L’usage excessif de gaz lacrymogène est devenu une pratique courante de la part des forces de l’ordre en Tunisie. En effet depuis 2008 et la répression du soulèvement du bassin minier, en passant par les émeutes de décembre 2010 et janvier 2011 qui ont conduit à la chute du régime en place, les membres des forces de l’ordre n’ont eu de cesse d’user, voire d’abuser de l’emploi de gaz lacrymogène. Un usage qui continue face aux mouvements de protestation qui ne faiblissent pas, comme ça a été le cas ces derniers jours dans la ville de Siliana.

Capture d'écran d'une vidéo tournée dans le local de l'UGTT à Siliana, le 29 novembre 2012, montrant différents types de munitions, ramassées par les citoyens aprés utilisation par les forces de l'ordre. Dans le carton on trouve trois types de bombes lacrymogène, mais toutes à base du même type de gaz : du CS.

Depuis 4 jours des affrontements entre citoyens et forces de l’ordre secouent la ville de Siliana au Nord Ouest du pays. Les forces de l’ordre, comme à leur habitude, ont abusé de l’utilisation de gaz lacrymogène de différents fabricants mais toujours de type CS.

Ainsi, selon le témoignage de Mr Ahmed Zoghbi membre de la section de la LTDH (Ligue de Défense des Droits de l’Homme) de Siliana, un convoi de voitures de défenseurs des droits de l’homme a été la cible d’une de ces grenades jeudi 29 novembre à 3h du matin sur la route de Makthar, à proximité du district de police. Cette grenade aurait été lancée par un membre des brigades d’intervention. La grenade utilisée nous a été rapportée.

Il s’agit d’une « Triple chaser grenade 515 CS » fabriquée par Federal Laboratories Inc. Une compagnie basée à Saltsburg, en Pennsylvanie USA, comme on peut le lire sur la grenade.

Les caractéristiques de la grenade sont présentées dans le prospectus de la compagnie datant de 2006 :

Triple Chaser Grenade - Manuel de 2006

L’inscription CS notifiée sur la grenade sert à spécifier le type d’agent, le composé chimique utilisé dans la grenade, ici du CS, c’est à dire du 2-chlorobenzylidène malonitrile.

Le CS est un gaz qui peut avoir des effets graves pour la santé : troubles respiratoires, problèmes cardiaques, atteintes du système nerveux, du système digestif… Sur la notice de présentation il est expliqué que cette grenade ne doit être utilisée qu’à l’extérieur, qu’elle peut avoir des conséquences mortelles et qu’elle peut provoquer des incendies.

Selon le témoignage de Mr Ahmed Zoghbi le gaz lacrymogène utilisé à Siliana a provoqué des paralysies faciales momentanées, des asphyxies aigües et des allergies cutanées chez certains manifestants.

Toujours selon lui, une enfant de Siliana âgée de 7 ans, Maram Loumi, aurait été atteinte par ce gaz et elle aurait souffert de problèmes respiratoires et de crises de panique suite à l’inhalation du gaz.

L’utilisation de ce gaz peut avoir des conséquences plus graves pour les personnes vulnérables. En effet, en janvier 2011 un nourrisson de 6 mois, Yakin Kermizi, avait perdu la vie à Kasserine suite à l’inhalation de gaz. Une bombe de gaz lacrymogène avait été lancée dans un hammam, les forces de l’ordre n’ayant pas respecté la consigne qui veut que le gaz lacrymogène ne doit être utilisé qu’en extérieur.

Par ailleurs sur la fiche de présentation du Tripler chaser grenade, il est indiqué que le produit est garanti pendant 5 ans après fabrication, pour une utilisation normale et 6 ans pour des séances d’entrainement.

Or on peut lire sur la grenade la mention MFG 1986. MFG étant l’acronyme pour Manufacturing : fabriquée en 1986. On peut donc légitimement s’interroger sur les conséquences de l’utilisation de matériel âgé de 26 ans et dont le fabriquant ne garanti plus l’utilisation depuis 21 ans maintenant.

Est-ce que le gaz devient plus nocif pour la santé dans ces conditions ? Y-a-t-il des risques accrus d’incendie ? On peut également penser que la composition des gaz utilisés aujourd’hui n’est plus la même. L’utilisation de composés produit dans les années 80 peut d’ailleurs poser problème.

Par ailleurs si cette grenade a été fabriquée en 1986 a quel moment les autorités tunisiennes l’ont-elles acquise ? Joint par téléphone le chargé de communication du ministère de l’Intérieure, Khaled Tarrouche, a expliqué ne pas être en mesure de nous informer quand à l’achat de matériel et ne pas avoir de connaissance technique sur le matériel utilisé.

