Palais de justice à Tunis. Crédit photo Lilia Weslaty |Nawaat
Palais de justice à Tunis. Crédit photo Lilia Weslaty |Nawaat

1429 accusés, dont 90 sont détenus, 61 en fuite et 1278 en état de liberté, seront scrutés par le nouveau pôle judiciaire mis en place par le ministère de la Justice. Ces dossiers ne concernent que les affaires de corruption financière, sauf que le Procureur de la République, censé recevoir les plaintes pour ouverture d’enquêtes sur des hommes d’affaire et des responsables des secteurs publics suspectés de corruption, n’est autre que M. Tarek Chkioua, époux de Mme Wided Bouchamaoui, Présidente de l’UTICA (Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat). L’Association des Magistrats Tunisiens (AMT) et l’Observatoire tunisien de l’indépendance de la magistrature ont rapidement réagi pour avertir l’opinion publique sur l’absence de garanties pour des procès équitables.

Qu’est-ce que le pôle judiciaire ?

Il n’y a qu’une semaine que l’on commence à entendre parler, et ce grâce à l’Observatoire tunisien de l’indépendance de la magistrature, de ce qu’on appelle « le pôle judiciaire ».

  • Genèse et composition du Pôle judiciaire
  • Le juge Faiçal Ajina, chargé de mission au cabinet du ministère de la Justice nous a informé que l’initiative de mise en place d’un pôle judiciaire est une décision prise depuis un an, le 17 janvier 2012.

    Le pôle judiciaire a été crée en dehors du mouvement de la magistrature puisque la nomination des juges qui la composent a été faite avant la mise en place de cette commission. Cette décision n’a été exécutée qu’au mois de septembre, à peu près vers le 16 du mois.

    Il est composé de quinze juges choisis et rattaché au Tribunal de Première instance, sous la tutelle du Procureur de la République : dix sont des juges d’instruction et cinq du ministère public.

  • Critères de la nomination des juges par le ministère de la Justice
  • Les critères de choix des quinze juges nommés par le ministère de la Justice a été, selon le chargé de mission du cabinet

    >> Le fait qu’ils travaillent au sein du Tribunal de Première Instance de Tunis
    >> Parce qu’ils sont des juges qui étaient auparavant chargés de dossiers de corruption
    >> Les juges nommés par le ministère de la Justice sont compétents et ont de l’expérience dans le domaine de la corruption.

    Les autres juges intégrés au pôle ont été nommés également du fait de leur compétence dans l’investigation et dans les poursuites dans des affaires de corruption, nous a affirme M. Ajina. En outre, ils ont eu récemment des formations.
    Un comité d’experts sera mis en place pour aider ces juges.

  • Rôle du Pôle judiciaire
  • D’après M. Ajina, ce pôle va se charger exclusivement des dossiers de corruption financière.

    “Il sera chargé d’investiguer et d’entamer des poursuites judiciaires contre les hommes d’affaires et les responsables corrompus du secteur public. Notre but est d’améliorer la lutte contre la corruption”

    Le pôle judiciaire, un instrument politique du pouvoir exécutif
    L’effet d’annonce du ministère de la Justice, qui promet “l’assainissement et la lutte contre la corruption”, sur le citoyen lambda n’est pas le même que sur un juriste, notamment sur M. Ahmed Rahmouni, Président de l’Observatoire pour l’Indépendance de la magistrature et sur les juges de l’Association des Magistrats Tunisiens.

    L’AMT et l’Observatoire ont exprimé leurs réserves vis-à-vis de ce pôle. D’après M. Rahmouni, l’idée d’un pôle judiciaire est louable mais les critères et la manière avec lesquels il a été mis en place ne garantissent pas des procès équitables. En outre, il est contrôlé par le politique, notamment par le pouvoir exécutif, c’est-à-dire par le ministre de la justice Nourreddine Bhiri.

  • 1 Conflit d’intérêts :
  • Le Procureur de la République Tarek Chkioua est l’époux de la Présidente fraîchement réelue de l’UTICA (Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat), Wided Bouchamaoui. Ce qui fait que les hommes d’affaires qui seront probablement poursuivis en justice peuvent être liés à l’UTICA.

    Pour le juriste Kais Berrajab, le lien marital entre le procureur et la présidente de l’UTICA n’est pas un problème en soi dans l’absolu.

    Si l’UTICA aura un mot à dire ou sera entendue comme témoin ou fournira des preuves ou des confidences au procureur, là ça devient problématique car l’actuelle direction de l’UTICA ne pourra pas raisonnablement être objective, elle sera tentée ou amenée à émettre des jugements de valeur à l’encontre des hommes d’affaires concernés par les poursuites, des concurrents, des ennemis d’autrefois … Il faudra donc définir le rôle de l’UTICA dans tout ça avant de porter un jugement sur l’hypothétique influence de la relation procureur/Mme bouchamaoui.

