Depuis mardi après midi, mes propos partagés sur Facebook a propos des violences qui se sont déroulées devant le siège de l’UGTT place Mohamed Ali, sont partagés dans des proportions démentielles, ils ont été cités plusieurs fois par des membres du gouvernement et par Rached Ghannouchi lui-même. Je ne parle même des articles qui les reprennent et des traductions, dont certaines sont pour le moins romancées, de mes propos.

J’ai d’abord estimé que mon travail n’est pas de me mettre en avant mais de m’effacer derrière mes articles, et non pas d’alimenter davantage la polémique en me mettant directement sous les projecteurs.

Mais quitte à ce que mon témoignage serve de pièce à conviction autant que je le donne moi-même et de manière plus complète.

Tout d’abord, je tiens à préciser la nature du texte qui a circulé. Il s’agit d’un message privé sur FB, écrit vers 14h30 à une amie qui me pose la question : comment ça a commencé ? Ma réponse porte sur un instant précis. Elle ne décrit ni ce qui précède, ni ce qui va suivre, ni la nature plus générale de la situation.

Donner mon accord pour qu’il soit partagé était une erreur pour au moins deux raisons : les évènements n’étaient pas terminés et moi je n’avais pas encore terminé mon travail de journaliste. On ne peut donc pas faire dire à ce message ce qu’il ne veut pas dire.

Ce qu’il veut dire

Ce qu’il veut dire, c’est qu’à l’instant précis où la situation bascule, les quelques centaines de manifestants d’Ennahdha qui occupent quasiment toute la place Mohamed Ali, forment une foule compacte, statique, que la plupart brandissent une feuille sur laquelle sont imprimés des slogans, que ce ne sont pas des centaines d’hommes armés qui prennent d’assaut le local de l’UGTT.

Les slogans sont hostiles, mais l’agressivité n’est pas physique (il peut y avoir quelques gestes individuels à ce moment là, mais ce n’est la tonalité générale).

Crédit photo: Thierry Brésillon

Cette photo est prise trois minutes avant le déclenchement des violences et la configuration ne va pas bouger entre temps.

Dès que le service d’ordre de l’UGTT sort avec des bâtons à la main et se dirige rapidement vers les manifestants, un mouvement des premiers rangs de la manifestation se produit et dès qu’ils arrivent au niveau des manifestants, les coups démarrent immédiatement.

Crédit photo: Thierry Brésillon

Une précision, mon ami et confrère Taïeb Moalla a écrit sur le site de Radio Kalima qu’il a vu un mouvement de foule impressionnant se diriger vers le siège de l’UGTT. Il m’a dit par la suite qu’il avait entendu distinctement des gens crier « En avant ». J’ai une totale confiance en lui. Mais ce que montre la succession de photos que j’ai prises à ce moment c’est que les gens ne se sont pas déplacés d’une image à l’autre, que la foule est tellement compacte et tellement coincée qu’il n’y pas l’espace pour une charge.

Je pense, et c’est la seule explication que je trouve à cette contradiction, qu’il a perçu le mouvement des premiers rangs que j’ai vu également, mais qui se produit dès que les premiers éléments du service d’ordre de l’UGTT apparaissent, quelques secondes avant d’arriver à hauteur des manifestants.

Quant au cri « en avant », je ne sais pas si on peut l’attribuer avec certitude à l’un des deux groupes. Mais dans tous les cas, ce ne peut pas être ce mouvement des dernières secondes qui peut expliquer l’intervention du service d’ordre de l’UGTT, qui a dû prendre le temps de réunir ses membres, de se préparer, de distribuer les bâtons avant de sortir.

J’ai écrit qu’aucune arme n’est sortie à ce moment là. Globalement je maintiens cette affirmation. Au moment où le service d’ordre de l’UGTT commence à frapper, on ne voit pas surgir des dizaines ou de centaines de bâtons des vestes de manifestants. La réaction de la plupart est de rester immobile, les bras ballants et de reculer.

Crédit photo: Thierry Brésillon

Ensuite quelques dizaines de personnes vont tenter de se lancer en direction des sympathisants de l’UGTT.

Crédit photo: Thierry Brésillon

En regardant mes images de près j’apporte un correctif. D’abord, une image circulant sur Facebook, montre quelqu’un dans le rang des manifestants utilisant une bombe lacrymogène contre les sympathisants de l’UGTT. Nous avons effectivement senti une odeur de gaz sur la place pendant quelques minutes. C’est la seule fois pendant les 45 minutes suivantes où je suis resté sur la place, avant que les manifestants sympathisants d’Ennahdha soient repoussés hors de la place. L’utilisation de gaz lacrymogène est donc restée ponctuelle.

Ensuite, on distingue plus ou moins clairement, deux tiges dans les mains de manifestants, des tuyaux en plastique ou en plomb. Et deux ou trois personnes tiennent un manche ou un bâton. Mais l’immense majorité n’a rien en entre les mains et assistent passifs aux premiers heurts.

En un mot, on ne peut pas affirmer que la sortie du service d’ordre de l’UGTT fait suite à l’attaque agressive du siège de l’UGTT par des centaines de « miliciens » venus armés de bâtons, de sabres et de bombes lacrymogènes sur la place Mohamed Ali.

Et dans les minutes qui suivent, l’essentiel de la foule reste passive, ou en tout cas, ne sort pas en masse quoi que ce soit qui ressemble à une arme.

Je ne retire donc rien de ce que j’ai dit. En revanche il est nécessaire d’y ajouter les éléments de contexte sans lesquels sa signification peut être déformée.

