"Non à la peine de mort" en plusieurs langues 6 octobre 2012 Salle Ibn Rachiq Crédit Photo Nesrine Mbarka Hassan

La section Tunisie d’Amnesty International a organisé le samedi 6 octobre un débat à Tunis autour du thème : “Les obstacles culturels a l’abolition de la peine de mort”. L’invité principal était M. Mohamed Haddad, Président de l’Observatoire arabe des religions et des libertés. Au lieu de raconter ce qui s’est passé lors de cette rencontre, je tâcherai de procéder autrement en remontant un peu dans le temps.

On est le 29 Juillet 1993, veille du «congrès de la persévérance» du RCD. Il est presque minuit. On frappe à la porte de l’appartement de M. Jaidane. Le Directeur de la Sûreté de l’État Ezzedine Janaih vient avec d’autres policiers pour l’arrêter. On l’emmène au Ministère de l’Intérieur. Pendant 38 jours, il sera torturé de la manière la plus sauvage qu’on puisse imaginer. Condamné, à 26 ans de prison, il sera libéré en 2006, vers une autre prison à ciel ouvert. Le 14 janvier 2011, il revit. Lors de la Casbah 1, au milieu des jeunes venus des entrailles de la Tunisie revendiquer la chute du gouvernement Ghannouchi, il rencontre sa future épouse et en tombe amoureux.

Le 15 octobre 2011, lui et cinq autres personnes se réunissent pour demander justice. Comprendre pourquoi ils ont été arrêtés, torturés, emprisonnés, humiliés… L’affaire est en cours mais la justice tarde à venir. Il est aigri. Ni le ministère des droits de l’Homme ni le tribunal ne lui facilitent les choses. Son seul voeu : que ses tortionnaires soient jugés.

Professeur de mathématique, M.Jaidane est un homme curieux, pieux et très doux mais quand il s’agit de peine de mort, son avis est tranché:

« Je suis pour la condamnation à mort des violeurs, c’ est une thérapie pour les victimes. »

écrit Rached Jaidane sur mon mur facebook au sujet des femmes violées. Pourquoi citerais-je M.Jaidane ? Pour la simple raison que sa phrase m’a interpellée et m’a rendue consciente d’une chose importante que j’essayerai d’expliciter dans cet article.

Pendant des décennies, des milliers de Tunisiens, de gauche ou de droite, islamistes ou laïques, ont été torturés, séquestrés. Certains d’entre eux sont devenus sexuellement impuissants. Des vies brisées, des familles éclatées… Quand Amnesty International, section Tunisie, fait des conférences de presse, des ateliers de travail ou passe des communiqués au sujet de l’abolition de la peine de mort, la réaction de ces derniers est souvent le refus. Pourquoi ?

M.Mohamed Haddad, M.Lotfi Azzouz et Jamel Miladi Crédit photo Ali Bousselmi

Selon Jamel Miladi, d’Amnesty, les raisons du refus de l’abolition de la peine de mort sont généralement réparties en trois axes:

1-L’envie d’assouvir le désir de vengeance, bien imprégnée dans la culture de nos sociétés arabo-musulmanes
2- On croit que la peine de mort contribue à la prévention et à la dissuasion contre la criminalité
3- L’emploi politique du texte religieux bien que l’Islam favorise l’amnistie aux exécutions.

Amnesty International section Tunisie demande la suspension de la peine de mort

Lors de la manifestation organisée par Amnesty Internationale section Tunisie, et face aux interventions en tout genre de la part du public, certains étant pour, d’autres contre la peine de mort, M.Miladi a affirmé qu’en discuter ne peut être que bénéfique.

Il a cependant démontré que, selon des études faites sur ce sujet, ceux qui sont pour la peine de mort sont en quête de “vengeance”. Par ailleurs, ce sentiment ne serait que la résultante d’un manque de confiance en la justice.

Quant à M.Lotfi Azzouz, directeur de la section Tunisie, il a mis le doigt sur ce qui serait la problématique actuelle.

Certains sont pour, certains sont contre, ceci est normal. Nonobstant, ce qu’on demande c’est qu’il y ait d’abord un débat sur ce sujet. D’où notre demande à ce qu’il y ait maintenant un accord, des garanties pour suspendre la peine de mort, afin de se donner le temps d’en discuter. La section Tunisie d’Amnesty International a envoyé cette demande aux trois présidences: de la République, du gouvernement et de l’Assemblée Constituante. Malheureusement, on n’a eu que la réponse de M.Moncef Marzouki qui y était favorable. Les autres ont tous refusé notre requête.

