Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

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Note de la rédaction : Article rédigé par Annamaria Rivera en réaction à l’article “Rivoluzioni arabe e cliché” dont nous avons publié la traduction française sur notre site le 18 janvier 2012. “Révolutions arabes et clichées” a été rédigé en réaction à un autre article de Annamaria Rivera intitulé “Tunisia, due anni dopo la rivoluzione c’è poco da festeggiare“. Cette querelle par médias interposés rappelle à quel point le traitement de la transition tunisienne par les médias étrangers suscite la polémique non seulement en Tunisie mais aussi au-delà des frontières.

Annamaria Rivera – NenaNews, 22 janvier 2013

Je pense que la polémique est le sel du débat culturel et politique. Mais je doute de l’utilité d’une querelle oiseuse, non documentée et ignorant délibérément la biographie intellectuelle et politique de celui ou celle que l’on critique. C’est le cas de la lettre “Révolutions arabes et clichés”, signée par Mario Sei, Santiago Alba Rico, Sondes Bou Said, Patrizia Mancini et Hamadi Zribi, publiée sur Nena News et Nawaat. Une lettre paradoxale dès son titre, qui contient un typique cliché : la qualification d'”arabe” pour désigner les révolutions ou insurrections dans les pays à majorité arabophone. Pour ne pas parler des bavures, entre autres lexicales, contenues dans le texte. Un exemple : “la matrice islamique des deux gouvernements” [égyptien et tunisien]. Peut-être les auteurs voulaient-ils dire : “sur la présence influente d’un parti islamiste dans les deux gouvernements” ? Vraiment paradoxal pour une lettre dont le préambule est une petite leçon prétentieuse sur réalité et représentations, clichés et stéréotypes.

Les auteurs auraient peut-être mieux fait de s’exercer à la lecture, à la compréhension et à l’analyse textuelle avant de prendre à coups de cornes les textes en question : deux articles, respectivement de Giuliana Sgrena et de moi, tous deux publiés par il manifesto, le premier le 30 décembre et l’autre le 15 janvier derniers. Le fait de les avoir amalgamés est déjà en soi bizarre et incorrect. De fait, quiconque ne tend pas à la “paresse intellectuelle” évoqué par les cinq sait bien que Giuliana et moi avons des orientations divergentes, également respectables, sur certains thèmes, à commencer par la querelle déjà ancienne autour de la loi française “contre le voile”, moi étant sur des positions nettement anti-interdiction (du voile).

L’accusation de verser complaisamment dans le “dualisme laïcs-religieux” ne peut que paraître ridicule aux yeux de quiconque connaît mon engagement, non seulement contre la loi prohibitionniste française mais plus généralement contre l’arabophobie, l’islamophobie et le laïcisme à sens unique. Mes ouvrages, qu’au moins Patrizia Mancini aurait du lire, peuvent témoigner de mon engagement – qui m’a valu des attaques et des “avertissements” assez lourds. Pour en citer quelques-uns : L’inquietudine dell’islam, avec M. Arkoun, J. Cesari, A. Jabbar, M. Kilani, F. Khosrokavar (Dedalo 2002); La guerra dei simboli (Dedalo 2005); Les dérives de l’universalisme. Ethnocentrisme et islamophobie en France et en Italie (La Découverte 2010).

Mais pour éviter des gaffes, il aurait suffi que “la” Mancini (pour recourir au vocabulaire de PV policier de nos cinq auteurs) suggère à ses quatre co-auteurs de lire mes nombreux articles sur la révolution tunisienne. Elle les connait bien, puisqu’elle m’a demandé récemment l’autorisation de les publier sur un blog en construction. Elle sait aussi très bien que je fréquente la Tunisie depuis trente ans, et pas en touriste mais comme chercheuse et militante. Et pourtant, on trouve en filigrane de cette lettre le préjugé selon lequel deux femmes ne puissent écrire que “par métier” ou “pour le plaisir” (c’est ce que les 5 écrivent), et pas par un engagement généreux et rigoureux dans le champ social, politique et aussi scientifique.

Mais revenons à l’un des deux textes visés par leur critique, l’article que j’ai signé dans il manifesto et republié sur ce blog.

Il est assez singulier que les cinq survolent l’information que je donne en introduction et qu’ils ignoraient probablement, bien que vivant en Tunisie : l’énième suicide par le feu d’un jeune chômeur de Mnihla, un des lieux d’où est partie l’insurrection populaire. Ils ne sont pas frappés par le fait que la révolution n’ait pas mis fin à la série d’autoimmolations avant et après celle de Bouazizi. Que cela soit un symptôme de la gravité du malaise social qui règne dans la Tunisie de la transition, cela ne leur pose pas problème (à ce propos, qu’ils combattent donc la “paresse intellectuelle” et lisent Il fuoco della rivolta. Torce umane dal Maghreb all’Europa, Dedalo 2012, qui est aussi une analyse de la révolution tunisienne).

En plus, les cinq me reprochent d’avoir présenté le second anniversaire de la révolution “comme un enterrement”. Rien de plus faux : on ne trouve pas le mot “enterrement” dans mon article. On peut y lire en revanche : “Certains sont même allés jusqu’à écrire que le deuxième anniversaire de la révolution du 14 Janvier était un jour de deuil”. Je me référais, en m’en distanciant, à un article de Nizar Bahloul, “14 Janvier, un jour de deuil…ou presque”, publié le 13 janvier sur www.businessnews.com.tn. De fait, mon évaluation de l’état actuel de la transition est bien résumée par le titre donné à l’article par MicroMega: “ il n’y a pas grand-chose à célébrer”. Ceux qui en revanche utilisent la métaphore de l’enterrement sont des citoyens tunisiens tout sauf passifs et résignés : le 14 janvier dernier, le Comité des diplômés chômeurs de Menzel Bouzaïane, un des lieux d’où est partie l’insurrection, a commémoré l’anniversaire par des funérailles symboliques de la “révolution défunte ”: on peut lire l’information, en texte et photos, sur de nombreux sites et blogs tunisiens.