  • 2 Absence de transparence dans la mise en place de ce pôle
  • Selon la vice-Présidente de l’Association des Magistrats Tunisiens, le pôle judiciaire n’est pas une simple commission rattachée au Tribunal de Première Instance. C’est une commission qui va traiter tous les dossiers de corruption. Le problème c’est qu’il a a été crée dans l’opacité, sans concertation avec les représentants des magistrats.

    “Depuis le 27 mai 2012, lors de notre Assemblée Générale à l’AMT, notre position était claire depuis le départ. Nous avons demandé au ministère de la Justice qu’il y ait concertation au sujet des commissions mises en place.”

  • 3 Concertation, election et transparence
  • En effet, les magistrats ont demandé à ce que les critères des commissions, telle que celle du Pôle judiciaire, soient conformes à des critères objectifs.

    1- La transparence lors des sélections des juges
    2- Ouvrir les candidatures aux juges pour intégrer ce pôle
    3- Sélection des juges selon la compétence, l’intégrité et la neutralité.

    Pour la juge, ces demandes sont légitimes pour s’opposer à l’anomalie de la justice tunisienne où les critères d’indépendance interne sont inexistants. Car, il faut le savoir, c’est avec les lois de l’ancien régime que fonctionne encore le ministère. L’exemple même d’un procureur de la République, lui-même nommé par le ministre de la Justice, est une aberration contre l’indépendance de la justice. A cause de ces conditions de travail, on se retrouve avec un ministre de la Justice qui commande le Procureur de la République.

    Quant à la compétence des magistrats, nommés par le ministère de la Justice pour s’attaquer aux hommes d’affaire corrompus, Mme Karafi répond à M. Ajina

    Depuis quand avons-nous des spécialistes de la corruption financière et de quelle expérience parle-t-on alors que sous le régime Ben Ali aucun dossier n’était touché ?

    Ce qu’on peut alors retenir c’est que la création du pôle judiciaire manque de plusieurs choses :

  • Absence d’élection pour les juges du pôle judiciaire
  • Les conditions relatives à la compétence, à l’intégrité et à la neutralité sont inconnues
  • Absence de concertation avec les présidents des tribunaux
  • Le pôle judiciaire est sous la tutelle du Procureur de la République, lui-même nommé par le ministre de la Justice Noureddine Bhiri
  • Ainsi, il n’y a eu ni élections, ni même une procédure transparente pour la mise en place de ce pôle qui manque en toute évidence, selon l’AMT, de garanties pour l’indépendance de son jugement.

    «Le ministre de la Justice Noureddine Bhiri a utilisé son droit de “note de travail” mais il devait se concerter avec les représentants des magistrats, chose qu’il n’a pas faite au sujet de ce pôle. La procédure suivie s’est caractérisée par l’opacité, ce qui ne garantit pas des procès équitables.» affirme Mme Karafi

    D’après la vice-présidente de l’AMT, les juges de ce pôle auraient été prévenus de leur nomination par fax, et ce même avant le 13 septembre 2012, date inaugurale du mouvement de la magistrature.

    Quant au juge Ahmed Rahmouni, président de l’Observatoire tunisien de l’indépendance de la justice, l’idée même de ce pôle est louable néanmoins, la procédure avec laquelle il a été crée n’est pas soumise à la règle de la transparence. En outre, le cadre légal du pôle est inconnu et la spécialisation selon les dossiers à traiter n’est pas définie.

    En attendant une institution pour le pouvoir judiciaire

    Depuis la mise en place de l’Assemblée Constituante, le sujet récurent qui soulève des passions est sans doute celui de la justice. Vivant une transition post-dictatoriale, les affaires de corruption, de torture et d’atteinte aux Droits de l’Homme depuis des décennies est loin d’être une affaire de quelques mois. Pour cela, la justice transitionnelle reste le moyen le plus efficace pour traiter le contentieux de la Tunisie. Aujourd’hui, le traitement des dossiers urgents reste une problématique cruciale pour la réussite de la transition en Tunisie. Néanmoins, la méthodologie adoptée par le ministre de la justice ne sied pas aux juges qui ont combattu contre Ben Ali. Pour un citoyen lambda, ceci n’est pas un problème pourvu qu’on “nettoie le pays”. Cependant, pour les juges tunisiens, notamment les intègres, le pouvoir exécutif ne doit nullement interférer dans le pouvoir judiciaire pour qu’il n’y ait point de justice sélective et expéditive, donc injuste.

    Ainsi, une instance indépendante de l’Ordre judiciaire, qui représenterait le pouvoir judiciaire, reste la solution la plus urgente à concrétiser pour débloquer la situation judiciaire en Tunisie. En effet, le ministre de la Justice, qui a la main mise sur le judiciaire suscite l’indignation des partis de la Troïka qui voudraient son départ, d’où le retard du remaniement ministériel, chose due au refus d’Ennahdha.