Crédits photos: "Tunisia Graffitis" (cf. : http://tunisiagraffitiproject.wordpress.com/tag/tunis/)
Crédits photos: “Tunisia Graffitis” (cf. : http://tunisiagraffitiproject.wordpress.com/tag/tunis/)

Entretien et propos recueillis par Lilia Weslaty et Alexandre Bisquerra.
CHAPITRE 3: « Guerre au sein du Système » La Police, Facebook et le Parti unique.

Cette série d’interviews s’étale sur huit chapitres et correspond à la retranscription d’un unique entretien mené en septembre 2012 avec Gilbert Naccache. Nous sommes allé à sa rencontre pour recueillir sa vision de la révolution de 2011 et de l’actualité tunisienne à la lumière des analyses déployées dans le cadre de son ouvrage “Vers la démocratie? De l’idéologie du développement à l’idéologie des droits de l’Homme”.

Dans ce troisième chapitre de l’entretien avec G. Naccache, on s’attaque aux piliers du système Ben Ali. Selon l’ex-militant du mouvement Perspective, si le RCD avait défendu le régime, la révolution aurait été provisoirement battue, avec ou sans Facebook.

Nawaat : Vous disiez qu’à la veille de la Révolution, il ne restait plus à Ben Ali que la Police pour assoir son pouvoir. Mais les policiers étaient eux-mêmes très en colère ces dernières années, ils étaient très mal payés…
G. Naccache : Oui, enfin c’était surtout le cas de la base ! Effectivement, même de la Police, Ben Ali n’était plus complètement sûr parce que la Police, même corrompue, sait que c’est le Gouvernement qui la paie et non le Président.

Son soutien ne peut-être indéfectible que lorsque le Président a une position très forte. Mais le sommet de l’appareil sécuritaire et policier était complètement pourri et intégré à la Mafia. Ces gens-là, dont la position financière restait stable mais qui se rendaient bien compte du fait que la position de Ben Ali n’était plus sûre, renégociaient leur appui.

Ben Ali se rendant relativement compte de la situation a donc déplacé son centre de gravité, lequel était auparavant à mi-chemin entre le Ministère de l’Intérieur et le Parti, pour le positionner uniquement autour du Ministère de l’Intérieur. Et ce faisant il s’est privé d’une source d’information essentielle. Car le Parti rentre jusque dans les maisons. Il y avait trois sortes de services de renseignements en Tunisie : ceux de la Police, ceux de l’armée et ceux du Parti. Donc Ben Ali était privé d’un soutien politique, d’un soutien policier, et d’un soutien populaire.

Il n’avait plus avec lui les agents économiques qui étaient tous mécontents de la mafia des Trabelsi qui venait prendre ses pourcentages. Il était donc impossible qu’il reste ! Alors pour moi, Ben Ali pouvait peut-être réprimer cette révolte mais il ne pouvait de toute façon pas se sortir de la crise que cela aurait causée.

Nawaat: Vous pensez qu’une répression à l’image de celle de janvier 1978 était possible ?
G. Naccache : Je pensais que la répression pouvait être beaucoup plus brutale et pouvait peut-être donner certains résultats mais je pensais que la répression provoquerait encore plus rapidement la rupture au sein du régime. Ben Ali pouvait peut-être gagner contre Sidi Bouzid, contre Menzel Bouzaïane mais dans ce cas, les gens de l’appareil de répression auraient dû alors prendre les devants pour éviter que le Parti ne s’appuie pas sur les révoltes pour réaliser le changement à leur détriment. De toute façon Ben Ali ne survivrait pas à la crise.

Nawaat : Quelles ont étés les raisons du succès de la révolution ?
G. Naccache : La force inouïe de la révolution tunisienne a été qu’elle ne réclamait rien d’autre que la dignité et la reconnaissance, c’est-à-dire, le refus de la situation telle qu’elle était. Ainsi, on ne pouvait absolument pas la battre. Rappelez-vous mai 1968 en France : tant que les étudiants sont restés dans une position de simple protestation, ils ont recueilli un large soutien et cristallisé le mécontentement d’une grande partie de la population. Dès que le mouvement s’est engagé, même subrepticement, sur la voie d’une hypothétique prise du pouvoir, il a perdu son caractère quasi-consensuel. Ce qui a permis à de Gaulle de le stopper. Tant que le mouvement révolutionnaire est un mouvement de refus, on ne peut rien faire : aucune répression ne peut venir à bout d’un mouvement de refus.

Facebook a également énormément accéléré la victoire de la révolution. Il n’y aurait pas eu Facebook, la révolution aurait gagné tout de même mais il y aurait probablement encore plus de morts à Thala, à Kasserine et à Menzel Bouzaïane. Pourquoi ? Parce qu’à partir du moment où le mouvement atteignait le littoral, il devenait invincible et cette propagation était possible rapidement grâce à Facebook. Pour autant, je ne crois pas que la préparation de la Révolution sur Facebook ait été plus importante que les mouvements du bassin minier en 2008, que les grèves d’étudiants de temps en temps, que beaucoup d’autres choses qui ont finalement contribués en même temps au mouvement. C’est vrai que l’existence de Facebook a créé une différence et c’est aussi vrai qu’à un moment donné l’information a semblé être l’aspect principal du mouvement, mais elle ne l’était pas. Ca n’est pas l’information qui a fait que les gens mourraient ou ne mourraient pas, ou qu’ils avançaient ou reculaient devant les flics. C’est qu’il y avait une volonté, une détermination qui n’était dictée que par des choses intérieures aux manifestants, à leur milieu, c’était un refus d’un mode de vie, d’une façon de vivre écrasé : ils n’en voulaient plus !

