Palais de justice de Tunis. Crédit photo : Malek Khadhraoui | Nawaat
Palais de justice de Tunis. Crédit photo : Malek Khadhraoui | Nawaat

Dans cette période où l’instabilité au niveau sécuritaire fragilise de plus en plus le processus de la transition démocratique en Tunisie, les critiques les plus virulentes restent celles qui sont dirigées à l’encontre du ministre de la Justice Noureddine Bhiri, notamment par le CPR, allié d’Ennahdha. L’affaire du directeur de la chaîne Attounissia Sami Fehri, accusé selon M. Bhiri de détournement de fonds publics estimé à 20 MD, remet sur le devant de la scène la problématique de l’indépendance de la justice au cœur des débats.

A ce sujet, l’Association des Magistrats Tunisiens (AMT), qui représente 1572 juges, s’est réunie le 23 décembre dans une assemblée générale. Une mise au point a été faite sur le statu quo de la justice. Plusieurs mesures ont été décidées sous forme de douze points.

1- Les juges ont d’abord fait une mise en garde quant à la détérioration de la situation judiciaire en Tunisie, chose qui a ébranlé la confiance des justiciables envers le système judiciaire en place. Ils ont mis à l’index la responsabilité de l’Assemblée Constituante et du gouvernement dans le retard de la promulgation d’une loi pour la mise en place de l’Instance provisoire de l’ordre judiciaire malgré l’appel de l’AMT a l’accélérer. Cela a eu comme conséquence le contrôle du fonctionnement de la justice et des affaires des juges à travers les mécanismes du système judiciaire hérité de l’ancien régime.

2-Les juges ont réitéré leur demande de création, au plus tôt, de l’Instance provisoire de l’ordre judiciaire et ce avant la fin du mois de janvier 2013, avec une composition basée sur l’élection des juges et des mécanismes permettant d’effectuer le travail de l’Instance d’une manière indépendante et ce en conformité avec les normes internationales pour l’indépendance de la magistrature, conformément aux dispositions du chapitre 22 de la loi relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics.

3-Mise en garde sur le chapitre dans le projet de la Constitution référant au pouvoir judiciaire, considéré par les juges comme opaque quant à sa forme et son contenu et qui serait même contraire aux normes internationales relatives à l’indépendance du pouvoir judiciaire et ce à cause de l’omission de citer en général les garanties de l’indépendance du pouvoir judiciaire, le principe des élections pour la composition des Conseils supérieurs de la magistrature ainsi que l’absence du principe de séparation entre le pouvoir exécutif et le ministère public. Les juges appellent donc à un approfondissement de vision vis-à-vis de ce chapitre et ce en consultant les représentants des magistrats.

4-Les juges condamnent les pratiques du ministre de la Justice en tant qu’autorité de tutelle du ministre public et superviseur des tribunaux, ce qui a obstrué les décisions de la Cour de cassation en excluant les juges de se prononcer sur les cas de violations flagrantes des procédures légales conduisant à porter atteinte aux droits et aux libertés. L’AMT pointe en cela la responsabilité du ministre de la justice des graves conséquences dues à ces pratiques. Les juges insistent sur la nécessité d’assurer l’indépendance pour le ministère public par rapport au ministère de la Justice afin de rompre avec les pratiques passées et actuelles ainsi que l’utilisation du pouvoir judiciaire à des fins politiques.

5-Les juges réitèrent leur rejet absolu du code d’éthique élaboré par le ministère de la Justice. Ils estiment que cette question devrait être traitée par les juges, leurs représentants et les structures judiciaires élues. Ils déconseillent également au gouvernement d’adopter ce projet qui vise à restreindre le droit des juges à s’exprimer et à se réunir.

6-Les juges condamnent les fuites du rapport préliminaire de la Cour des Comptes au sujet du travail de contrôle financier de l’ISIE. Selon eux, ceci a touché à l’indépendance de la Cour des Comptes et à sa neutralité en la plongeant dans les tiraillements et les manipulations politiques. En conséquent, le bureau exécutif de l’AMT fera le suivi des décisions prises lors des réunions avec les juges de la Cour des comptes.
Le mercredi 26 décembre, l’AMT finit par déposer une plainte pour l’ouverture d’une enquête sur de ces fuites.

