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Petit comptoir fondé en 1100 avant J.-C. par les Phéniciens, pointe de la Tunisie et pointe de l’Afrique, la ville de Bizerte a une position géostratégique unique et exceptionnelle. Phéniciens, Romains, Hilaliens, Ottomans, Espagnols, Italiens, Français et bien d’autres ont foulé de leur pas la terre de cette ville, et y ont été accueillis ou y ont combattu.

Ceux qui connaissent cette ville sont forcément sensibles à son authenticité. Elle fait partie de ces villes qui ont été épargnées (à tort ou a raison) par le tourisme de masse.

Or aujourd’hui un scandale couve dans la ville, dont le cœur tangue entre projets économiques d’envergure, afin d’en développer les sources d’emplois, et préservation du patrimoine historique et culturel, qui en font le charme et la richesse. A vrai dire, cette problématique n’est pas propre à Bizerte, mais à toute ville qui cherche un équilibre entre préserver son passé et améliorer son avenir.

Le projet Marina Cap 3000 est donc au cœur de cette actualité naissante que beaucoup ont du mal à comprendre.

Qu’est-ce que le projet Marina Cap 3000 ? Qui est derrière le projet ? Pourquoi y a-t-il des associations et des individus qui s’élèvent contre ce projet dans son état actuel ? Quelles sont les attentes des associations, des Bizertines et des Bizertins réticents au projet ? Sommes-nous face à un dossier politique ?

Qu’est-ce que le Projet Marina Cap 3000 ?

Le projet Marina cap 3000 comme son nom l’indique est le projet d’une marina, lancé en 2009 dans la ville de Bizerte. En voici une photo prototype :

Photo de panneau d’affichage devant la Marina. Bizerte, 24 mars 2013

Le projet propose : la résidence Nautilus (ensemble d’appartements de différentes superficies et de haut standing), 800 anneaux accueillant yachts, catamarans, super yachts et mega yachts allant jusqu’à 110 mètres de long, restaurants, cafés, salle de sport et tout ce que peut contenir une marina.

Jusque-là tout va bien, mais dès que l’on gratte un peu sous la surface, ce que l’on trouve est moins joli.

Qui est derrière le projet ?

Acquisition du terrain de manière peu orthodoxe :

C’est en 2009 que plus de 11 000 m2 de terrain sont vendus à 90 dinars (45 euros) le m2. C’est suite à la privatisation de biens publics, après un conseil des ministres de l’époque, qu’une telle superficie de terrain, dans un emplacement stratégique, a pu être vendue à un prix défiant toute concurrence.

Permis de bâtir du 26-02-2009 – Bizerte, 24 mars 2013

Le promoteur de la société Marina Cap 3000 n’est autre que Kais Guiga (fils d’un ex-ministre de l’Intérieur de Bourguiba ayant été condamné, en 1997, pour vol et trafic international de pièces archéologiques).

L’actionnaire étranger est la société belge CFE. Elle détient 25 % du capital de Marina cap 3000. Une multinationale qui contient entre autres dans son groupe le géant ‘Vinci’.

Lors de la précédente conférence de presse, lorsque la question du financement du projet a été soulevée, il a été expliqué que ce dernier se répartissait ainsi : 51% d’hommes d’affaires Tunisiens et 49% d’investisseurs étrangers.

CFE Tunisie-, Bizerte, 24 mars 2013

Etat des lieux :

Patrimoine :

Il suffit parfois d’une photo avant/après pour introduire un sujet :

Avant. Source : Wikipedia
Après. le Nautilus, Bizerte, 24 mars 2013

Toute chose est vouée à mutation, certes.

Néanmoins, il faut avouer que l’emplacement de cette bâtisse sans charme (en tout cas pas encore) est loin d’être ’pile au bon endroit’ , et pas uniquement pour des raisons esthétiques.

Située à quelques mètres du fort de Bizerte ( une distance inférieure à la norme reglementaire de 200 mètres de séparation imposée par la loi entre une construction récente et un site classé au patrimoine national), la résidence Nautilus a été intégrée à la ville tel un cheveux sur la soupe. Aurait-elle créé un tel tollé si elle n’avait pas été implantée à cet emplacement stratégique…?
Il est néanmoins fort à parier que sa position actuelle est sans aucun doute un affront à la ville de Bizerte et aux Bizertins.

Ses huit étages, obtenus par arrêté du président déchu, n’aident pas à rendre le bâtiment sympathique; la ville de Bizerte limitant la hauteur de ses bâtiments à six étages (toute exception donnant lieu à un arrêté présidentiel).