Grâce à Facebook ils se sont rendus compte que leur ennemi était implacable, et qu’il fallait donc absolument en venir à bout, et qu’ils n’étaient pas seuls. Alors aujourd’hui, on a Facebook mais de mon temps on avait des gars et des filles qui se coltinaient des paquets de tracts d’un endroit à un autre. Aujourd’hui avec Internet on a des moyens de communication beaucoup plus rapides et beaucoup plus complets. Les Facebookers n’ont pas fait la révolution mais en ont été les coursiers. Heureusement les coursiers ont été plus rapides, plus conséquent, plus efficaces qu’ils ne l’ont jamais été avant et il faut leur rendre hommage, mais il ne faut pas se tromper.

Nawaat : Ils n’ont pas fait la révolution mais ont été l’un des facteurs déterminants qui ont fait la différence ?
G. Naccache : Non, le facteur essentiel pour moi a été l’absence du Parti : le RCD n’a pas défendu le régime. Le RCD aurait défendu le régime que la révolution aurait été provisoirement battue, avec ou sans Facebook.

Nawaat : Kamel Morjane, ancien ministre des affaires étrangères sous Ben Ali, a même dit que le RCD avait aidé la Révolution, ce qui a fait rire…
G. Naccache : Il est probable que des gens même de la base du RCD, pour certains en tout cas, ont dû participer à des manifestations. Le plus important, pour comprendre le succès de la Révolution, cela a été la défection du Parti, qui a rendue inéluctable la fin de Ben Ali mais qui a également affaibli tellement le Parti lui-même qu’il n’a pas pu jouer le rôle qui aurait pu être le sien : la solution normale, la plus plausible pour le Parti était la solution à la Ceausescu ou un nouveau 7 Novembre, plus sérieux, avec des concessions plus importantes, mais ils n’ont pas pu le faire.

Nawaat: Vous disiez que les gens de l’appareil de répression auraient dû prendre les devants pour éviter que le Parti ne s’appuie pas sur les révoltes pour réaliser le changement… N’est-ce pas ce qui s’est passé in fine?
G. Naccache : Est-ce que le Parti était en position de réaliser lui-même le changement, à l’instar de ce qui s’était passé en 1987 ? Sur cette question je ne savais pas encore l’étendue de la rupture entre le Parti et le Ministère de l’Intérieur. Mais rétrospectivement, c’est évident : les évènements, à partir de l’après-midi du 14 Janvier, ont été dirigés par la Police, peut-être l’armée y a-t-elle joué un rôle [1] , et non pas par le Parti. Les prestations de serment successives du Premier Ministre de Ben Ali, Mohamed Ghannouchi, puis du Président de la Chambre des Députés, Foued Mebazaa, ont ainsi été orchestrées par la Garde Présidentielle. Les premiers jours de l’après 14 Janvier ont été ceux d’un processus essentiellement dirigé par l’administration sécuritaire, ou plus généralement, par l’appareil sécuritaire, armée comprise. Les autres corps de l’État ont fait un retournement acrobatique, à la dernière minute, pour se raccrocher à la Garde Présidentielle, laquelle a ensuite fait ce qui fallait pour qu’on évite une épuration trop poussée. Par la suite, Béji Caïd Essebsi a continué dans la même voie et ainsi, quand Farhat Rajhi a cru à la mission qu’on semblait lui donner, il a été liquidé en vitesse, etc.

Nawaat : L’insurrection populaire est donc allée plus vite que le retournement du régime ?
G. Naccache : Oui, et cela parce-que la révolution avait des racines beaucoup plus profondes qu’ils ne l’imaginaient. Il faut se rappeler qu’en 1987, les conditions étaient mûres pour une révolution mais qu’il n’y avait alors eu personne pour l’exprimer et la réaliser. Par ailleurs, la situation vécue par la population, toutes classes confondues, n’était pas encore désespérée. Aussi quand le Parti a réalisé son coup d’Etat en faisant des déclarations d’intentions qui donnèrent de l’espoir, tout le monde s’est calmé un peu partout en Tunisie.

En 2011, le dernier discours de Ben Ali, celui du 13 janvier, était lamentable. Il s’est montré incapable de convaincre qui que ce soit. Et il n’y a heureusement pas eu quelqu’un qui se soit présenté pour virer Ben Ali, nous dire qu’il allait mettre fin au régime. Enfin, ce qui a tout faussé par rapport aux anticipations des soutiens du régime, cela a été l’ampleur et la profondeur du désespoir de la population et de toutes les couches du peuple tunisien. Il n’y avait plus d’espoir, plus le moindre espoir.

Sur la base d’un rejet général du régime, les informations, les photos qui ont circulé sur les exactions commises par les forces de sécurité ont réalisé l’unité complète du peuple. On a eu pendant trois, quatre jours un peuple totalement uni. Le terreau était favorable : il y avait un rejet complet du régime et de ses méthodes et l’exemple était donné pour tous, à ce moment-là, de jusqu’où ces méthodes allaient ! Malheureusement, aucune classe, ou catégorie ou parti politique ou autre n’a été capable d’offrir des perspectives à cette révolution. Personne.

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Note:
[1] :Le fait qu’elle n’ait pas essayé de prendre le pouvoir a décidé de la solution adoptée : continuer avec le premier ministre…

Lire aussi

“Vers la Démocratie?” Entretien avec Gilbert N, chapitre 1 : Tunisie, aux origines du coup d’Etat du 7 novembre 1987

“Vers la Démocratie?” Entretien avec Gilbert N, chapitre 2: Comment s’est délité le système RCD ?