Le fait que les auteurs et concepteurs soient également ses planificateurs, et programment en parallèle du film une suite d’événements artistiques, avec une large place accordée à l’œuvre, lue sous différentes lectures, ajoutent à « Babylon » sa facture expérimentale, qui nous le voyons bien est complètement recherchée et organisée dans les moindres détails.

Du dossier de presse du film, jusqu’à sa réalisation et son montage, en passant par la vaste promotion qui accompagne l’ensemble des événements qui le ponctuent, comme l’exposition l’ayant inauguré à « Ciné-Mad’Art » ou le ciné-concert prévu le 10 Novembre prochain, au même endroit, avec Zied Meddeb Hamrouni qui « mixera » en live des sonorités prélevées directement du film.

Après en avoir largement entendu parler, à travers différents supports de presse, et surtout après l’avoir vu, nous comprenons aisément que « Babylon » ait facilement apporté son lot de récompenses et de reconnaissances dans des festivals internationaux supra professionnels, tels que le « Grand prix » de la « Compétition Internationale du Festival International de Cinéma FID de Marseille », ou l’ « International Competition Doclisboa », ou la « Mapping Subjectivity 2012 » du « MOMA de New-York ».

Avant sa première projection « tunisienne » qui s’est donc déroulée le 31 Octobre dernier au « CinéMadart » à Carthage, la bande-annonce qui circulait depuis un moment sur la toile nous avait déjà plongée et placée sur les frontières alternatives et expérimentales de « Babylon ». Dès la bande-annonce (qui ici fait bien son rôle), le ton est donné. Entre retenue et minimalisme, l’image implose et explose.

Dans un passage et un va et vient entre l’extrêmement silencieux et l’extrêmement bruyant où les sons de la nature se frayent continuellement un chemin, l’exhibit du camp de réfugiés de Choucha, ouvert à la frontière libyenne début 2011, s’opère sous nos yeux, dans l’espace et dans le temps.

Alors, comment partir de l’imprévu voir de l’incalculable pour aboutir à une (sur)organisation voir un ordre. « Babylon » est un documentaire empirique, qui apporte une néo vision sur l’élaboration filmique d’une œuvre. Il raconte une histoire en utilisant un vocabulaire juste et une terminologie savante. Son raisonnement est construit, non pas fabriqué, lucide non pas inventé. Le temps du film se mêle au temps du camp qui tous deux s’infiltrent dans le temps de travail et de tournage des trois auteurs.

Trois semaines, partagées sur deux fois, la première date de leur arrivée à Choucha étant le 3mars 2011, pour revenir fin avril alors que le camp commençait à se vider, encore peuplé par des réfugiés qui ne voulaient pas quitter les lieux pour rentrer dans leur pays, soit en guerre, soit en guerre civile, dans tous les cas en extrême difficulté. 30 heures de « rushs » pour une hypra organisation conceptuelle qui, selon les réalisateurs, s’est encore plus révélée au moment du montage du documentaire.

Contre l’idée qu’un film est (seulement) le reflet d’une société, et qu’il doit avant tout être la construction formelle d’un propos, ces derniers rendent tout de même compte du camp de Choucha qui devient un objet filmique tout en portant en son sein le sujet de l’objet.

Quel pourrait être le fil conducteur d’un film bâti sur l’aspect tragique d’une situation, qui bifurque bien des fois vers le tragi-comique, comme ces revirements situationnels qui meublent l’existence humaine? Un film fondé sur l’incommunicabilité, métaphore idéelle de celle qui existe sur le camp, où environ une dizaine de dialectes se côtoient.

La dramaturgie construite sur l’ « étalage » de la situation, fait de « Babylon » un film situationniste, dans la concrétude des faits mais aussi dans ce qu’il pourrait avoir de champ référentiel. Nous pensons d’emblée aux « internationales situationnistes », ces révolutionnaires qui voulaient en finir avec ce qu’ils nommaient « le malheur historique », rompre définitivement avec le séparatisme des classes et la dictature marchande du capitalisme.

