ». Lentement aussi, je me transformais en un être inerte, sans vie, sans sentiments, sans émotions, sans demain, sans futur, sans envies, sans vie… jusqu’au jour où j’ai vu l’inquiétude envahir la villa, le jour où j’ai vu la peur dans les yeux de mes maîtres, une bande de voyous semait le trouble dans le pays et leurs intérêts se trouvent menacés. Cette bande de voyous redonna la vie à mon corps momifié. Ils étaient jeunes pauvres comme moi, démunis comme moi, sans avenir comme moi. Ils osèrent dire non, exposèrent leurs poitrines nues à la mort ! Ils sont sortis unis dans la rue pour crier justice, pour dire halte, ça suffit, y’en a marre…J’en ai marre, je veux que ça s’arrête, je ne veux plus de cauchemars ni la nuit ni le jour, j’ai envie de dire non, ça suffit, j’ai le droit de vivre moi aussi, vivre ou mourir une fois pour toute, comme tous ceux que je voyais mourir tous les jours. Leur mort redonnait sens à ma vie. Notre guerre était la même. Celles de ceux qui n’ont rien contre ceux qui ont tout. Ils affrontèrent la mort, et moi ? Puis-je affronter mon visiteur de nuit ?

Cette bande de voyous ne cessa de grandir jour après jour. Tout le peuple se transforma en voyous. Qu’est-ce que j’aurais aimé l’être moi aussi ! Le matin du 14 janvier, toute la famille était réunie devant la télévision. Moi aussi j’y étais. J’ai vu la foule se rassembler à Tunis, crier d’une seule voix « Dégage », dégage, dégage, dégage la misère, dégage l’injustice, dégage la pauvreté, dégage l’inégalité, j’avais envie de crier moi aussi, crier jusqu’à ne plus avoir de voix, crier pour faire sortir cette haine qui me détruit, cette culpabilité qui me dévore, crier pour renaitre, revivre, redevenir, pour que mon frère ait le droit à la guérison comme tout le monde, que mon père ait le droit au travail, pour que mes sœurs ne quittent jamais l’école, pour que je puisse à nouveau dormir contre la poitrine de ma mère sans peur, sans crainte, sans odeur d’alcool dans les narines…Ma place était là-bas, à l’avenue, avec tous mes semblables. Ma place n’était surement pas ici, plus ici. Prise par une sensation de triomphe, de gloire, une sorte de transe jubilatoire, j’ai ouvert la porte et j’ai quitté l’enfer.

Je n’ai pas réussi à rejoindre la foule à l’avenue mais j’en ai trouvé d’autres, les rues bouillonnaient, l’odeur de la liberté se dégageait de tous les coins de la ville et je la senties me remplir les poumons. Je marchais parfois, je courais d’autre fois, je rigolais, je criais, je chantais, je respirais, …je vivais.

En partant à jamais, la journée a emporté avec elle « Ben Ali ». Nous avons triomphé, nous les pauvres, nous l’avons battu, nous les pauvres. Mais l’heure de gloire n’était pas encore arrivée. A la tombée de la nuit, les rues désertes silencieuses sauf des bruits de coup de feu qu’on entendit de temps à autre me rappelèrent mes poches et mon ventre vides, mes pieds épuisés et … le couvre-feu. J’étais seule, mes compagnons de la rue regagnèrent leurs maisons. Traversée par une panique soudaine, j’ai repris la route vers la villa. Tiraillée par la peur d’être cueillie par un sniper et celle de retrouver ma prison dorée. Un pas m’emmena en avant et un pas en arrière jusqu’au moment où mes yeux aperçurent l’énorme maison plongée dans le noir et le silence. Mes années de calvaire se défilèrent devant mes yeux. La balle d’un sniper me parut soudain comme un soulagement, comme on soulage un chien mourant où une proie agonisante. Je fis demi-tour. Parfois, il faut choisir la mort pour retrouver la vie. Ce soir-là, j’ai choisis la rue.

Aujourd’hui, deux ans et demi après, je suis toujours dans la rue. Je ne suis pas la seule, nous sommes nombreuses à dormir sous les étoiles. Je n’ai pas de nouvelles de ma famille, je n’ai pas envie d’en avoir. J’ai peur d’apprendre que de ma faute, Mohamed est mort où que Salma prit ma place dans la villa. Le jour, je fais la manche dans le métro ou devant les mosquées, je fouille les poubelles pour manger. Le soir, je me réfugie devant les mosquées où dans les entrées des immeubles. J’ai appris à donner mon corps pour un sandwich ou une cigarette, ce corps qui de toute façon n’était plus le mien. Il appartenait désormais aux enfants de la nuit, aux flics du quartier, aux rodeurs inconnus…ils ont tous la même odeur, la même haleine qui pue l’alcool.

Aujourd’hui, plus de deux après mon jour de gloire, les riches sont toujours riches et les pauvres sont encore plus pauvres, rien n’a changé. La vie continue comme elle a toujours été, l’injustice n’a pas changé de visage, elle a juste changé de nom et le 14 janvier est devenue une mauvaise blague dont je rigole de temps en temps avec mes copines de la rue.

* Aïcha n’existe pas, c’est une pure invention de mon imagination mais ses semblables sont nombreuses dans notre pays.