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L’histoire nous enseigne que, dès qu’un pouvoir politique choisit une orientation idéologique stricte – particulièrement dans le domaine religieux – pour la conduite des affaires publiques, il inaugure une phase de déclin de l’Etat avec tout ce que cela implique en terme de difficultés politiques, économiques et sociales.

Si, en plus, les institutions publiques sont ignorées ou instrumentalisées par quelques groupes ou individus qui gravitent autour du pouvoir et que les services publics sont absents, l’insécurité et la corruption se généralisent et l’arbitraire devient quasiment la norme dans la gestion de la vie publique : nous sommes alors devant les prémices d’un Etat défaillant. Un schéma qui s’applique malheureusement à la Tunisie de 2012.

En effet, en l’absence d’un réel programme politique et faisant de l’identité arabo-musulmane leur fondement idéologique – voire leur mythe fondateur –, le parti islamiste Ennahdha (« renaissance ») et ses supplétifs dits de gauche, confortablement installés au pouvoir, ont précipité en quelques mois la Tunisie dans un statut d’Etat défaillant, alors que ce pays avait fait un saut gigantesque en quelques décennies d’indépendance seulement, notamment en bâtissant des institutions républicaines dignes de ce nom et qui avaient relativement bien fonctionné malgré la dictature.

Voyons pourquoi le pays remplit désormais les critères d’un Etat défaillant.

Insécurité et règne de milices

Les nouvelles quotidiennes et les faits divers en Tunisie indiquent clairement que, loin d’assurer à la Tunisie un développement économique, social et culturel, le pouvoir n’assume même plus sa fonction essentielle, qui est celle de protéger ses citoyens et de faire régner l’ordre et la sécurité au pays. Les attaques répétées contre des citoyens, des journalistes, des intellectuels, des artistes et même des touristes par des groupuscules extrémistes violents, qualifiés par plusieurs de milices du régime, en disent long sur l’incapacité du pouvoir à contrôler le pays et la vie publique et à faire respecter la loi, l’ordre et la sécurité. Plusieurs affirment même qu’il s’agit de complicité des autorités vis-à-vis de ces agissements criminels qui se déroulent sans intervention des forces de l’ordre, ce qui pourrait signifier la dégénérescence du pouvoir en groupe mafieux usant de violences, d’intimidations et de règlement de compte afin d’asseoir son autorité et se maintenir en place. Nous sommes donc en présence d’un appareil sécuritaire parallèle, agissant comme un Etat dans l’Etat et qui, en plus, bénéficie systématiquement d’une impunité totale. Face à cette corruption sécuritaire, l’idée de recours à une protection privée ou la constitution de milices privées fait son chemin au sein de la population terrorisée par le sentiment d’insécurité, avec tous les risques que cela engendre.

Trafic en tout genre et corruption généralisée

Tout observateur constate de plus en plus la prolifération de trafic en tout genre : marchandises, combustibles et même armes de contrebande se négocient dans la plupart des régions du pays, surtout dans les zones frontalières, dont une partie échappe totalement au contrôle des autorités. Parfois même, ce sont les autorités qui participent au détournement de fonds et au trafic d’importantes sommes d’argent dont la provenance et l’usage sont douteux – hors même des frontières tunisiennes –, ce qui constitue une déliquescence caractérisée du rôle d’un Etat.

Le clientélisme et le népotisme fleurissent de plus belle avec le noyautage des institutions et l’utilisation des fonds publics à des fins partisanes. Les nominations au sein des administrations publiques sont de plus en plus nombreuses ; elles atteignent désormais tous les échelons et se font toujours dans l’opacité totale. Cette corruption atteint même l’aide de l’Etat aux plus démunis, devenue sélective selon l’allégeance au parti islamiste et contre promesse de soutien à ce parti de la part de ceux qui sont dans le besoin. Pratique qui semble même devenir une norme et presque un moyen normal de bénéficier des dividendes d’un pouvoir qui ne reconnaît ni reddition de compte ni transparence. On est loin du concept d’Open Government que certains ont voulu implanter en début de mandat.

Institutions instrumentalisées et biens publics bradés

Alors que les Tunisiens s’attendaient à une justice transitionnelle constructive afin de tourner la page de la dictature et regarder vers l’avenir en inaugurant une nouvelle ère de démocratie, de liberté et de justice sociale, les autorités en place traduisent devant les tribunaux, dans un déni total du droit, universitaires, journalistes, intellectuels et artistes sous des prétextes futiles que seul le pouvoir décrète. L’intimidation, la menace et l’arbitraire sont désormais la règle afin de faire taire tous ceux qui contestent le pouvoir islamiste ou contreviennent à ses dictats idéologiques.