Ce que ce message ne dit pas

Ce message n’est pas un récit complet des évènements. Je l’ai fait par ailleurs sur le site Rue89.

Ce qu’il ne dit pas c’est d’abord la nature de cette manifestation. C’est une manifestation hostile. Son objectif est de critiquer le rôle et l’orientation politiques de l’UGTT, accusée de saboter les efforts du gouvernement.

Aux slogans, s’ajoutent des insultes, des provocations. Je n’ai pas vu si des véritables agressions ont été commises avant. Mais je suis resté une demi-heure sur la place avant que la situation bascule, sans être témoin d’aucune violence, tout au plus quelques débuts de bagarres, mais qui sont rapidement contenues.

Mais les militants de l’UGTT ont toutes les raisons de sentir symboliquement agressés par cette manifestation dans ce haut lieu de l’histoire politique et syndicale tunisienne auquel ils s’identifient.

Ensuite quand la manifestation prend de l’ampleur et que les partisans d’Ennahdha occupent toute la place, ceux de l’UGTT se retrouvent coincés. Acculés même. Et ils ont face d’eux des gens dont certains sont très excités, voire agressifs, derrière lesquelles ils sentent la présence de centaines de personnes. Ils ont donc également des raisons de se sentir en danger, d’autant qu’ils n’ont pas la vision d’ensemble des témoins extérieurs.

En l’absence de forces de l’ordre, l’intervention du service d’ordre pour s’interposer entre les deux peut sembler légitime.

On peut juger a posteriori qu’elle est malvenue et qu’elle a fait dégénérer la situation, mais nul ne peut savoir à ce moment là si le face-à-face ne va pas dégénérer si les deux groupes ne sont pas séparés.

Mon message ne parle pas non plus des violences qui se sont produites après. Inutile de les rappeler, elles ont largement médiatisées. Mais il n’y pas de contradiction entre ce que je rapporte et ce que rapportent les reportages diffusés par exemple sur Nessma où l’on voit un militant syndical roué de coups et laissé inconscient, par des partisans d’Ennahdha.

Crédit photo: Thierry Brésillon

Mais même au moment où quelques dizaines de manifestants très excités tentent de prendre d’assaut l’entrée de l’UGTT, ils ne sont pas davantage armés. Ils vont chercher sur place une barrière de circulation, ramassent les bâtons qui se trouvent à terre, mais la plupart sont mains nues. Ce qui n’empêche que leur attitude est agressive, ils peuvent frapper violemment. Il est difficile de dire en revanche si c’était leur plan ou s’il s’agit de l’expression de la colère déclenchée par la tournure des événements.

Je dois préciser toutefois que j’ai vu plusieurs fois (et des images le montrent) que des gens issus de la manifestation d’Ennahdha interviennent pour contenir les assauts les plus violents, ou pour protéger des syndicalistes molestés. Et un témoignage qui m’a été rapporté, fait état d’un cas symétrique.

J’évoque aussi le cas de deux jeunes masqués montés sur le toit du local de l’UGTT et qui lancent des pierres et une chaise (et non pas un lit) sur les manifestants. Je ne peux pas attester bien sûr qu’il s’agit de membres ou de partisans de l’UGTT, ou de gens qui cherchent à faire dégénérer la situation, il est facile d’arriver jusqu’à ce toit de l’extérieur.

Ce qu’on ne peut pas faire dire à mon message

1. On ne peut pas faire dire à ce que j’ai écrit que la manifestation était un simple rassemblement, qu’il n’était pas animé d’un sentiment d’hostilité. Je pense qu’il était destiné à créer un rapport de force politique, mais la situation de tension extrême qu’il ne peut manquer de créer rend très prévisible un dérapage violent. Dans ces conditions, seul un encadrement des forces de l’ordre aurait été de nature à éviter les débordements.

2. On ne peut pas lui faire dire que l’intervention du service d’ordre de l’UGTT est une agression gratuite dans un contexte détendu. C’est une réaction défensive dans un contexte où tout peut arriver.

3. On ne peut pas lui faire dire que l’UGTT détient un arsenal d’armes dans ces locaux.

4. On ne peut pas évidemment se servir de mes propos pour justifier les violences qui surviennent après.

Ma conclusion

La question de savoir qui a donné le premier coup est un détail. Ce n’est pas cela qui détermine la responsabilité de tout ce qui va se produire ce jour.

La situation de tension extrême créée par ce rassemblement ne pouvait pas bien se terminer. Et chacun devrait répondre de sa responsabilité dans les actes de violences commis par la suite.

Certains aimeraient retrouver dans les médias leur perception de l’histoire. Que les journalistes établissent un récit dans lequel l’un est entièrement victime, l’autre entièrement coupable. Mais quel que soit le prix à payer, un journaliste n’a pas à céder à la tentation de plaire, ou de relayer sans recul les émotions d’un camp ou d’un autre. Céder à cette tentation, diffuser des récits partiels et partisans, c’est la recette de la guerre civile.

Le rôle des journalistes en particulier n’est pas de choisir son camp, ni de faire plaisir à qui que ce soit. Mais d’essayer d’établir les faits et de donner les éléments de compréhension d’ensemble d’une situation. Dans le climat politique tendu que traverse actuellement la Tunisie, il est important de garder son sang froid.

Je ne retire donc rien de ce que j’ai dit, pour l’essentiel, mais il était important de remettre ce message dans son contexte.

La nature des incidents qui se produit devant la place Mohamed Ali ne décide pas de qui à tort et qui à raison dans le désaccord politique qui oppose certains militants d’Ennahdha à l’UGTT. Chacun a des arguments qui peuvent être entendus, c’est un autre débat.