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Crédit photo: mag14.com
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Une fois n’est pas coutume, osons nous amuser ici, mais pas à la manière de la plupart de nos politiques qui se moquent des exigences du peuple. Car nous ne le ferons pas d’une manière vicieuse, mais méthodologique et dans un but pédagogique, démontrant que l’on peut s’amuser tout en étant sérieux, osant innover, créer et être révolutionnaire.

On connaît, d’ailleurs, aujourd’hui l’importance du jeu pour le développement serein de la psychologie de l’enfant. Or, comme nos nouveaux politiques sont encore des enfants en démocratie, cela ne saurait que leur être utile aussi en une bonne leçon de choses.

En effet, il est sûr que si nos adultes s’amusent tant et mal (avec, à leurs têtes, nos politiques et notamment nos religieux), c’est du fait qu’ils n’ont pas su ou pu bien jouer du temps de leur enfance. Aussi, ce n’est que l’enfance de l’art politique que nous essayons de pratiquer ici, les invitant à s’y adonner aussi, renouant en quelque sorte avec le jeu de haute volée, celui de l’Enfant éternel chanté par les philosophes.

Où s’amuser n’est pas simplement jouer, mais bien apprendre :

Pour commencer, rappelons que l’époque postmoderne que nous vivons a sorti la vraie connaissance du dogmatisme où l’a enfermée un scientisme faussement rationnel pour y intégrer toutes les manifestations humaines, y compris celles qui étaient supposées relever de la mythologie et qui sont loin d’être illogiques ou la marque d’une pensée prélogique, mais bel et bien rationnelles autrement.

Et afin de nous détendre, ce qui est absolument nécessaire en vue d’envisager sereinement la suite, surtout en ces moments de grisaille intellectuelle, amusons-nous un peu avec de l’astrologie en référant à ce qu’on y appelle l’image astrale (ou degrés de Charubel) attribuée à John Thomas alias Charubel, écrivain, médium, occultiste et voyant du XIXe siècle. Définie par la date de naissance des individus (c.-a-d. leur signe astrologique) et le degré de placement du Soleil sur les 30 degrés de ce signe, cette image est censée correspondre à la destinée individuelle.

Or, comme en astrologie les États sont traités à l’instar des individus, penchons-nous sur l’image astrale de notre pays. Et disons que la date de naissance de la Tunisie est celle de son indépendance politique, soit officiellement le 20 mars, date de signature du protocole d’indépendance, mais réellement le 17 mars, correspondant à l’achèvement heureux des négociations et de l’accord pour l’émancipation tunisienne formalisé trois jours plus tard.

Que nous disent donc ces deux dates, la formelle et la réelle, s’agissant de l’image astrale qui serait la destinée de la Tunisie en tant qu’ensemble humain? Selon Charubel, l’image astrale du 20 mars représente deux chasseurs, disons deux cow-boys, tentant d’attraper au lasso un animal sauvage, qui pourrait être un bison.

Pareille image, au-delà des affinités avec un grand pays bien connu, actuellement très actif en Tunisie, renseigne sur le fait que notre pays est animé de la passion dont tout ce qu’il fait, qu’elle soit bonne, pour le meilleur, ou mauvaise, pour le pire, soit les travers de la nature humaine. Assurément, le meilleur fut ce que la Tunisie vécut dans les premières années de l’indépendance et le pire, le glissement du régime de Bourguiba dans le culte de la personnalité et ses ultimes avatars avec la maffia de Ben Ali, l’affairisme et la cupidité.

Mais outre la passion, cette image du 20 mars renseigne sur le fait que le natif du signe, notre Tunisie officielle donc, est par ailleurs doué d’une forte volonté. C’est ce qui nous a valu les moments de révoltes salutaires qui ont toujours jalonné l’histoire de ce pays, dont la plus décisive a été, bien évidemment, le Coup du peuple que l’on a qualifié de Révolution du jasmin.

La Tunisie officielle est ainsi un État dont le peuple est doué pour l’action de longue haleine, une jeunesse éternelle, en quelque sorte, et dont l’apparente indolence n’est, en définitive, que de la sérénité, de celle que l’on ne trouve que chez ces sages ne se manifestant que lors des occasions majeures, acceptant d’attendre, car capables de patience, quitte à exploser le moment venu. L’histoire récente de la Tunisie officielle est assez éloquente à ce niveau.