« Moi Nautilus, je me positionne devant vous tous et je vous prive de votre vue et de votre promenade. Moi Nautilus, que vous n’aurez jamais les moyens d’acheter !!». Un peu hautain ce Nautilus, non ?

Des grillages pour cacher quoi ?

Car non content d’avoir bâti le projet ‘pile là où il ne fallait peut-être pas’, cela fait quatre ans que les habitants de Bizerte ne peuvent plus se balader sur la promenade avec une vue « normale » sur la mer; Promenades où pendant des années les familles avec enfants pouvaient flâner en sirotant une boisson ou en mangeant des glaces. Aujourd’hui, c’est à travers un grillage qu’ils regardent la mer :

La Plage, Bizerte, 24 mars 2013
La Plage, Bizerte, 24 mars 2013

Environnement :

Les problèmes environnementaux ne se comptent plus. L’association française Aspa Dunkerque spécialisée en sites, en patrimoines et en architecture à alerté les associations locales, après avoir effectué une visite à Bizerte, à propos des dangers environnementaux d’un tel projet. Suite à différentes actions menées par les associations locales et des membres de la société civile, une commission d’experts a été mise en place.

Un proverbe dit : « Un expert, c’est une opinion. Deux experts, c’est la contradiction. Trois experts, c’est la confusion. » Cette commission comprend trois experts…

Les constructions ont provoqué l’ensablement des fonds marins, ce qui bloque régulièrement les bateaux de plaisance et surtout les bateaux de pêche qui essaient malgré tout de sortir un peu en mer.

Ensablement des fonds marins
Ensablement des fonds marins

Sur certains secteurs à proximité du vieux port, l’affaissement de la zone construite se voit à l’œil nu :

Affaissement au niveau du vieux port
Affaissement au niveau du vieux port

Il n’est pas difficile de deviner les conséquences que la digue étanche engendre sur la faune et la flore de l’écosystème du vieux port. Celle-ci rend, tout d’abord, l’accès des poissons au vieux port très difficile . La digue bloque également les courants marins et donc le renouvellement de l’eau, ainsi l’eau stagne. Le renouvellement de l’oxygène et des aliments nutritifs se raréfie causant des dommages irréversibles au niveau de la faune et de la flore.

Sans compter la gêne olfactive causée par les eaux stagnantes.

Emploi et “portes ouvertes” fermés au public:

Lors de leur précédente journée ‘portes ouvertes’ : ‘ouvertes’ à la presse et fermées au public (ce qui correspondrait plus à une conférence de presse), leurs responsables parlaient de 3000 à 7000 emplois directs.

– Primo: entre 3000 et 7000 il y a une différence de 4000 personnes … Quid de l’énorme écart ?

– Secundo: il est strictement impossible de compter autant de créations d’emplois directs, étant donné la surface et la nouvelle configuration du projet (un hôtel aurait pu créer plus d’emplois, tel que cela avait été évoqué au début. Cependant l’hôtel est devenu comme par enchantement une résidence, qui en conséquence créera moins d’emplois).

Les associations locales et la société civile mobilisées restent sceptiques quant à ces promesses de création d’emplois.

Environ 80 pêcheurs au chômage :

Le vieux port, Bizerte, 24 mars 2013
Le vieux port, Bizerte, 24 mars 2013

Des pêcheurs, de génération en génération, habitants les rives du port, amarrant leurs bateaux devant leurs maisons et qui avaient pour habitude de pêcher en mer peu profonde (à l’emplacement actuel de la marina) sont maintenant coincés. En effet l’état actuel de leurs bateaux ne leur permet pas d’aller plus loin et encore moins de contourner l’énorme digue construite par la Marina.

Ils sont là, ils attendent… certes ils ne gagnaient pas des mille et des cents, mais ils gagnaient suffisamment pour faire vivre leurs familles et éduquer leurs enfants…

Un jeune pêcheur a ainsi déclaré : « Ca donne envie de quitter ce pays ». Par la mer ?

L’état du vieux port :

Le Vieux port, Bizerte, 24 mars 2013
Le Vieux port, Bizerte, 24 mars 2013
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Le Vieux port, Bizerte, 24 mars 2013

Actuellement, le vieux port souffre de plusieurs problèmes :