Quant au “snobisme intellectuel” que ‘m’attribuent les cinq, je me demande s’ils croient que c’est par snobisme que j’ai failli perdre la vie le 9 avril 2012 lorsque, participant à la manifestation pour l’anniversaire du massacre de 1938, j’ai été atteinte par une grenade de gaz asphyxiant lancée par la police (épaulée par des miliciens armés de bâtons). J’écrivais dans mon article : “S’il est indéniable que la révolution a libéré la parole publique et a brisé la chape de peur, il est tout aussi clair que la liberté d’expression est loin d’être garantie”. Cette affirmation est étayée par la myriade de cas récents d’atteintes à la liberté d’expression et de procès pour délits d’opinion, que les journalistes tunisiens, les diverses composantes de la société civile dénoncent sans relâche, tout comme le font des organisations de défense des droits humains comme Amnesty International. Tous malades de snobisme intellectuel ?

Continuons : les cinq me reprochent d’avoir omis le fait que ce soit “la réaction de la société civile tunisienne qui a déterminé l’issue du procès”, dans l’affaire de la jeune femme violée par trois policiers et inculpée pour actes obscènes. Ici aussi il leur aurait été utile de se livrer à un exercice préliminaire de lecture et de compréhension de texte. En fait j’ai écrit que le tribunal a émis cette sentence, poussé “par l’indignation” et “par les appels internationaux”. Seule une lecture malveillante peut amener à prétendre que je ne me référais pas à l’indignation suscitée en Tunisie.

Autre chose : avec l’élégante légèreté qui les caractérise, les cinq m’accusent de “diffuser des fausses informations” et de “rapporter des demi-informations “. Ils font allusion à la rumeur dont je m’étais faite l’écho, qui circulait en Tunisie, sur deux jeunes gens condamnés pour s’être embrassés dans la rue. L’information avait à ce point été prise au sérieux que, selon les 5 auteurs “des centaines de personnes se sont retrouvées sur une place du centre de Tunis pour un baiser collectif” (en réalité, les personnes qui ont organisé ce flash mob m’ont informée qu’elles étaient en tout neuf, six femmes et trois hommes). Mais pourquoi donc est-ce que moi, qui avant tout ne réside pas en Tunisie, j’aurais du décréter cette info fausse, avant même qu’elle ait été démentie ? Et puis, démentie par qui ? Peut-être par une dépêche du ministère de l’Intérieur ? On sait qu’en Tunisie, les rumeurs se diffusent rapidement, souvent suivies de démentis officiels, qui sont à leur tour démentis. Le fait est que le quotidien en ligne Tunisie Numérique a confirmé l’information au moins jusqu’au 16 janvier, dans un long dossier intitulé “Chronique d’un baiser interdit, volé et réprimé”.

Enfin : il est dommage que les cinq censeurs ne s’arrêtent pas aux thèmes évoqués par mon article qu’il aurait été plus intéressant de discuter : mais ils n’étaient pas utilisables pour s’exercer à la chasse aux sorcières. Je ne veux pas seulement parler du phénomène des suicides publics par le feu, symptôme de malaise, de désespoir social et d’abandon de régions et de zones urbaines entières, mais aussi du rôle joué dans les événements récents par l’UGTT, la principale centrale syndicale. L’annulation de l’appel à la grève générale nationale de la part des sommets syndicaux, suivie de la signature solennelle, juste le 14 janvier, du “Pacte social” entre le gouvernement, l’UGTT et l’UTICA (l’organisation patronale), n’est-elle pas, peut-être, la répétition d’un schéma typique de l’ancien régime ? C’est ce que soutient une autre centrale syndicale, la CGTT, qui rappelle que le couple parti-syndicat uniques était un des piliers du régime despotique (voir : “La CGTT exprime sa consternation face au Pacte Social”, publié le 12 janvier par www.tuniscope.com et par d’autres sites).

Cependant, même dans les phases où l’UGTT était intégrée dans le processus de normalisation disciplinaire, elle a toujours eu une base indocile et assez difficile à contrôler. Cela est plus vrai que jamais aujourd’hui : dans la “Tunisie profonde” comme dans les quartiers urbains déshérités des révoltes, aussi violentes, éclatent tous les jours et/ou ont lieu des grèves générales, les unes et les autres systématiquement réprimées avec violence par les forces de l’ordre. Quel effet peut avoir sur une bonne issue de la transition le fait que ces luttes ne trouvent pas des formes d’unification et de représentation nationale ? Comme l’a écrit, entre autres, Nicolas Beau, co-auteur des célèbres Notre ami Ben Ali et La régente de Carthage (La Découverte 1999 et 2009), aujourd’hui les élites politiques et intellectuelles de la Tunisie légale ont complètement oublié le pays réel. Et c’est moi que nos cinq censeurs ont le culot d’accuser de snobisme ?

*Proverbe italien (et corse) dont l’équivalent français est : “La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe“[NdT]

Voir l’article Originel en Italien

Annamaria Rivera, militante et anthropologue (Université de Bari, Italie)