Il nous faut toutefois relativiser un peu ce schéma officiel avec l’image astrale correspondant à la date de naissance réelle de la Tunisie, soit le 17 mars. Que représente-t-elle? Un tableau poétique, rappelant une des plus belles toiles de Van Gogh ; c’est ce qu’on appelle une étoile bleu nuit.

Au-delà de l’esthétique picturale, cette image ne pointe rien d’autre que le degré occulte dans lequel baigne la psychologie du Tunisien. Les habitants de cette terre bénie qu’est la Tunisie sont censés avoir des talents psychiques hors-normes et une faculté magnétique les faisant non seulement verser dans la spiritualité la plus riche, mais aussi la féconder également du meilleur de ce dont est capable la culture des sentiments humains, nobles et élevés.

Là encore, l’histoire de la Tunisie depuis la nuit des temps nous l’apprend amplement : le Tunisien est spirituel, épris d’un esprit religieux, non pas tant en croyant dogmatique et borné (sauf quand il verse dans l’excès que son identité officielle laisse entrevoir de temps en temps), mais plutôt en adepte d’une foi scientifique, ouverte à l’autre, le différent, et foncièrement humaniste. Quoique demeurant officieuse, cette identité est la vraie, la plus authentique pour qualifier le Tunisien.

C’est pourquoi nous appelons nos femmes et hommes politiques à oser enfin prendre compte de ce qui caractérise au vrai leurs compatriotes pour que le Coup du peuple tunisien réussisse au plus vite et sans trop d’encombres, ce qu’il est appelé à être : un véritable modèle de gouvernance politique pour toute l’humanité. C’est le sens de l’histoire, et il suffit d’y croire pour réussir à en faire, demain, une réalité.

Où croire est bien ce droit au sacré comme une foi scientifique :

Ces femmes et hommes politiques sont, en effet, par trop concentrés sur le droit au sacré qu’ils pensent être le seul acquis tangible de la Révolution. Or, s’il en est ainsi effectivement, il est loin d’être le seul acquis, et surtout pas comme l’envisage notre élite, aussi bien celle qui le considère une avancée que celle qui le vilipende comme la pire des arriérations.

Or, les uns et les autres ont raison et tort à la fois, et toujours à moitié, le droit de croire auquel ils se réfèrent n’ayant pas la même signification ni une portée similaire.

Face à la raison froide, prétendument raisonnante des uns que l’on veut nous imposer en Tunisie au nom d’un rationalisme d’un autre monde, cette modernité dépassée, il est évident que plus que jamais il est nécessaire et urgent de clamer le droit au sacré.

Depuis les travaux de Jung, nous savons que l’inconscient humain est riche de ses contradictions; qu’outre la sexualité, omniprésente et pouvant être obsédante, il est structuré autour de mythes et de pulsions formant un imaginaire où se côtoient des ombres sombres et des lumières éclatantes, des anges et des démons terriblement actifs, et surtout des angoisses d’un autre temps qu’il lui faut dépister pour les connaître et arriver à les apprivoiser et les gérer sereinement afin d’atteindre à l’apaisement et finir par réussir l’épanouissement de son être enfin uni. Tout cela, dans la psychanalyse jungienne, s’appelle le numen et représente la part sacrée de soi.

Chez le Tunisien, ce sacré a un nom; c’est l’islam. Mais cet islam n’est pas celui que revendiquent le parti au pouvoir ou ses clowns de clones extrémistes. Il est une spiritualité qui y a été développée par le courant soufi ayant très bien compris mieux que quiconque la foi musulmane. Saisissant la fibre humaniste de l’islam, le soufisme a répondu, il y a si longtemps déjà, à la quête de sérénité et de bien-être du croyant, son droit au sacré dans un monde profane apaisé, réalisant un véritable enchantement de la vie.

Il y a une conscience collective en Tunisie dans les racines sont spirituelles; et l’islam, sauf à être soufi, ne saurait y réussir dans le domaine politique, car il doit se transfigurer en dépassant les formes élémentaires de la vie religieuse qu’il continue à donner de la foi pour rejoindre l’inconscient collectif de la société tunisienne.

Cet inconscient est travaillé par de la fantaisie, des phantasmes et même des fantasmagories — dont rend compte le soufisme précité dans sa déclinaison triviale populaire — et qui structurent volens nolens la personnalité du Tunisien, faisant toute son originalité, que les plus laudateurs nomment génie.

Or, là où les élites politiques modernisantes de ce peuple ont démérité, c’est de rester en deçà de ses talents propres, manquant d’originalité pour excès de conformisme et attachement maladif à une tradition intellectuelle ne jurant que par la raison, n’osant user d’imagination dans leur action, la percevant comme cette “folle du logis” selon l’expression de Malebranche.

