Fresque romaine en mosaique exposée au musée de la mosaïque à El Djam. crédit image : Malek Khdhraoui | nawaat.org

Au sens étymologique, le mot patrimoine désigne, selon le Dictionnaire de la langue française de Paul- Émile Littré, « un bien d’héritage qui descend suivant les lois de pères et mères à leurs enfants ». Cette définition très simpliste qui remonte au 1866 ne traduit pas la réalité compliquée du concept qui devint de plus en plus composite.

Depuis les années 1970, le mot « patrimoine » commence à s’intégrer dans un vocabulaire juridique, il est alors utilisé pour désigner l’ensemble des productions humaines à caractère artistique que le passé a laissées en héritage. II vient s’opposer ainsi à d’autres expressions jugées trop restrictives dans leur contenu. Il va donc signifier la dimension collective de l’héritage à travers la désignation de monuments, d’objets et de lieux chargés de mémoires.

Mais en fait, le concept n’a cessé d’évoluer depuis cette première phase marquée, en particulier, par l’action de l’État. En effet, depuis plus d’une vingtaine d’années, beaucoup de spécialistes ont engagé une réflexion qui porte sur une nouvelle interprétation qui dépasse la simple description. Ainsi, on commence à parler du symbolique socio-culturelle du terme qui s’impose fortement dans la conscience culturelle car il ne s’agit plus des biens dont on hérite mais d’un symbole constitutif de la conscience collective des sociétés. Il s’ensuit que l’affirmation de l’histoire culturelle a été pour certains historiens une méthode visant à sortir des paradigmes d’une histoire fortement colorée par des approches sérielles.

L’histoire culturelle s’affiche donc comme une histoire renouvelée des institutions, des cadres et des objets de la culture. Elle peut se définir comme une « histoire sociale des représentations » en rapport avec la nouvelle tendance liée à la phénoménologie de la culture et basée sur une méthode d’investigation qui privilégie les phénomènes de médiation, de circulation et de réception des biens et objets culturels.

C’est pourquoi on assiste depuis quelques décennies à l’apparition d’une nouvelle méthodologie de l’histoire culturelle qui commence à s’afficher en tant que telle au sein du paysage historiographique tunisien. Chapitres spécialisés au sein des bilans de la discipline historienne, publications d’ouvrages manifestes, de numéros thématiques de revues, de synthèses également, créations de postes spécialisés au sein des universités témoignent à la fois d’une réelle institutionnalisation et d’une meilleure visibilité.

Cette incontestable montée en puissance s’accompagne de réticences certaines, plus ou moins explicitement formulées. L’histoire culturelle souffrirait d’un manque de cohérence; d’une pluralité de pratiques qui rendraient caduc son projet intellectuel. Proposée par des historiens, bientôt relayés par des sociologues, la dénomination d’histoire culturelle se banalise, non sans rencontrer un certain scepticisme notamment de la part de certains anthropologues. Fille de l’histoire des mentalités, elle bénéficie de ses acquis tout en souhaitant dépasser ses limites et ses ambiguïtés. Ajoutons que l’histoire du patrimoine croise aussi l’histoire des politiques culturelles.

Quelques exemples suffiront à montrer la diversité des approches : Une première perspective s’inscrit dans la tradition plus ou moins ancienne de l’histoire administrative ; cette pratique demeure défendue notamment au sein de grands établissements scientifiques comme l’Université de Tunis ou l’Institut Nationale de Patrimoine. Cette manière de faire est proche de l’histoire des services du patrimoine pratiquée en interne au sein des institutions culturelles tout en enregistrant de réels infléchissements par une ouverture croissante aux autres sciences sociales.

Beaucoup d’historiens témoignent de ce renouvellement des problématiques, ils proposent une étude de la politique publique du patrimoine mise en œuvre par l’État à partir des premières années de l’indépendance et plus précisément depuis la création du ministère des Affaires culturelles en 1961. Cette recherche vient compléter une autre démarche consacrée aux politiques de la promotion culturelle et de la sauvegarde du patrimoine matérielle et immatérielle. De nos jours, alors même que les travaux sur l’histoire politique et économique de la Tunisie se sont multipliés depuis la Révolution, les secteurs patrimoniaux n’avaient suscité que peu de recherches approfondies.

Parallèlement à ce phénomène, il y a eu de longs débats depuis la conférence internationale sur le patrimoine tenue à Stockholm en 1998 pour fixer les devoirs des États dans l’identification de sites potentiels, ainsi que leur rôle dans la protection et la préservation des sites. En signant la convention, chaque pays s’engage non seulement à assurer la bonne conservation des sites du patrimoine mondial qui se trouvent sur son territoire, mais aussi à protéger son patrimoine national.

Les États membres, dont la Tunisie, sont encouragés à intégrer la protection du patrimoine culturel et naturel dans les programmes de planification régionaux, à mettre en place du personnel et des services sur leurs sites, à entreprendre des études scientifiques et techniques sur la conservation et à prendre des mesures pour conférer à ce patrimoine une fonction dans la vie quotidienne des citoyens.

Ce débat semble être essentiel car il est appréhendé par une étude des politiques des secteurs sauvegardés, de la mise en valeur de sites archéologiques encore non exploités, et de la valorisation du patrimoine. Le chercheur, qu’il soit historien de l’art, archéologue ou ethnologue, participe souvent au processus de « patrimonialisation ». Actuellement, les recherches collectives impulsées par les différentes équipes universitaires et les publications dépendent de plus en plus des financements locaux, alors même que le financement par l’État enregistre un indéniable fléchissement.

L’autonomie du chercheur qui travaille sur le patrimoine pourrait être remise en cause ou sérieusement hypothéquée. Cette situation pose à nouveaux frais la question du rôle social de l’historien. Dans ce cadre, le patrimoine est diversement appréhendé dans des perspectives qui le plus souvent acceptent, voire recherchent, la pluridisciplinarité. L’analyse du « patrimoine » ne s’est pas pour autant cristallisée sous la forme d’une véritable discipline ou sous-discipline de l’histoire, à l’image des Heritage studies et Museum studies des départements de Cultural studies des universités de américaines et canadiennes.

L’histoire des communautés savantes qui participent à la « patrimonialisation » est un front pionnier de cette histoire du patrimoine en construction. Elle participe aussi à une histoire renouvelée des disciplines et à une histoire des sciences humaines, qui possèdent des vertus à la fois historiographiques et réflexives pour mettre en valeur ce grand potentiel patrimonial de la Tunisie.