Ce n’est pas la première fois qu’il est fait usage de la Triple chaser grenade 515 CS en Tunisie. En effet en janvier 2011 déjà une vidéo amateur montrait l’utilisation de cette grenade à Kasserine.

Plus récemment, le 14 septembre 2012, lors de l’attaque de l’ambassade américaine, ce type de bombe avait également servi. Il semble que le lot ne soit pas le même. Le numéro de lot commençant par 67 pour celle utilisée le 29 novembre 2012 et par 49 pour celle utilisée le 14 septembre, comme on peut le voir sur cette image, filmée par Nawaat.

Une grenade du type Triple Chaser grenade utilisée par les forces de l'ordre contre les manifestants devant l'ambassade US à Tunis le 14 septembre 2012.

En essayant de remonter jusqu’à la compagnie qui fabrique le produit on se rend compte que la Triple chaser grenade est aujourd’hui fabriquée par Defense Technology, sous l’identifiant 1026, qui a supplanté l’identifiant 515 qu’utilisait Federal Laboratories. Une grenade dont voici la fiche technique.

Federal Laboratories a été acheté par Armor Holdings en 1998. En 1996, Armor Holdings avait acheté Defense Technology. Defense Technology qui a changé de nom en 2010 pour devenir Safariland. Armor Holdings a elle été acheté par BAE Sytems en 2007. En juillet 2012 BAE System a vendu Safariland à Warren Kanders.
Il semble que lorsque que Safariland, ex-Defense Technology et Federal Laboratories sont devenues propriétés de Armor Holdings, les Triple chaser grenades étaient fabriquées par Safariland en utilisant le brevet de Federal Laboratories. Aujourd’hui la Triple Chaser, anciennement 515 CS et aujourd’hui nommée 1026, est fabriquée par Defense Technology / Safariland. Elle n’est conditionnée qu’avec la mention Defense technology

Reste que chez Defense Technology personne n’a su nous renseigner sur Federal Laboratories.

Du fait des nombreuses ventes de société il semble difficile de pourvoir savoir quel fabricant aurait vendu les grenades lacrymogènes, si jamais il y a eu un marché conclu entre l’Etat tunisien et un de ces fabricants.

En faisant quelques recherches on se rend compte que le même type de grenade lacrymogène a été utilisé dans d’autres pays de la région MENA. Il y a quelque jours un site internet egyptien témoignait de l’utilisation de cette grenade au mois de novembre 2012. Selon ce site la vente de ce produit aurait été arrêté en 1988. En fait il semble plutôt que le produit soit commercialisé sous un autre identifiant, comme nous l’expliquons plus haut.

En 2011 ce type de grenade de gaz lacrymogène avait été utilisé contre un défenseur des droits de l’homme du Bahreïn. Human Rights Watch avait publié un communiqué expliquant le déroulement de l’agression de Nabeel Rajab chez lui. La grenade avait été lancée dans la maison, par dessus un mur.

« Les inscriptions sur les grenades les identifient comme des “Triple chaser grenade 515 CS”, fabriquées par Federal Laboratories à Saltsburg, en Pennsylvanie. Elles ont été lancé par-dessus le mur d’enceinte de sa maison et celle de sa mère, raconte Rajab. »

La mère de Rajab, 78 ans, a ensuite souffert de troubles respiratoires, des suites de l’inhalation du gaz.

Un container de transport de bombes lacrymogène à base de gaz CS, du fabricant Defense Technology

Par ailleurs dans un rapport publié en juin 1988 Amnesty International a documenté 40 cas de décès dus à des inhalations de gaz CS entre décembre 1987 et juin 1988. En 1992 le “Center for Constitutional Rights” aux Etats-Unis a poursuivi la société “Federal laboratories” en justice, l’accusant d’avoir vendu un “produit défectueux et dangereux” à Israël, sachant que l’armée israélienne avait utilisé ces produits de façon à provoquer la mort de plusieurs civils. La cour de Pensylvanie a rejeté la plainte sous prétexte que les victimes n’étaient pas des citoyens d’un état reconnu.

⬇︎ PDF

Dans un communiqué officiel de la Haute Commission des Droits de l’Homme de l’ONU, du 30 novembre 2012, la commissaire Navi Pillay, presse les autorités tunisiennes d’arrêter l’usage disproportionnée de la force.

Amnesty International, dans un communiqué également publié le 30 novembre 2012, fait la même demande au gouvernement tunisien, et demande l’ouverture immédiate d’une enquête sur le déroulement des évènements.

Rappellons que, d’aprés une source médicale à Siliana, les derniers affrontements entre citoyens et forces de l’ordre auraient fait plus de 500 blessés, dont 20 grièvement touchés au visage et aux yeux du fait de tirs d’arme à grenailles.

Sana Sbouai, Ramzi Bettaieb, Malek Khadhraoui