Elles ont notamment peur de tout ce qui fait l’essence de la socialité postmoderne, ces formes formantes que sont les images, des sens de l’intuition. De la sorte, elles continuent de ne pas avoir la compréhension juste du réel puisqu’elles s’évertuent à en ignorer le donné tel qu’il se présente, se le représentant, l’interprétant selon leurs schémas, leur idéologie dépassée.

Il n’est pas étonnant ainsi que la pratique politique en ce pays manque de créativité aussi bien chez ceux-ci que chez leurs adversaires religieux, puisqu’ils restent coupés des images qui habitent leur peuple et la force de l’imaginaire collectif. C’est qu’il faut toujours prendre le réel tel qu’il est, avec ce côté fatal de la nécessité, cette annaké grecque que notre mektoub peut rendre sans trop la dénaturer, ce divin social cher à Durkheim, un des pères de la sociologie moderne. Et ce réel est une exigence foncière d’originalité.

La politique à l’antique n’a plus cours en ce siècle nouveau qui est une ère ou un âge des foules, où la psychologie nécessite une pensée qui ne soit plus surplombante, s’imposant par le haut et donc paranoïaque, mais une pratique compréhensive, une raison sensible et une pensée metanoïaque, d’accompagnement.

Le politique qui ne se trompe jamais, le pouvoir qui doit être hiératique, l’État dont le prestige est à sauvegarder… tous ces concepts sont dépassés aujourd’hui; car se tromper et le reconnaître, c’est la meilleure preuve de prouver que l’on n’use pas de langue de bois; être humble et écouter le peuple, c’est la meilleure preuve que l’on pratique la politique à son sens vrai, celui d’être au service des autres, ses administrés; et accepter que le pouvoir, l’État voient leur prestige écorné, c’est reconnaître que le seul prestige qui compte est celui du seul souverain véritable, i.e. le peuple.

Il est donc un sens commun en notre pays qu’il urge à nos politiques de mettre à la proue de leur démarche et il est fait d’intuitions, d’illumination, le satori oriental, l’extase soufie. Ce sens commun est une cœnesthésie, soit cette capacité d’avoir tous les sens et les sens de tous. Cela impose la nécessité d’une synchronicité avec ce qui régit le peuple en profondeur et qu’on ne peut atteindre par l’attitude déductive habituelle héritée du cartésianisme des causes et des effets incapables d’être attentives à ces intersignes dans les relations sociales discrètes, sinon secrètes, auxquels la sémiologie, le surréalisme et le lettrisme ont donné leurs lettres de noblesse.

Ce que Breton appelait le hasard objectif et que les situationnistes ont vulgarisé a cours dans nos sociétés sous la forme d’une attente qui ne relève plus du besoin, mais se structure dans le désir et dont rendent comptent les réseaux sociaux et le cyberactivisme. Ces derniers participent de la socialité postmoderne en réalisant le virtuel, en actualisant l’intemporel, rendant concrètes les potentialités, faisant de l’impossible possible et du possible une réalité tangible.

Certes, comme dirait Ernst Bloch, “inventer le monde est difficile”. En Tunisie, condensé de ce qui se passe ailleurs, on assiste à une discrépance (c.-a-d. une simultanéité inharmonieuse) des temps officiels et officieux; on y est non pas à la fin d’un commencement, ce moment délicat où un monde s’achève en engendrant un autre, mais bien, pour citer encore Bloch, “au front du nouveau”, dans ce combat inévitable entre un passé qui subsiste dans son inertie et ses travers et une avancée vers un futur qui a de la peine à se dégager de la même inertie pour faire éclore toutes ses richesses.

Celles-ci sont donc de l’ordre du virtuel, de l’officieux; et c’est pourquoi les exigences des plans officiel et officieux ne s’appareillent pas. Or, l’essentiel du vivre-ensemble est désormais dans l’officieux et non dans les schémas préétablis hérités du passé. Le présent ne relève plus de la logique ancienne du devoir-être qui est une vision morale et moralisante du monde; il n’est plus dans la représentation dont on se fait, mais dans la présentation, le donné, être le là, soit le Da-sein des phénoménologistes.

