Assemblée constituante. Crédit photo : Thierry Brésillon

Alors que les travaux de la Constituante progressent, le débat s’annonce tendu sur la nature du régime. En jeu, notamment le rôle et le mode d’élection du Chef de l’Etat. On parle de régime parlementaire modifié, de régime mixte, de régime semi-présidentiel. La Tunisie s’apprête à se lancer dans un grand débat, autant essayer d’en comprendre les tenants et les aboutissants.

Quelques notions d’abord.

Le principe essentiel du régime parlementaire, c’est que le gouvernement détient sa légitimité du Parlement, qui l’investit, le contrôle et peut le destituer. Le pouvoir exécutif peut, dans certaines conditions, dissoudre le Parlement pour que les électeurs renouvellent la majorité. Les pouvoirs exécutif et législatif s’équilibrent par des interactions directes.

Le principe du régime présidentiel, c’est que pouvoirs exécutif et législatif procède de la même légitimité issue du suffrage universel, mais sont strictement séparés et ne peuvent pas interagir l’un sur l’autre. Même en cas de blocage. Le seul exemple, ce sont les Etat Unis.

Parler de régime mixte n’a donc aucun sens tant les deux logiques sont diamétralement opposées.

En revanche, il existe diverses modalités de régime parlementaire. Dans le cas français, on parle de régime parlementaire dualiste, dans la mesure où le gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale, mais dépend aussi du Président de la République. En Allemagne, on parle de parlementarisme rationalisé en raison des mécanismes qui stabilisent les majorités. Mais le principe reste le même.

Les deux thèses en présence

Au sein de la Constituante, tout le monde s’accorde sur le choix du régime parlementaire. Comme le rappelle Selim Ben Abdesselem, vice-président du Groupe Ettakatol à l’Assemblée,

« personne ne veut d’une concentration des pouvoirs entre les mains d’un un seul homme, d’un Président omnipotent. »

Au-delà, est apparu un point de désaccord fondamental sur le rôle à donner au Chef de l’Etat dans ce système.

La plupart des groupes parlementaires défendent le principe de l’élection du Chef de l’Etat au suffrage universel, dans le cadre d’un régime parlementaire.

Selon Fadhel Moussa, pour le Groupe démocrate, l’objectif est

« de lui accorder la même légitimité qu’au parlement pour qu’il ait une stature lui permettant de contenir les dérives du gouvernement ou de la majorité parlementaire, pour qu’il soit un arbitre en cas de conflit, pour qu’il soit un garant de l’intérêt du peuple ».

A l’inverse, Ennahdha défend l’idée d’une élection par le Parlement:

« Il est essentiel, explique Zied Laadhari, vice président de la commission des pouvoirs exécutif et législatif, au nom d’Ennahdha, de renforcer la place du parlement et d’amoindrir la place du président. Nous avons souffert de la concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme. Or un président doté d’une légitimité populaire directe, quels que soient les pouvoirs qui lui sont attribués, aura forcément à tendance à prendre davantage de poids et en tant que chef de majorité il aura la maitrise de l’assemblée. Nous avons trop souffert de cette concentration de pouvoir dans notre histoire et nous ne souhaitons pas reproduire cette erreur. Tout ce qu’on nous raconte l’équilibre des pouvoirs, ça ne tient pas. »

Une solution juridique à un conflit politique

Comme l’observe Kais Saied, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Carthage,

« derrière ce débat d’apparence juridique, se cache en fait un débat politique entre Ennahdha et les autres. »

En clair, chacun se projette dans l’avenir proche et cherche le moyen de limiter le pouvoir de l’autre dans la future configuration institutionnelle.

Dans l’esprit des défenseurs de l’élection du Président de la République au suffrage universel, la crainte est de voir Ennahdha remporter les élections et investir un Premier ministre qui, à l’instar de son homologue britannique, dispose quasiment des pouvoirs d’un monarque élu. C’est ce qu’admet Selim Ben Abdesselem :

« Ennahdha a 30 ou 40 ans d’avance dans le travail politique sur les autres des petits d’opposition qui se cherchent encore. Le risque c’est de reproduire un système où tout le pouvoir est concentré dans entre les mains d’un parti, sans qu’aucun autre n’ait la capacité d’équilibrer, et où le Chef de l’Etat serait l’homme du parti qui l’a élu ».

Pour éviter cette situation, le pari serait de pouvoir faire élire par le peuple une personnalité plus consensuelle, qui ne serait pas issu d’Ennahdha et doté de quelques pouvoirs.

