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Par Mohamed Arbi Nsiri

Depuis la Révolution Tunisienne, les observateurs, les chercheurs et les journalistes ont mis l’accent sur le caractère imprévisible des soulèvements historiques des peuples arabes pour la démocratie, la liberté et la dignité et contre le mal-vivre, les exclusions sociales et la corruption. Le slogan « Dégage ! » (Erhal) devint un symbole pour ce mouvement qui a conduit les dictateurs les plus autoritaires de l’histoire contemporaine à quitter le pouvoir sous la pression populaire.

Le monde arabe allait vivre sa mutation, se libérer de l’autoritarisme et accéder à la pluralité, à plus de justice et de liberté. Néanmoins, la question éthique se trouve totalement occulté comme objet complexe d’étude inséparable de l’analyse du mouvement révolutionnaire.

La problématique de l’État revêt de nos jours une importance particulière au point de vue théorique comme au point de vue point de vue politique pratique. Dans ce nouveau contexte, il est certain que la question fondamentale, celle qui commande notre quotidien, est de savoir comment penser les tensions et les ruptures cognitives entre « raison » et « pratique » et leurs conséquences pour les avancées ou les blocages de la pensée révolutionnaire.

Dans le cas tunisien, soumettre le patrimoine théologico-traditionnelle à la raison et à la philosophie révolutionnaire apparaît comme une nécessité puisqu’il y a une saine compétition à dépasser pour répondre à des défis nouveaux.

Dans un court essai, le professeur Abdelmajid Charfi qui a tant contribué à enrichir la réflexion civilisationnelle, a annoncé la nécessité d’un dépassement1. L’éthique est comprise ici comme discipline théorique et pratique qui réfléchit sur les fondements axiologiques de toute conduite politique ce qui nous renvoie aux origines de la conceptualisation révolutionnaire.

Les objets de l’éthique sont nombreux et changeants ; mais les interrogations sur les fondements doivent tendre à l’universalisable pour inclure la condition humaine dans notre quotidien. Or cette visée philosophique de ce que doivent être les impératifs éthiques, non pas seulement au sens idéaliste kantien, mais dans la perspective ouverte de la déclaration universelle des droits de l’homme, fait surgir les débats sur le rapport entre le « vécu » et la « raison » ; impliquant une hiérarchie épistémologique entre deux méthodologies différentes.

En effet, ce qu’il est convenu d’appeler de nos jours « apartheid » fut, de tout temps, la réalité la plus commune à l’intérieur des sociétés humaines comme dans les relations qu’elles instituaient entre elles. Mou ou violent, les légitimités qui en procèdent et qui le justifient, naissent de la reproduction d’un rapport de force à l’avantage d’une société ou d’un groupe dominant.

L’image spéculaire de ces derniers, se condense dans l’identité qu’ils se donnent et, conséquemment, dans l’exclusion de l’autre dominé. Du lieu historique, politique, culturel ou religieux à partir duquel on parle et de la position identitaire acquise ou construite, on traitera de la tolérance à l’exclusion de l’intolérance ou vice-versa, selon le degré d’inclusion ou d’exclusion de l’autre. Les « fous de Dieu » qui ont récemment détruit les mausolées des saints, justifient leurs actions par une attaque contre les hérétiques !! Le retour du « refoulé » prend des formes de règlements de comptes historiques, les parties au conflit invoquant le plus souvent la même légitimité à massacrer l’autre.

Y aurait-il lieu de croire que l’imaginaire sacré contient, en son essence, les ferments de l’intolérance et de la violence faite à l’autre ? L’imaginaire, lorsqu’il investit des textes sacrés, impulse une perception de l’autre différenciée dans le temps et dans l’espace, s’extériorisant par les récits hagiographiques ou mythiques, les citations a posteriori des fragments du texte sacré, de la tradition historico-littéraire et de la jurisprudence.

En effet, la tolérance n’est universellement pensable que par rapport à son opposé : l’intolérance. Dans les deux cas, et dans de nombreuses langues, la violence s’exerce contre soi par soi ou contre l’autre par soi. La langue arabe ne fait pas exception et le terme tolérance renvoie à des radicaux qui font sens à travers leurs formes dérivées, de manière à circonscrire un champ du tolérable, à partir d’un rapport de force légitimant le tolérant, minorant le toléré et codifiant la relation entre les deux au profit du premier.

L’Islam en tant que religion, ne peut être confondu avec ses manifestations historiques, politiques et juridiques bonnes ou mauvaises. Mais l’interprétation du Livre a toujours fait problème, entre autres les relations des musulmans avec les non musulmans et dans la manière même d’exécuter les commandements2. Tous les musulmans s’accordent à dire que l’Islam est la religion de la miséricorde (rahma, 79 récurrences dans le Coran), de la justice et de l’égalité. Les commandements coraniques s’adressent à l’Homme (el insân), et aux humains (en nâs), tandis que l’Homme est libre de croire ou de ne pas croire, puisqu’il lui revient d’être responsable de son être et de ses actes.

De même, sont rejetées la violence et la contrainte en religion on se basant sur le principe de liberté de foi qui se trouve traduit dans un beau verset coranique « Et quiconque soumet son être à Dieu tout en étant bienfaisant, s’amarre à l’anse la plus solide.

La fin de toute chose appartient à Dieu » (Coran, XXXI, 22), et on utilisant une lecture dynamique (maqāsidiyya), vectorielle et actualisée de la tradition. Dans le même sens, le Prophète a laissé une tradition (sunna), de laquelle les musulmans sont censés s’inspirer, en ce qu’elle constitue un modèle du comportement humain. Plus de 2000 dicts répertoriés, tracent la voie et la méthode à suivre dans l’ensemble des relations humaines. En matière de tolérance, l’attitude du Prophète fut marquée par un certain universalisme, et un sens marqué de l’égalité et de la clémence.

Dans cette perspective, on peut noter l’existence de nombreux dicts prophétiques qui appellent au respect et à la paix sociale comme « Je suis le Prophète de la Miséricorde ». La philosophie avant-gardiste de ce texte est évidente mais elle n’est, malheureusement, que très rarement mise en valeur alors qu’elle a une portée universelle et contient l’idée de tolérance dans son acception la plus actuelle. Ainsi, le respect de « l’autre », de « l’opposant » et du « différent » devint une valeur de base pour fonder un nouveau climat sociale, ce model devait s’appliquer indifféremment aux personnes, aux biens matériels individuels et collectifs, ainsi qu’à l’ordre symbolique constitué par un ensemble de règles, et notamment au droit.

Les libertés sont perçu comme inhérente à la personne humaine en tant que personne, sans référence à son sexe, à son idéologie et à sa religion. Les droit de l’homme tendent ainsi à devenir, non pas un droit national, mais un droit humain-universel. Les inégalités dans nos expériences historiques, douloureuses par fois, expliquent les réticences de certains systèmes mais l’histoire est en marche, et les questions de libertés commencent à préoccuper les esprits de tous les gens, individuellement et collectivement. Elle mobilise les plumes afin d’atteindre les lumières de l’aube et de traduire les objectifs de la révolution en un fait concret.

Le problème est maintenant de faire en sorte que ces embryons de vie démocratique fassent tâche d’huile et s’entendent à l’ensemble de la société civile : cela implique que chacun, que tous les groupes de base s’efforcent de se réapproprier le quotidien et de faire reculer l’arbitraire. Cela implique surtout que les intellectuels, ceux qui ont à leur disposition le pouvoir de la science et de la parole, assument leur responsabilité, brisent la chape de silence, d’unanime, de conformisme et de soumission qui écrase le pays.