Dans « Babylon » le discours n’est pourtant pas direct, il est latent, commandé par la dominance d’une plasticité de l’image filmique, voir même vidéographique. Un discours également ordonné par un fondu vaporeux et indescriptible, présent à l’image et dans le son, avec une affluence de sonorités qui s’enjambent tout le long du documentaire. « Son » très assidu, que ce soit celui des ondes et de l’air lourd qui flotte, celui du « brouhaha » ou celui du silence assourdissant, son des ordures, son des déchets, son des pas et des cellules humaines qui s’agitent, crissement des pneus et des insectes, tous se répondent utilisant une même sémantique.

Cela résonne avec le vide et le trop plein des individus et des éléments qui se chevauchent, et l’impression que le grain de l’image épouse volontairement le grain du sol, le grain de la Terre, originelle, comme étant une possible géographie de Choucha où tout a commencé à partir d’une fin, d’un arrêt.

Babylon. Photographies du film. Crédits Photos; Babylon

Humains qui se confondent avec des fourmis qui s’organisent dans le film au fur et à mesure du cheminement chronologique, croissant rouge humanitaire et humaniste qui, à l’écran, s’entrelace avec le croissant du drapeau tunisien, scènes de loisirs de réfugiés qui viennent se greffer sur leurs scène de disputes ou leurs scènes de manifestation, avec la même énergie, séquences d’euphorie et/ou d’hystérie qui débouchent toujours sur un calme absolu, soleil qui aveugle et efface les visages, couleur verte militaire qui fusionne avec le vert des ordures enveloppées dans des plastiques de la même nuance, végétation desséchée, comme les visages emplies de rides des réfugiés, …, l’image est fondamentalement polysémique.

Accentuée par la mise en abyme des réalisateurs où le filmant devient filmé, cette dernière investit l’espace du spectateur, pour lui poser une question : mais, qu’est-ce que pourrait vouloir dire « Babylon »? Est-ce un film destiné à tout le monde ? D’aspect engagé, est-ce pour autant un film militant ? La question se pose, car si nous pouvons avoir un discours engagé, nous ne sommes pas forcément militants.

Aujourd’hui, précisément, quelle serait l’action directe du film (militer c’est continuer à agir) lorsque l’on sait qu’à l’heure actuelle, le camp de Choucha est en cours de fermeture alors que 2000 personnes y vivent encore, avec ou sans statut de réfugiés. Ces réfugiés non statutaires qui ne pourront bientôt plus bénéficier du service du camp, des besoins vitaux comme la nourriture, l’électricité, etc…

Maintenant, quelle serait l’action de « Babylon » qui certes diffuse une esthétique « militante » dans le sens où elle révolutionne l’écriture cinématographique tunisienne, mais qui pourrait paraître secondaire lorsque l’on sait que les réfugiés actuels de Choucha sont en danger et qu’il s’agit de garantir la protection de ses habitants ainsi que l’application de leurs droits.

Le militantisme de « Babylon » reste aux seuils de son écriture, accompli avec « maestria », mais dont l’esthétique risquerait de se dévorer en elle-même. Film réalisé avec la forme d’un travail dirigé de manière didactique, le spectateur avec beaucoup de curiosité et un certain intérêt, reste dans l’observation.

Conséquence d’une émotion qui a du mal à franchir le seuil de l’image. Elle a du mal à transpercer le mur du son que devient l’ « Imago » ultra-esthétique que nous fait voir ou entrevoir le film. Jamais esthétisante, l’image reste minimaliste, et réfute l’expressivité tout en restant dans le champ de l’expression.

Le danger du genre de films précurseurs tels que « Babylon », c’est qu’ils peuvent, volontairement ou involontairement devenir un système en eux-mêmes. Un système de pensée, un système de forme, un système de contenu et de contenant. Nous y retiendrons une évidence : l’émergence et l’effervescence d’une Identité. A part tout, et plus que tout, d’une Citoyenneté. Celle du Monde.

Entretien avec Ismaël, le co-réalisateur de Babylon.