« Nous ne préconisons pas qu’il ait un pouvoir réglementaire, ou qu’il préside le Conseil des Ministres, insiste Fadhel Moussa. Mais il nous paraît extrêmement important que le Président de la République ne soit pas issu du choix d’une coalition de partis et qu’il incarne l’intérêt supérieur du peuple, qu’il garde le cap de la Tunisie ».

Mais doté d’une légitimité populaire, le risque est qu’il concentre entre ses mains la symbolique du pouvoir et qu’il apparaisse de facto l’homme fort du régime. Ce sera encore plus vrai dans le contexte culturel et historique tunisien.
Dans ce schéma, deux cas de figure : soit le président est issu du même parti que la majorité parlementaire et dans ce cas, l’idée du contrepoids s’effondre. Soit il n’appartient pas à la majorité et tente de la contrer en utilisant ses prérogatives, et le risque est de créer un conflit permanent au sommet de l’Etat.

On peut faire le pari que ce Chef de l’Etat s’élève au-dessus des querelles partisanes. C’est accorder beaucoup de crédit à la nature humaine. Et le facteur humain est tout sauf une garantie institutionnelle. Selim Ben Abdesselem avance les exemples du Portugal ou de l’Autriche comme régimes parlementaires dont le Chef de l’Etat est élu par le peuple. Toutefois, objecte Kais Saied, « ces sociétés n’ont pas la même culture politique et refusent le pouvoir personnel ». Autrement dit, le système idéal n’existe pas.

Fadhel Moussa le reconnaît : « Nous sommes en train de choisir le système qui présente le moins d’inconvénients. »

La démocratie, c’est d’abord le pluralisme

« L’équilibre des pouvoirs, rappelle Kais Saied, n’est garanti que s’il y a un pluralisme authentique. La constitution de 1959 n’est pas si mauvaise en soi. C’est l’existence d’un parti unique ou dominant qui a donné tous les pouvoirs au chef de l’Etat. »

Les députés cherchent donc une solution juridique à un problème fondamentalement politique. L’offre partisane doit non seulement être capable de garantir la possibilité d’un rapport de force et d’une alternance, mais les partis doivent surtout être réellement représentatifs de la société. Or, à ce stade, peu de Tunisiens s’identifient réellement à un parti. Plus que la nature du régime, ce sont surtout ces faiblesses du système partisan qui seront les véritables limites à la vitalité de la démocratie. Le choix du mode de scrutin, les conditions pour être candidat, seront largement aussi déterminantes que le choix du régime.

Des garanties et des contrepouvoirs

Les conditions de la démocratie ne résident donc pas seulement dans le choix du régime. Comme le relève Fadhel Moussa

« Nous sommes actuellement dans un système parlementaire, avec tous ses mécanismes : responsabilité du gouvernement, motion de censure, questions au gouvernement, des hautes autorités administratives et des nominations approuvées par le parlement… Je constate qu’il faut accorder un statut meilleur à l’opposition. »

Sur ce plan il rejoint Ziad Laadhari :

« Ce qui nous intéresse ce sont les garanties pour que le prochain régime soit en rupture réelle et définitive avec ce que nous avons vécu. Nous pensons que le débat sur les garanties institutionnelles est plus important que la nature du régime. Il faut doter le Parlement de vrais pouvoirs de contrôle du gouvernement, accorder un statut à l’opposition, prévoir des instances constitutionnelles indépendantes, notamment une cour constitutionnelle. »

Sept instances sont actuellement prévues :

– une cour constitutionnelle

– une conseil supérieur de la magistrature

– une instance indépendante pour les élections

– une instance de régulation des médias

– un conseil des droits de l’Homme

– une instance de lutte contre la corruption

– une instance chargée du développement durable.

Comme l’explique Nadia Chaabane (groupe démocrate), membre de la commission des instances constitutionnelles, chargée des cinq dernières

« le mode de désignation de ces instances sera déterminant pour leur indépendance. Nous avons prévu des mandats non renouvables plus longs d’un an qu’une législature, un renouvellement par tiers, un recrutement après audition devant l’Assemblée nationale. »

Mais comme le rappelle Fadhel Moussa :

« La Constitution c’est important, mais ce qui compte c’est la manière dont la vie politique préserve les droits et les libertés des individus. Le système politique c’est secondaire. L’essentiel est que dans la société où je vis je me sente libre et que mes droits soient respectés. Il n’y a de démocratie qu’avec une opposition et une société civile fortes. »

Thierry Brésillon