Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Le congrès du parti majoritaire se termine sans en espérer une annonce spectaculaire indiquant que ses dirigeants ont eu la sagesse de tirer la leçon des quelques mois déjà passés à la tête de l’État. Aussi, avant de revenir par le menu, à sa clôture, sur ce que l’on pourrait retenir de ce non-événement pour le pays à travers ses motions et documents officiels, je me permets de continuer ici ce que j’ai commencé à la veille du congrès comme réflexions se voulant de bon sens.

Il faut dire qu’elles ne visent pas uniquement les politiques d’Ennahdha, s’adressant à toute l’élite du pays à la veille de décisions politiques majeures dans le cadre de la future constitution s’annonçant décisives pour l’avenir de la Tunisie.

Or, que pour pareilles décisions n’insultent pas l’avenir du pays, les partenaires d’EnNahdha dans la troïka, mais aussi les forces de l’opposition et de la société civile, doivent mettre la pression maximum afin de contrer toute dérive fondamentaliste, même si elle semble contrôlée, du parti de cheikh Ghannouchi.

Car, s’il est majoritaire aujourd’hui du fait des voix obtenues, ce dernier ne l’est certainement pas de manière systématique sur le plan des idées, de la justesse de la lecture qu’il fait du Coran et de son appréhension encore par trop traditionaliste de l’islam.

Pour commencer, et ceux qui me lisent régulièrement le savent parfaitement, je rappellerai juste que milite pour une autre façon de s’adonner à la politique en Tunisie qui fasse honneur à celui qui la pratique.

Ils savent aussi que je prétends que notre élite est atteinte d’Alzheimer. Et elle n’est pas la seule à l’être, au demeurant, ses semblables dans le monde étant à son image, quand ce n’est plutôt pas elle qui l’est, dans un mimétisme maladif de tout ce qui vient de l’étranger, occidental hier et oriental aujourd’hui, sans considération de ce que le supposé bas de soie d’importation qu’on admire peut cacher dans ses plis.

Cet Alzheimer politique se traduit notamment par une désorientation spatio-temporelle, une agitation récurrente et de l’agressivité accompagnée souvent par un langage aussi ordurier qu’inconscient.

Or, la plus novatrice des approches médicales de cette affection dite de l’oubli soutient aujourd’hui qu’il ne s’agit que d’une soi-disant maladie et conseille de ne plus la traiter avec des médicaments dont la seule conséquence est de faire entrer « dans le couloir de la mort » un pseudo-malade qui, possédant pourtant une réserve appréciable d’énergie avant le traitement chimique, va la perdre irrémédiablement.

Aussi, ils soutiennent que la meilleure prise en charge possible aujourd’hui est celle qui avait cours chez nos ancêtres, et qui — hélas ! — est de moins en moins prégnante dans nos sociétés préindustrielles, soit de laisser le malade vivre sa vie sans compliquer sa santé avec les effets indésirables des produits chimiques.

Ceux-ci ont, en effet, prouvé leur inutilité et même leur nocivité, leur seul intérêt demeurant le confort de l’entourage, moyennant un empoisonnement de leur malade à petit feu, sans parler de l’avantage certain retiré par l’industrie pharmaceutique.

Cette thérapie du cœur, ou selon mon néologisme « bécothérapie », je la préconise aussi en politique. Il ne s’agit plus de se haïr et chercher à se tuer les uns les autres, comme l’enseigne une conception dépassée de la politique, mais de cultiver le meilleur en nous, des sentiments d’amour, un amour de ce peuple que l’on est censé servir et qui commande de sacrifier notre ego à son bien suprême.

Et comme le peuple est divers et est parfois aux antipodes de nos valeurs, aussi, pareil effort commande qu’une fois élu et appelé à le servir, la femme ou l’homme politique doit se mettre à ses pieds et non s’élever au-dessus de lui, comme on le fait aujourd’hui, quitte à écraser une partie de ses masses au nom des intérêts d’une autre ou, tout simplement, pour le peu d’égards que l’on manifeste à ses revendications, e.g. ce qu’on a vu encore récemment avec les familles des expatriés disparus.

Servir en politique, aujourd’hui, doit s’entendre en une conception totale, holiste comme disent les sociologues, impliquant donc toutes les composantes du peuple. C’est ainsi que le vrai politique fera montre de son talent en réussissant à faire la synthèse des contradictions apparentes de son peuple; car la contradiction comme on la concevait avant notre ère postmoderne, c’est-à-dire l’opposition des contraires, n’existe plus, laissant place à une véritable complémentarité des contraires dans ce qu’on nomme une pensée contradictorielle.

Alors, comment communiquer avec nos adversaires et nos opposants politiques en ce monde qui est tout à la fois plus complexe qu’avant que moins compliqué, sa complexité relevant bien plus de la subtilité que de l’aporie ?