Aujourd’hui, toute représentation, tout construit relève de l’idéologie; et même la conception de Berkeley que rien n’existe hors le corpus des idées n’est plus pertinente. Tout est donc dans cette détermination sociale; et la détermination était la borne du champ chez les Latins, car ce qui limite donne à être, l’indéfini faisant le désert, l’inculture. On parle bien du tissu social sans être attentif à ce qui fait ce tissu de fils entrelacés, et de trame.

C’est à cet invisible social qu’il nous faut faire attention, prendre compte de sa force; et pareil invisible, c’est l’imaginaire où on peut débusquer tout l’impensé, l’idée sur laquelle repose tout édifice social et sans laquelle tout se délite et s’effondre. Comme le disait Foucault dans son Archéologie du savoir, la vraie musique n’est pas dans les notes; elle est entre les notes.

Désormais, en Tunisie, le réel issu de la Révolution, ce qui fait sa force, est dans l’invisible, cet évanescent structurel, cette précision évasive dans les rues, ces signes évocateurs de tous ces creux auxquels on ne fait pas attention. Le réel est donc bel et bien dans l’intervalle, les fondements et les bas-fonds; il est en sous-sol, l’inconscient.

Si donc l’on ne veut pas que le sous-sol social monte jusqu’aux palais de la République, il faut que ces palais aillent en sous-sol. Une mélodie pourrait alors y être composée, la plus belle qui soit. Et si elle doit être mystique, elle ne saura que ressembler à celle des derviches tourneurs.

C’est à un pareil réenchantement que l’on doit s’atteler aujourd’hui en notre pays en portant un autre regard sur la politique et sur la religion, deux faces d’une même réalité résumant le vivre-ensemble en une Tunisie Nouvelle République.

Rappelons ici ce que disait le père de la fable, le Grec Ésope, de la langue, pouvant être ce qu’il y a de meilleur et de pire en l’homme. Il en va de même pour la religion qui est assurément le moyen idéal d’élévation humaine, quand ses valeurs sont humanitaires, rationnelles et universelles, comme elle peut dégénérer en instrument de dégradation de l’être humain, ravalé à la condition bestiale, obéissant à un instinct animal faussé, quand elle se replie sur un culte faisant de l’homme un automate, programmé pour haïr et mépriser, nourrissant le rejet d’autrui, le fanatisme et la cruauté.

Ce fut (et c’est encore le cas chez leurs intégristes) du judaïsme, du christianisme; et c’est surtout le cas aujourd’hui de l’islam dont les intégristes suivent en cela leurs illustres prédécesseurs judéo-chrétiens sur la voie d’une croyance d’exclusion et de haine.

Actuellement, en Tunisie, nous avons les deux facettes, avec une religion qui a été un islam des Lumières et qui est en train de finir en islam des ténèbres. Or, tous ceux qui me lisent savent que je crois et milite pour un islam humaniste, tolérant et serein, fidèle en cela à son essence rationaliste et universaliste; soit un islam postmoderne.

Où, avec l’utopie, on passe du Coup du peuple au peuple dans le coup :

Il urge de remettre le peuple dans le coup, car il fut le moteur du Coup du peuple dont on vient de fêter le second anniversaire, cette révolution qui fut si semblable à un coup d’État, si ce n’était son moteur, bel et bien une pression populaire allant crescendo, mettant en œuvre une machinerie de bric et de broc ne tenant en route qu’arc-boutée sur la volonté du peuple.

Ce Coup du peuple a projeté le pays dans la postmodernité environnante, qui n’est que la synergie réussie des éléments archaïques de la société et de ses phénomènes les plus sophistiqués. La Tunisie offre même désormais la grille de lecture la plus éclairante de cette postmodernité avec ses foules en effervescence, sa société civile en hyperaction, redécouvrant sa puissance diamétralement opposée à un pouvoir institué subitement réduit à l’impuissance faute d’être en empathie avec le peuple, en harmonie avec sa psychologie.

Le Coup du peuple a mis en lumière les archétypes qui traversent les Tunisiens au plus profond de leur inconscient. Ce faisant, il a dévoilé l’imaginaire de la société, fait d’un désir latent de communion émotionnelle et d’affinités sensuelles, mais déclinés à l’état éclaté de tribus et de clans. Et il serait erroné de prendre pour pure anarchie et désordre ce qui n’est qu’une multiplicité d’ordres et d’équilibres, une déclinaison postmoderne du besoin de solidarité et du désir de protection.