Entretemps, sans même disposer d’une légitimité directe du peuple pour gouverner le pays, le pouvoir agit comme propriétaire des biens publics et brade entreprises publiques, domaines de l’Etat et richesses naturelles au profit de puissances étrangères, dans l’absence totale de transparence et au mépris de toutes les règles usuelles des échanges internationaux. Difficile de savoir si cette générosité constitue un « cadeau de fraternité islamique » pendant que le pays s’enfonce dans la crise, la pauvreté, l’insécurité et l’instabilité. Ou si elle fait suite à un marchandage abject contre des services rendus ou à rendre.

Services publics défaillants ou invisibles

Au fil des mois, trop occupé par des manigances et des tactiques à investir tous les domaines et se maintenir aux commandes le plus longtemps en semant la terreur, ce pouvoir a failli même à ses obligations les plus élémentaires. Le pays s’est transformé en dépotoir à ciel ouvert et aucune ville n’échappe au désastre des poubelles qui remplissent la voie publique, avec tous les risques sanitaires que cela représente. Les autorités municipales, pour la plupart placées par le pouvoir islamiste, ne s’en occupent guère. Il n’est pas étonnant dans ce contexte de voir poindre le choléra ou la peste des ruminants, marqueurs de pauvreté que le pays n’avait jamais connus jusque-là. Ajoutons à cela, les coupures sporadiques de l’électricité et de l’eau courante dans plusieurs villes et régions, sans aucune explication convaincante de la part des autorités qui, souvent, ne rétablissent ces services que lorsque les citoyens recourent au blocage de routes ou d’établissements publics, dans un rapport de force qui confirme la métamorphose de la vie publique en une jungle où la force compte plus que le droit.

Les forces de l’ordre ne font pas mieux, ne donnant le plus souvent aucune suite aux appels à l’aide de la population, notamment lorsqu’il s’agit d’attaques d’innocents par les groupes de fanatiques hystériques.

Perte de crédibilité et mise en cause de légitimité

L’absence d’échéance électorale clairement établie durant la phase transitoire que vit le pays ne peut qu’éveiller les soupçons d’un éventuel coup d’Etat d’un nouveau genre que l’alliance tripartite au pouvoir fomenterait en secret. En effet, les membres de cette alliance de circonstance ont tous trahi leurs électeurs avec de fausses promesses et berné la population qui leur a accordé sa confiance aux élections du 23 octobre 2011. Ils ont adopté un programme et une attitude littéralement à l’opposé de leurs déclarations et engagements au point de perdre toute crédibilité auprès d’une majorité de la population.

L’Assemblée nationale constituante ne fournit guère une meilleure image. Dix mois après son élection, cette assemblée sombre dans le verbiage stérile et les discussions inutiles et n’a rien accompli de sa mission de base qui est d’élaborer une nouvelle constitution moderne et civile pour le pays, hormis un préambule de constitution sous forme d’un médiocre pamphlet idéologique correspondant plutôt à un système politique primitif.

Tous ces facteurs font en sorte que la légitimité de ce pouvoir, faible et précaire dès ses débuts est désormais très contestée, au point que plusieurs réclament ni plus ni moins que le départ de ce pouvoir le 23 octobre 2012, conformément à l’engagement écrit de la plupart des partis avant même de se lancer dans la campagne électorale de 2011.

Nouvelles menaces qui planent sur la région

La Tunisie n’a jamais connu une combinaison de toutes ces défaillances pendant toutes les décennies qui ont suivi son indépendance en 1956. La rupture tant annoncée avec la dictature et ses pratiques s’est plutôt faite avec les acquis modernistes, le parcours historique du pays et ses spécificités culturelles, et avec ce qui reste de cohésion sociale.
La seule « renaissance » réalisée à ce stade par le parti islamiste au pouvoir est celle du sous-développement sur tous les plans. La dégradation de la situation du pays, l’absence de date butoir officielle pour une alternance pacifique au pouvoir, ainsi que l’existence de zones du territoire tunisien qui échappent au pouvoir et vivent dans une situation de quasi rébellion transforment – de facto – le pays en un Etat défaillant selon les définitions reconnues.

Et, comme un Etat défaillant est le terreau par excellence de la violence, de l’extrémisme, du terrorisme et du crime organisé, auxquels s’ajoutent la complicité d’un pouvoir qui ne semble pas reconnaître la citoyenneté ni l’Etat-nation comme base de construction des sociétés et des institutions modernes, on est en droit de craindre le pire, surtout avec la prolifération de groupuscules fondamentalistes violents dans la région qui menacent la sécurité et la stabilité de toute la Méditerranée occidentale.