Avec le soi-disant malade classique d’Alzheimer, cela peut et doit se faire par tous moyens, notamment par des stimulations sensorielles : le toucher, la voix la plus chaleureuse dénuée de toute animosité et de toute arrière-pensée, avec un rythme lent, clair et sincère, la musique, les baisers, etc. En Alzheimer politique, l’équivalent est bien évidemment la sincérité et le discours qui ne trempent point dans la langue de bois si commune, la haine et la ruse.

Si la situation actuelle en notre pays doit nous affliger, ce n’est point pour le prétendu état de crise dans lequel il est, car c’est un état de renaissance et d’émancipation du peuple, et c’est un signe de santé annonçant l’avènement d’un ordre nouveau, un paradigme tout neuf !

Personnellement, elle m’afflige du fait que nos élites ne font pas l’effort nécessaire pour être à la hauteur d’une intelligence populaire qui a fait la preuve de son acuité et qui continue et continuera à damer le pion aux plus machiavéliques des politiciens.

Ceux, d’une part, qui prétendent ramener le peuple en arrière, osant tresser des louanges à un régime honni, définitivement répudié, et ceux, d’autre part, qui avancent masqués au nom d’une démocratie qu’ils taillent selon leur dogme, et se présentant comme un lit de Procuste ou un tonneau des Danaïdes pour les vraies valeurs démocratiques, y compris celles justement issues de ce dogme.

Car, ni le régime ancien, tel qu’en rêve toujours les nostalgiques de l’ordre d’avant le Coup du peuple, ni un régime théocratique, fondé sur un islam obscurantiste ou ayant de la nouvelle modernité une vision en clair-obscur, ne sauraient satisfaire les Tunisiens dans leur totalité. Et c’est une certitude, même si l’un ou l’autre projet peut trouver grâce aux yeux de certaines franges de ce peuple, notamment une partie trompée par la logomachie et le cynisme des professionnels de la politique à l’antique.

Je ne suis pas politicien, mais je prétends avoir le devoir et le droit, en observateur attentif des réalités de ma société, d’appeler la classe politique actuelle à plus de sérieux et à plus de dignité, l’invitant surtout à tenir le langage de la sincérité, qui est d’abord le langage d’une culture des vrais sentiments.

Et, au risque de les étonner, je leur dirais qu’il suffit de dire au peuple une seule phrase tout simplement pour qu’il se mette à les écouter, à condition bien sûr qu’elle soit véridique, partant du coeur, et donc suivie d’une action tout aussi imprégnée par ce qui constitue le meilleur en nous, une réelle empathie avec ce peuple.

Cette phrase est celle de l’authentique militant que fut le syndicaliste Farhat Hached et qui doit être non seulement le slogan mais la devise de toute action politique en notre Tunisie postrévolutionnaire.

Comment y procéder? Voici en une sorte de bréviaire en dix principes ce que je recommande à tout politique en quête du cœur du peuple. Ce sont les mêmes que l’on conseille aujourd’hui pour le soin de la soi-disant maladie d’Alzheimer.

Certes, le malade ici est bien l’élite et non le peuple; mais on s’adressera à la première comme si elle était saine devant soigner le second supposé malade, et ce par cette technique de jeu de rôles inversés bien connue en psychologie pour ses effets thérapeutiques.

Que les politiques tunisiens, et aujourd’hui ceux du parti dominant ne cachant pas ses ambitions d’islamisation du pays en son congrès historique, méditent donc ces principes comme autant de vérités tirées de la réalité du pays, cette centralité souterraine qui n’est pas nécessairement évidente à qui se laisse prendre par l’écume des apparences sans pouvoir aller en leur creux.

1. D’abord être conscient et sûr que chaque Tunisien est une personne unique devant être traitée en tant qu’individu ayant des droits, même si sa conception de ces droits se révèle excessive. C’est le rôle du politicien de lui expliquer cela et de se montrer assez clair et convaincant.

2. Chaque Tunisien est important, du grand notable au plus humble, qu’il soit dans le vrai ou désorienté par la vie, ses heurs et ses malheurs. Les égards du politique doivent d’ailleurs être inversement proportionnels à l’importance sociale de leur interlocuteur.