Ce qui importe en ce moment en Tunisie, c’est sa redécouverte d’elle-même, ses forces et ses faiblesses, ses atours et ses guenilles au travers de cette énergie qui bouillonne en chacun de ses enfants, pouvant être dévastatrice, car étant foncièrement libératrice. Or, l’on sait le danger du refoulement des passions et l’inévitabilité de la prise de risque en nos sociétés condamnées, pour être inventives, à vivre leurs contradictions, jusques et y compris la part de violence qui lui est inhérente, et ce à dose homéopathique, au risque de courir à l’asepsie ou à l’explosion.

C’est l’ère des sens qui a cours en Tunisie aujourd’hui, des sens débridés, mais non réductibles au sexe, même si la libido y est présente et pressante. C’est le défi qu’elle lance à ses élites de savoir en tenir compte pour réaliser la synthèse des contraires, cette harmonie conflictuelle de toute société bien dans sa peau, simplement vivante. À condition de ne pas se tromper sur ce que quête le peuple, mélangeant mythes fondateurs et mythologies idéologiques.

Les historiens de la Renaissance occidentale ont étudié admirablement le rôle de certains mythes (comme celui du paradis perdu ou du Royaume du prêtre jean) et des représentations du monde dans les voyages du XVIe siècle. Aussi, il n’est aucune particularité à ce qui se passe chez nous aujourd’hui, où la recherche du paradis perdu et de l’âge d’or islamiques ne fait que rappeler une quête ancienne, commune aux hommes, y compris ceux qui n’avaient pas la foi musulmane. Il s’agit, en fait, d’une constante anthropologique qui n’a que faire des colorations idéologiques. Nos ancêtres, à un moment d’efflorescence de leur civilisation, ne cherchaient-ils pas déjà la Cité idéale? Encore un mythe de la mémoire collective de l’humanité !

La quête spirituelle du peuple permet d’entrevoir le “principe d’espérance” dont parle E. Bloch, nécessaire pour toute société contemporaine dans une vision de la société postmoderne où est avérée la “multiplicité des temps sociaux”. Et comme il le dit encore si bien, pour ces sociétés, l’utopie est inévitable parce qu’elle a son fondement dans l’anthropologie; elle naît du pouvoir dont l’homme est investi de se dégager de l’immédiat et du factuel pour s’inventer de nouveaux possibles, soit vers le passé d’un âge d’or, soit vers le futur de la prospective.

Pourtant, dans notre monde actuel, bien que devenu un village planétaire, on se laisse aller, comme si c’était fatal, à une apathie et un cynisme généralisés depuis le triomphe du capitalisme américain taillant en pièce l’élan utopique des pionniers de la “Nouvelle frontière”. Face à cela, faut-il croire, comme Cioran, que l’utopie relève de la “métaphysique de la fraude”, n’hésitant pas à juger les utopistes comme étant “plats, simplistes et ridicules”?

Nous pensons qu’il a tort, et que l’on peut même aller au-delà de l’utopie comme on l’a vu avec un pays tel l’Équateur sous la houlette d’un idéaliste engagé comme le président Rafael Correa depuis 2006. Dans ce pays habitué des dictatures militaires jusqu’en 1979 puis livré à une grave instabilité politique jusqu’aux années 90, on a su innover, refusant le dogmatisme et le conformisme ambiants pour aller au-delà de l’utopie, osant une pratique politique novatrice qui réussit de la plus éclatante manière. Et avec cela, le peuple équatorien ne dispose pas des atouts de la Tunisie.

Aussi, en réponse à Cioran, et suivant P. Tillich, nous dirons plutôt : “Comme l’utopie participe de la vérité, il s’en suit que la négation de l’utopie, qu’elle soit cynique ou philosophique, est mensonge. Nier cyniquement l’utopie n’est pas encore conquérir la vérité que l’utopie recèle”.
Aujourd’hui, il n’est plus permis de douter que l’utopie ait bien une fonction sociale et que celle-ci soit relative à la structure de la société, variant selon son histoire. Oser affronter l’utopie, oser même aller au-delà de l’utopie, c’est simplement faire la politique autrement; c’est innover, c’est construire le réel de demain. Et comme on le sait désormais : l’anomique d’aujourd’hui est le canonique de demain.

Où rêver en politique c’est faire réalité de l’illusion et de l’utopie :

Rêvons, donc ! Révolutionnons nos mentalités, révolutionnons la pratique politique, osons l’utopie ! Pour mes plus sévères lecteurs, pas nécessairement les moins intentionnés à mon égard, je suis un invétéré rêveur; et je le revendique volontiers. Et c’est non seulement comme dimension indispensable de l’équilibre psychologique humain, mais surtout comme un levier indispensable de la pensée humaine, l’ingrédient qui assure sa continuelle rénovation.