  • Les bateaux auparavant amarrés dans l’ancien port nautique (zone du début du siècle accueillant les bateaux de plaisance et actuellement englouti par la Marina) ont été déplacés au niveau du vieux port. Ce qui n’est strictement pas leurs emplacements habituels. Vu les prix proposés par Nœud à la Marina (170 000dinars +/- = 65000 euros), ces plaisanciers n’auront qu’à remballer leur petits bateaux à la maison. (image 11)
  • Les pêcheurs n’ont plus de place pour amarrer leurs bateaux, c’est donc des ‘quadruples’ files de stationnement qui se crée par manque d’espace (Image 12).
  • Afin d’aider les ‘petits’ bateaux de plaisance à amarrer, Marina Cap 3000 a construit des pontons, un peu trop mobiles, au point que l’un d’entre eux se soit totalement détaché du quai, et vogue sur l’eau (un pêcheur y a cassé sa barque, mais cela ne semble pas une priorité pour Marina Cap 3000.). (Image 13)
Ponton ‘mobile’, Bizerte 24 mars 2013
Ponton ‘mobile’, Bizerte 24 mars 2013

Quand on regarde le vieux port aujourd’hui, on se retrouve face à un melting pot de bateaux de pêche, de plaisance et d’objets flottants non identifiés. Est-ce le prix à payer pour une Marina ?

Archéologie :

A proximité d’un fort, il y a souvent eu des batailles, des conquêtes et des pertes. C’est bien le cas du fort de Bizerte. Lorsque l’on creuse, on trouve. Le scandale a débuté quand des pièces archéologiques ont été trouvées chez un Français travaillant dans une société d’aménagement de la Marina.

La problématique archéologique n’est qu’un début, et est sûrement la partie visible de l’iceberg. Nous pouvons supposer, de par l’histoire de Bizerte, des fonds marins plus que riches d’un patrimoine historique.

Kais Guiga a aussi eu quelques ennuis avec la justice concernant des affaires de trafic d’objets archéologiques.

Quelles sont les attentes des associations, des Bizertines et des Bizertins réticents au projet ?

Le message est pourtant clair : créer de l’emploi, oui, offrir une alternative économique à la ville de Bizerte aussi, garder espoir en un avenir meilleur également. Mais pas à n’importe quel prix.

Le projet est là, planté au milieu, surplombant le vieux port. Faut-il le démolir ? La question n’est pas là ! Et même si cela est la volonté de certain, voire de beaucoup, il est clair que la faisabilité n’en reste que très, trop compliquée.

Il faudrait renégocier, retravailler les points qui posent problème avec des experts (architectes, ingénieurs, urbanistes, etc. ). Ainsi, il faut trouver une solution au problème de proximité avec le fort et le protéger de toute future « agression extérieure ». Peut-être faut-il limiter la hauteur du Nautilus (quitte à démolir des étages) ? Il faudrait travailler en coordination avec les associations locales afin de mieux répondre aux besoins des habitants de la ville; prévoir en priorité des compensations et/ou des emplois aux pêcheurs en chômage forcé; s’assurer que la marina ne sera pas surexploitée par de riches clients au point d’en exclure les Bizertins eux même, et en contre parti qu’elle ne sera pas abandonnée si le dossier prend une tournure trop politique.

Certes la marina ne rentre pas dans les critères esthétiques du port, néanmoins il serait pire de croire qu’une marina « en construction » serait plus esthétique.

La presse et les médias de grande audience boudent un peu la société civile et ces associations qui emmettent un autre son de cloche. Il est temps de les écouter, car à vrai dire leur intérêt n’est que celui de Bizerte. Leur voix est celle d’une bonne partie des Bizertins, pour la raison pertinente qu’ils ont tous l’impression d’être bernés par ce projet ‘grandiose’ qui peine à voir le jour.

Sommes-nous face à un dossier politique ?

Oui, nous sommes face à un dossier politique car ce dossier Marina Cap 3000 symbolise ces dernières années :

  • des dossiers entamés sous Ben Ali avec les méthodes Ben Ali.
  • des multinationales qui monnaient pour deux sous notre patrimoine. Et une administration qui l’accepte. Quid de la nouvelle colonisation? Qui pourra s’opposer à eux ?
  • un tourisme de luxe qui sera inaccessible aux Bizertins dans une zone en plein centre ville. ‘On regarde mais on ne touche pas !’ Un choix décidé par le régime de Ben Ali et nullement contesté aujourd’hui.

Des emplois : combien, comment, sous quelles conditions ?

  • Le patrimoine visible n’est pas pris en compte alors : quid de celui qui se trouve sous l’eau ?

Le gouvernement actuel perdu dans ses différents dossiers.

  • Des fonctionnaires de l’époque Zaba encore en poste avec le dossier en main: vont-ils contredire ce qu’ils ont signé il y a tout juste quatre ans ?

Telles sont quelque unes des questions seulement qui se posent.

La pression à exercer sur ce dossier doit être aussi politique que l’est le dossier. C’est avec une mobilisation des militants, avec des propositions et des alternatives concrètes et une implication plus forte des Bizertines et des Bizertins qu’une solution sera trouvée.