7-Les juges mettent en garde le ministre de la Justice quant à l’utilisation de menaces en utilisant les licenciements, en recourant à l’intimidation et en affaiblissant le pouvoir judiciaire. Les magistrats demandent également à l’Assemblée Nationale Constituante d’annuler un tel mécanisme de révocation en créant une commission d’enquête chargée d’enquêter sur les dossiers des juges licenciés et ce dans le cadre de la garantie du principe du droit de la défense. L’AMT réitère aussi son refus d’adopter une prolongation pour les juges ayant atteint l’âge légal de la retraite en raison de l’impact de cette pratique sur leur indépendance.

8-En l’absence de toute structure de protection pour les juges, l’AMT appelle les magistrats à persévérer dans leur indépendance et neutralité, de soutenir les juges qui subissent des pressions et de contacter l’association pour le soutenir.

9-Les juges rappellent la nécessité de fournir des garanties matérielles et morales nécessaires pour les magistrats, conformément aux normes internationales relatives à l’indépendance du pouvoir judiciaire et de leur consacrer une échelle de rémunération distincte dans le cadre de la fonction publique.

10-Les juges demandent la révision de la loi relative à la mutuelle des juges pour garantir la représentativité du Conseil administratif sur la base des élections et demandent au Conseil administratif actuel de publier ses rapports annuels et appeler à une assemblée générale de ses adhérents dans un délai ne dépassant pas le mois de mars 2013.

11-L’AMT décide de créer une cellule de crise supervisée par son bureau exécutif pour traiter les affaires en cours et en rapport essentiellement avec la mise en place de l’Instance provisoire de l’ordre judiciaire et de la rédaction du chapitre du pouvoir judiciaire dans le projet de la Constitution afin d’établir les moyens de luttes contre les attaques de l’exécutif contre l’indépendance de la magistrature.

12-Le bureau exécutif de l’AMT appelle à organiser des sit-in et mettre en place les mesures selon l’évolution de la situation judiciaire.

Ces décisions et mesures prises par les juges viennent en concomitance avec le degré de mécontentement accru envers le ministre de la Justice. Ce dernier a riposté, usant du langage religieux, lors d’un meeting de son parti Ennahdha (23 décembre).

«Notre foi en Dieu est inébranlable. Dieu nous soutiendra, nous, notre mouvement militant, notre peuple combattant et notre révolution bénie, à vaincre. Notre force vient de notre foi. Nous ne craignons rien. Nous poursuivrons notre chemin jusqu’à ce que les ennemis de la révolution rendent des comptes et soient punis!»

Il a également indiqué que les attaques contre lui proviennent des contre-révolutionnaires et dues au fait qu’il est en train de faire des réformes importantes contre les corrompus de l’ancien régime. Néanmoins, ces critiques qu’il récuse, proviennent non pas des corrompus mais surtout des juges qui ont lutté contre le despotisme de l’ancien système qui a voulu faire plier le pouvoir judiciaire au profit des calculs politiques.

La stratégie d’Ennahdha pour la réforme de la justice devient donc douteuse pour les anciens militants tel que le chef du part Wafa Abderraouf Ayadi.

M. Bhiri continue quand même à multiplier les déclarations de sa “bonne foi”, en annonçant curieusement, le 21 décembre dernier, la stratégie du ministère pour la période 2012-2016. Cependant, ce programme a été mis en place depuis juin 2012 (On l’a mentionné sur nawaat dans le bilan sur la justice en Tunisie).

Pourquoi donc le ministre recourt-il au programme en l’exposant comme une chose nouvelle ? On a contacté M. Adel Riahi, nouvel attaché de presse du ministère de la Justice. Il nous a humblement explique que cela n’était pas vraiment une annonce mais plutôt un débat sur le sujet.

Serait-ce donc de la com’ pour faire valoir le travail du ministère dans cette période de crise où le remaniement ministériel annoncé risquerait de mettre à l’écart M. Noureddine Bhiri, notamment après le décès des deux détenus salafistes en prison ?
Quelles seraient les résultats de la cellule de crise qui sera mise en place par l’AMT ? Beaucoup de questions qui se posent… Hier,un appel a été fait pour organiser une marche dans ce sens, guidée par le comédien tunisien Lamine Nahdi, appelant au respect de l’indépendance de la justice. La société civile continue ainsi à condamner les pratiques d’une justice à deux vitesses, pourvu que ça apporte ses fruits pour apaiser le climat politique de plus en plus tendu et entrer enfin dans la phase d’une réelle justice transitionnelle.