Il est certes par trop facile, dans les mentalités conservatrices, de faire du rêve une illusion et de l’utopie une chimère; or, elles ignorent qu’il est aussi facile de faire de l’illusion réalité quand on croit à l’inéluctabilité du changement dans la vie. Et que l’on peut aller bien au-delà de l’utopie.

Aussi, c’est une énième invitation au rêve que je destine à nos femmes et hommes politiques pour révolutionner leur mentalité de l’âge de pierre et rentrer dans l’âge postmoderne duquel relève déjà leur peuple. las, ils ne peuvent s’en rendre compte, enfermés qu’ils sont dans les ors de leur confort intellectuel qui les coupent des réalités populaires, aveuglés par leur vision déformée des faits avec les lunettes enfumées d’un passé révolu qu’ils tiennent à arborer !

Aussi, je la renouvelle ici à toutes nos élites, au pouvoir ou hors du pouvoir; car l’autorité véritable est loin de se réduire uniquement aux structures formelles, politiques ou économiques, puisant parfois l’impulsion nécessaire ou la perdant au niveau de la pensée. De fait, celle-ci est le véritable moteur de l’action humaine, et qui peut se situer au sein des cercles informels d’influence, quelle que soit leur nature et qu’on se contenterait de qualifier d’inévitable.

Et il est dans la vie des sociétés des moments où la bascule est nécessaire pour passer sans trop d’encombres d’un paradigme fini à un autre en train de naître; le destin ne manquant pas d’en donner les indices les plus éclairants. C’est alors aux plus perspicaces des observateurs et praticiens des réalités, ceux qui les font et défont autant qu’ils en sont faits et défaits, d’en tenir compte et de s’y adapter tant que la conjoncture est favorable et que la raison le commande pour l’intérêt le plus large des leurs.

En ce moment où tout semble verser dans l’inutilité, le moment est toujours propice à une action utile; la conjoncture est favorable aux décisions salutaires pour faire que le chaos actuel — et qui est toujours et nécessairement le terreau pour quelque chose en gestation — soit synonyme de création et d’innovation à la mesure des attentes de ce peuple qui a réussi le plus dur : la bascule sans trop de dommages d’un temps fini dans un temps infini.

Ci-après, donc, quelques mesures à haute valeur symbolique, comme une recette d’actions porteuses dont l’apparence peut surprendre, mais dont le fond est bien plus gros en retombées concrètes et positives que ne peut le laisser supposer la forme que nos habitudes font relever de l’illusion. Le tout est conditionné par notre croyance pour de bon que la Tunisie est un pays révolutionnaire. Mais qui oserait mettre en doute une affirmation pareille?

Où le nouveau gouvernement doit être révolutionnaire :

Depuis deux ans, l’histoire s’écrit sur cette terre de Tunisie qui a toujours été capable d’offrir au monde les voies les plus originales dans la gestion des affaires humaines. Cela est de nouveau possible, requis même, par la destinée, pour y réussir une harmonie entre le ciel et la terre si l’on sait privilégier dans la pratique gouvernementale une action publique novatrice, une politique courageuse tendant vers l’idéal en tenant compte du réel sublimé dans ses plus nobles ingrédients.

À la veille de l’entrée en fonction du nouveau gouvernement qui ne saurait plus tarder, M. Jebali ayant eu la sagesse, avec les plus éclairées des compétences de son parti, de forcer ses franges dogmatiques à adouber sa nouvelle équipe consensuelle en recourant à l’Assemblée Nationale Constituante pour les mettre devant leurs responsabilités historiques.

Car, aujourd’hui, ce sont les membres cacochymes d’EnNahdha, ceux qui sont les alliés objectifs des ennemis de l’islam authentique que sont les islamistes aux visées viciées et vicieuses issues de cervelles d’oiseau, qui font tout pour faire capoter l’expérience de gouvernement de coalition tout bénéfice pour le pays.

Une fois les inconscients du parti de cheikh Ghannouchi ramenés à la raison et le gouvernement Jebali II mis sur selle, il urgera qu’il renoue avec ses fondamentaux révolutionnaires en pratiquant une politique reflétant la Révolution exemplaire de la Tunisie, faisant pour le moins ainsi que le fit un pays comme l’Équateur dont l’archaïsme de la société est bien plus grave que celui de la Tunisie et dont l’empreinte religieuse est bien forte. Rappelons ainsi que la devise du pays est Dios, Patria y Libertad (Dieu, Patrie et Liberté).