Par ailleurs, ce qui est grave, c’est que les menaces de condamnation à la peine de mort se multiplient. Récemment, suite à l’affaire de l’attaque de l’ambassade américaine à Tunis, parmi 87 suspects arrêtés, certains risquent la peine capitale pour atteinte à la sûreté de l’Etat selon les avocats de la défense.

En outre, les déclarations ambiguës de certains politiciens en faveur de la peine de mort encouragent l’exécution d’une telle sentence.

En effet, M.Mohamed Abbou, leader du deuxième parti au pouvoir dans la Troïka, a “rappelé”, sur une radio tunisienne d’une grande audience, que ceux qui sortiront le 23 octobre prochain réclamer la dissolution du gouvernement sont passibles de la peine de mort. Il a rajouté, en fin de phrase “même si j’y suis contre“. Cette déclaration s’est rapidement propagée sur les réseaux sociaux.

On a contacté la psychologue Lamia Guizani pour lui demander quel impact aurait ce genre de déclarations sur un tunisien lambda, voici sa réponse :

Des expériences ont été réalisées par rapport à la peine capitale pour approuver ce qu’on appelle “théorie de dissonance cognitive “. Des personnes ont été sollicitées pour donner des arguments en faveur de la peine de mort , alors qu’ils y sont contre. On crée un acte dit ” problématique”. La réalisation de cet acte amène la personne à ressentir un état d’inconfort, de ce fait elle se prononcera moins défavorable, qu’elle ne l’était auparavant ( Elle ajustera son attitude initiale de manière à la rendre davantage conforme à l’acte problématique réalisé. Cet exemple tombe pile poil avec l’exemple de M.Mohamed Abbou, notamment vis-à-vis de la situation embarrassante du jour J, le 23 octobre, chose qui l’a amené a citer ce fameux article 72 du code pénal hérité de la dictature ( argument en faveur de la peine capitale ).

Rappelons que le 10 octobre 2005, M.Abbou s’est exprimé à l’occasion de la Journée mondiale contre la peine capitale en insistant sur le fait que ” l’abolition de la peine de mort est toujours, le signe d’un apaisement social et politique, il est aussi un facteur de promotion de cette pacification

M.Abbou aurait du se souvenir de cette phrase, surtout dans le contexte tunisien actuel…

Cette déclaration n’a pas été sans conséquences directes, ni sur le moral des opposants, ni sur ” l’engouement “, surtout des jeunes de la base du parti ennahdha, qui, sur la toile, ont multiplié les menaces et les appels à la violence voire aux décapitations de ceux qui oseront, sortir après le 23 octobre prochain dans la rue réclamer la dissolution de l’Assemblée Nationale et du gouvernement provisoire en mettant en cause sa légitimité. Sur Facebook on trouve des pages pro-gouvernementales partageant des photos illustrant des potences avec des personnes pendues commentées par des menaces très violentes.
Est-ce que M.Abbou a mesuré, au moins à posteriori, l’impact de ses paroles surtout dans l’état actuel de notre pays, où la polarisation a atteint une limite supérieure et où la peine capitale est encore inscrite dans la loi et parfois même banalisée et légitimée pour des causes politiques et aussi par l’aile islamiste radicale, se référant à leurs interprétations du texte divin ?

Sur une page fb tunisienne "Quelles personnes voulez-vous voir pendues le 23 octobre 2012 ? "

Sans Amnesty International et les ong appelant à l’abolition de la peine de mort, la plupart de ceux qui gouvernent aujourd’hui en Tunisie seraient morts !

Pour Amnesty International, on ne peut imposer une vision des choses puisque l’essentiel c’est que l’abolition de la peine capitale émane d’une volonté politique, de la société civile et du peuple lui-même. Il faudrait plutôt prendre le temps d’en discuter, de vérifier si la peine de mort a contribué à baisser ou à augmenter le taux de criminalité.

M.Azzouz a quand même rappelé que sans les ONGs, notamment Amnesty, la moitié de ceux qui gouvernent en Tunisie aujourd’hui seraient déjà morts puisqu’ils étaient pour la plupart condamnés à la peine capitale par les régimes Ben Ali et/ou Bourguiba.