Sur le plan interne, il nous faut commencer par avoir le courage de nous libérer du prétexte de la rédaction préalable de la Constitution qui risque d’amener à la bâcler selon la vision archaïque et réductrice du parti majoritaire. Il faut donc disjoindre la mise en place des institutions démocratiques nécessaires de la démocratie de la Constitution dont la rédaction doit être particulièrement soignée pour constituer une véritable innovation politique, à l’image de la Révolution tunisienne.

La priorité des priorités doit être donc l’adoption d’un code électoral et la mise en place des institutions indépendantes de la justice, de la presse et notamment des élections afin de procéder à la préparation de l’élection présidentielle, du moment que le principe du scrutin au suffrage universel du président de la République est acquis.

Après, et en parallèle avec le début des travaux de ces institutions, notamment la nouvelle ISIE, on pourrait revenir à la Constitution dont l’adoption pourrait se faire alors en parallèle avec la première des élections à organiser (l’élection présidentielle) ou au lendemain de cette élection et même, si nécessaire, d’élections municipales à prévoir, la démocratie locale devant être aussi importante, sinon plus, que la démocratie à l’échelle nationale.

Justement, il nous faut mettre en place une véritable démocratie directe en cherchant à impliquer le peuple dans la gestion des gouvernorats et des municipalités, et notamment dans le choix de leurs responsables. On pourrait organiser, à cet effet, des assises populaires régionales et locales chargées de proposer une liste de compétences dans lesquelles le pouvoir central serait amené à choisir ses représentants, les gouverneurs.

Et il agira pareillement, pour les municipalités, en attendant les élections municipales qu’on a intérêt à organiser au plus vite et même avant les présidentielle et législatives, et ce au nom de la démocratie directe et populaire. Dans cette attente, le pouvoir central pourrait, sur des listes proposées par les habitants des circonscriptions municipales, retenir celle qui aura reçu le plus de voix pour constituer l’équipe des édiles municipaux.

Pour préparer pareilles assises, un dispositif d’appui à la presse régionale et locale est à mettre en place, devant être une pièce maîtresse de la nouvelle démocratie directe. La chance de la Tunisie à ce niveau est réelle, du fait qu’elle dispose de quelques organes de presse régionaux, certes en très mauvaise santé, mais qui ont le mérite de perpétuer dans nos régions intérieures déshéritées l’esprit et la pratique d’une presse de proximité absolument nécessaire. Il en est d’ailleurs qui on une longévité à saluer.

Enfin, il nous faut nous atteler à purifier les allées du pouvoir de tous les profiteurs qui n’y viennent que pour leurs intérêts propres. Que la Tunisie de la Révolution décrète une mesure véritablement révolutionnaire consistant à déconnecter l’exercice du pouvoir de tout privilège ou indemnité !

Faire la politique en Tunisie doit être un honneur et un devoir, non une sinécure et un biais pour des privilèges et des indemnités. C’est ainsi que l’on barrera la route à tous ceux qui viennent en politique pour se servir et non servir un peuple qui, s’il souffre de tous les maux que la misère fait endurer, ne souffre nullement de clairvoyance et de sagesse pour juger ses vrais serviteurs des bouffons qui se payent sa tête pour leurs intérêts propres.

Dans tous les rouages de l’État, un toilettage est nécessaire de toutes les marques du luxe, de privilèges et d’honneurs factices; car le prestige de l’État n’est pas dans la pompe, mais dans la dignité de son peuple. Quand est-ce qu’on aura le politicien que mérite le peuple, tirant non seulement sa légitimité des masses, mais aussi sa pratique et son esprit, en étant modeste et cultivant soigneusement la modestie?

Dans un pays pauvre, il est légitime que le train de vie des hauts responsables soit ramené à des proportions modestes, en conformité avec le niveau de vie du peuple, de sorte que tous ceux qui viennent à la politique pour y faire des affaires n’y viennent plus. Il existe, en Tunisie, assez de compétences désintéressées, prêtes à servir en soldat, juste pour l’honneur d’être utile à leur pays, pour ne pas hésiter à leur ouvrir la voie que leur barrent des professionnels véreux de la politique.