Depuis 1956, la majorité des exécutions ont été politiques en Tunisie. En plus, selon le directeur d’Amnesty Inter à Tunis, ceux qui subissent cette sentence sont presque toujours les pauvres et les marginalisés, rarement les riches, ce qui renvoie à une énième injustice sociale et pénale relative aux problèmes des classes.

Certes, ce genre de débat ne prétend pas apporter des réponses définitives mais encourage la réflexion. En parlant de démocratie, l’exemple des Etats-Unis a été évoqué. Seize Etats américains ont aboli la peine de mort pendant que d’autres la maintiennent encore. Comme quoi, ce problème n’est pas aussi facile à résoudre, même dans ce qu’on appelle “démocratie”. A la fin du débat à Ibn Rachiq, des jeunes étudiants en théâtre et Beaux Arts ont présenté une performance où on voit des condamnés ressuscités pour parler de leurs exécutions.

Pour l’abolition de la peine de mort dans l’esprit du peuple et non seulement dans ses lois

Comprendre l’autre, ceux qui appellent à la peine de mort est primordiale dans cette phase délicate de la transition en Tunisie. Malgré l’effort fourni par Amnesty International, on remarque qu’il n’y a eu jusqu’à maintenant aucune prise en charge psychologique de ceux qui ont souffert… Le travail de la section Tunisie est considérable mais sans un système établi pour une justice transitionnelle, par une mécanique préventive, on risque de régresser. M.Lotfi Amdouni, l’un des islamistes qui a échappé à la peine capitale grâce à Amnesty International, a intégré en 2005 l’organisation pour la quitter fin 2008. Actuellement, il est actif dans le parti islamiste Ennahdha, plus précisément dans son aile radicale sous l’égide de M.Sadok Chourou. Pourquoi a-t-il changé d’avis et quitté Amnesty International ? Pourquoi des personnes comme le chef d’Ennahdha Rached Ghannouchi, lui aussi condamné à mort sous Bourguiba et sauvé grâce à Amnesty, serait-il contre l’abolition de cette peine ?

Ouvrir le débat, comprendre la portée des droits de l’Homme sur la vie humaine, débattre avec les religieux, notamment les savants musulmans, apporterait des éclaircissements quant à cette question. La position de l’islamologue Tariq Ramadan qui a appelé à l’arrêt de la peine de mort dans le monde depuis 2005 a en effet contribué à une interaction avec différentes pensées pour faire évoluer le débat.

Pour revenir au premier exemple que j’ai donné, celui de M.Jaidane, je tiens à raconter une autre anecdote qu’il m’a confiée. Convoqué par le juge d’instruction, il s’est retrouvé face à trois de ses tortionnaires. Deux d’entre eux ont pleuré et demandé pardon. Ce qu’il fit, même s’il savait que leur démarche n’était pas forcément sincère. Idem, lors du débat organisé par Amnesty International à Tunis, un islamiste coupe la parole à tout le monde et harangue furieusement les présents en disant :

“Arrêtez la surenchère ! Vous n’êtes pas plus humains que nous ! Avec l’Association Liberté et Equité, plusieurs ex-prisonniers ont convenu d’appeler la société civile et tous les accusés de torture pour une seule chose : l’aveu. On veut qu’ils avouent, qu’ils demandent pardon et on le fera. Jusqu’à maintenant, rien de cela ne s’est passé. Voilà pourquoi je veux le maintien de la peine de mort.”

Son intervention, le point de vue de M.Jaidane et bien d’autres m’ont donc fait comprendre, que la vraie problématique n’est pas d’ordre légal, ou du simple fait d’être pour ou contre l’abolition de la peine de mort. A mon humble avis, la mécanique préventive, qui prend en compte la psyché de tout un peuple, surtout de ceux qui ont souffert, est primordiale. Les organisations appelant aux droits de l’Homme et à l’abolition de la peine capitale ne pourront être efficaces que dans le cadre d’un contexte politique favorisant la mise en oeuvre d’une justice transitionnelle. Est-ce le cas actuellement en Tunisie ? Une autre question à laquelle on essayera de répondre dans un prochain article. Au-delà de la vengeance, Rached Jaidane et beaucoup d’autres citoyens en Tunisie, aspirent entre temps à une reconnaissance, à des aveux de leurs tortionnaires pour pouvoir avancer… Car pour pardonner, il faut d’abord qu’il y ait aveu pour qu’il ait “amnistie”.

A voir : Peine de mort en 2011
http://youtu.be/K9WviecQew4

Visitez : Site web de la section Tunisie d’ Amnesty International

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