Et pour finir sur ce plan interne, il y a lieu de faire application de la vraie éthique islamique d’une pratique sincère et honnête et de parole juste et franche, bannissement de notre pays tout recours à une langue de bois qui relève d’une politique à l’antique. Nos responsables politiques doivent obéir à un code de conduite en ce sens quitte à devoir garder le silence au lieu de recourir au mensonge dont le peuple, qui n’est pas dupe, ne saurait plus accepter.
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Pareillement, sur le plan international, on aura à innover en actions véritablement révolutionnaires. En ce monde globalisé, il nous faut faire l’effort sérieux de nous convaincre que le poids de la Tunisie révolutionnaire est, pour le moins, équivalent à celui de n’importe quel autre pays, y compris les puissances du jour; car la force de la Tunisie aujourd’hui est d’être porteuse de valeurs universelles originales indispensables à la future vie de la communauté internationale, étant conformes au paradigme nouveau de notre époque.

Ce faisant et dans le même temps, on ne fera que mettre en œuvre le principe de souveraineté égale des États sur lequel est assis formellement l’ordre international actuel, mais d’une manière telle que le poids de sa conception purement formaliste de ce principe l’étouffe, le vidant de tout sens.

On aura alors bien plus facilement le courage de parler au nom du peuple en traduisant auprès de nos partenaires, européens notamment, le message inaudible, quoiqu’inlassablement et dramatiquement répété par nos compatriotes, de la levée du visa pour la circulation des citoyens du pays de la Révolution.

Qu’immédiatement le gouvernement Jebali bis investi, la Tunisie révolutionnaire ait donc le courage d’exiger la transformation du visa biométrique actuel en visa de circulation délivré gratuitement et sans restriction à tout Tunisien qui le demande ! Qu’elle le réclame en compensation de la concession énorme à la souveraineté tunisienne que font nos autorités en permettant que les empreintes digitales de leurs ressortissants soient prélevées par des autorités étrangères. Et qu’elle en fasse aussi un signe tangible de la part de ses partenaires dans leur volonté à l’aider à consolider la démocratie au pays.

Et dans le cas probable de réticences de ces partenaires, réticences infondées — puisqu’il n’existe, en matière de sécurité, seule justification du visa, aucune différence entre le visa biométrique actuel et le visa biométrique de circulation —, que la diplomatie tunisienne n’hésite pas à adopter l’attitude juste qu’elle est en droit d’adopter en ce domaine consistant à menacer d’arrêter tout concours avec ces partenaires dans le dossier de la circulation qui ne soit pas axé sur le principe de la libre circulation.

Il est temps, en effet, pour le pays de la Révolution de se réclamer être aussi celui des droits de l’Homme; or, la politique inepte de lutte contre l’émigration clandestine les bafoue, la clandestinité n’existant que du fait du visa responsable désormais de drames humains qu’aucune politique répressive ne saurait empêcher.

Les bases de notre diplomatie doivent être refondées, devenant révolutionnaires, étant inspirées par les exigences populaires. Aussi, outre la libre circulation, il est temps aussi que l’on cesse de prélever sur les biens du peuple, déjà maigres et par trop spoliés par l’ancien régime maffieux, de quoi rembourser la dette de ce régime. Elle constitue, en fait, une dette scélérate et doit être dénoncée par la Tunisie si les débiteurs ne prennent pas l’initiative de l’effacer sur la demande expresse du nouveau gouvernement.

Nous rappelons ici que la morale internationale commande bien plus qu’une simple renégociation de dettes semblables, d’autant plus que l’effacement ne léserait nullement les créanciers d’un pays dont l’économie est étroitement imbriquée dans la leur. De plus, les économies à faire sur le service de la dette ne peuvent que se traduire par des mesures de relance de l’économie du pays dont les retombées seraient forcément bénéfiques à ses créanciers actuels eu égard à l’état de dépendance de notre économie du marché européen.

Enfin, une mesure phare doit être prise sans délai par les autorités tunisiennes, qui consiste à afficher clairement sa conviction que l’islam qui inspire ses dirigeants et qui est la religion de la majorité du peuple est parfaitement conforme aux principes démocratiques et aux valeurs universelles.

La Tunisie révolutionnaire doit, en effet, revendiquer et promouvoir un islam apaisé, véritablement universel dont les principes ne sont nullement exclusifs de l’éthique en vigueur dans les démocraties avérées ni antinomiques avec les droits de l’Homme et les valeurs de l’humanité telles que consacrées par la communauté internationale.

C’est avec pareil affichage qu’on donnera crédit aux professions de foi démocratiques de la Tunisie et que l’on reconnaîtra et valorisera ses efforts pour consolider la démocratie dans notre pays.

Farhat OTHMAN