3. Il y a toujours une raison qui motive le comportement des personnes désorientées dans et par la société. Il ne suffit pas de dénoncer et de juger, mais de comprendre les causes et d’agir en vue de les éliminer. Ainsi, pour prendre deux exemples provocateurs, ce n’est pas parce que l’on a bu de l’alcool ou fait subir à quelqu’un des rapports sexuels non consentis que la faute vient de la consommation de l’alcool ou de la pratique sexuelle ! Elle réside plutôt dans notre discours moralisateur et nos lois pudibondes empêchant que l’alcool, s’il doit être ingurgité, le soit sans excès, d’une part, si l’on doit satisfaire sa pulsion sexuelle, qu’on le fasse avec le respect absolu de soi et du partenaire, d’autre part. C’est toute une révolution mentale qu’il nous faut faire au lieu de nous contenter de pousser des cris d’orfraie, car ce faisant, on se révèle encore plus coupable que les coupables. En effet, ceux-ci peuvent à la limite être considérés comme des victimes d’un état social ou moral, alors que nous, en notre qualité de responsables, on doit agir non en pyromanes, mais pompiers véritables, nous souciant de la cause du feu pour l’éteindre et empêcher qu’il reprenne.

4. Le comportement des jeunes n’est pas seulement lié aux modifications anatomiques de leur corps, tout comme celui des personnes âgées, n’est pas lié à des modifications du cerveau. De fait, dans un cas comme dans l’autre, le comportement humain reflète l’ensemble des changements physiques, sociaux et psychologiques que la personne a connus au cours de sa vie. Aussi, comme il faut que jeunesse se fasse, il faut que vieillesse passe, mais de la meilleure façon qui soit pour les deux âges, i.e. en permettant aux uns et aux autres de vivre pleinement leur vie et de s’épanouir afin d’être bien dans leur peau. C’est la sérénité qui fait la santé; or, parfois elle ne vient qu’après une période d’agitation, comme un balancier qui met du temps avant de trouver son équilibre.

5. On ne peut pas obliger un jeune à ne pas assumer ce qui fait partie de son développement normal, y compris ses pulsions sexuelles et son besoin d’action, tout comme on ne peut empêcher une personne âgée de modifier ses comportements construits durant toute sa vie. Certes, on peut essayer de le faire, mais on ne peut réussir à amener les intéressés à changer s’ils ne sont pas vraiment motivés pour cela. Sinon, c’est aller contre la nature et c’est construire de nos propres mains soit des robots soit des monstres. Or, ni les uns ni les autres ne forment de vrais citoyens libres et capables du meilleur pour leur pays!

6. Le Tunisien doit être accepté tel qu’il est et dans ses spécificités aussi variées que différentes, surtout parmi les plus jeunes, par essence ouverts au monde et riches de talents, d’envies et de rêves. Ainsi que le respect que l’on doit pour une personne âgée, ces jeunes doivent être acceptées sans jugement, avec leurs qualités et leurs défauts. On ne doit pas développer à leur égard la fameuse moraline religieuse nietzschéenne, qui — rappelons-le, encore une fois — est bien plus d’origine judéo-chrétienne que musulmane, l’islam étant, dans les choses du sexe, nettement plus en harmonie avec la nature humaine, nullement pudibond.

7. On sait que chaque âge a ses impératifs et ses implications; aussi, on doit accepter que des tâches soient associées à chaque étape de l’existence et aider à son sain développement. En effet, une tâche non accomplie engendre des manifestations psychologiques et peut induire de graves conséquences. Ainsi, pour la jeunesse, ses folies doivent être tolérées même si elles peuvent heurter une certaine morale rigoriste; l’expression populaire le dit bien : il faut jeter sa gourme.

8. Ce n’est pas parce que nos jeunes ne connaissent généralement pas leur glorieux passé et ne parlent pas correctement leur langue qu’il faille les forcer à le faire. En effet, il se passe avec eux le phénomène inverse qui arrive aux vieux. Ainsi, quand la mémoire des faits récents s’estompe chez les personnes âgées, elles essaient de retrouver leur équilibre en se retirant dans leurs souvenirs anciens. Pareillement, c’est parce que les jeunes sont rebutés par un passé mal présenté, assimilé à tort à la décadence actuelle, qu’ils s’en détournent. Il suffit d’agir sur notre présentation de ce passé, le valoriser intelligemment et sans le magistère de celui qui croit détenir la science infuse, pour que l’intérêt de ces jeunes pour la richesse infinie des valeurs du passé se réveille. Pour ce faire, il ne faut surtout pas oublier que l’époque postmoderne que nous vivons réhabilite les valeurs anciennes. Et, pour revenir aux vieux, il ne faut pas négliger non plus que si leur vue baisse et faiblit, ils utilisent les yeux de l’esprit pour voir; s’ils n’entendent plus correctement, ils écoutent les bruits de leur passé. Cela est d’ailleurs tout à fait vérifiable chez les aveugles qui développent des perceptions insoupçonnées. Or, notre jeunesse n’est ni sénile ni aveugle, elle est pleine de vie et de vitalité et donc, si elle présente des problèmes à l’élite qui prétend la commander, ce n’est pas pour une raison qui tient à elle, c’est uniquement pour l’incapacité de cette élite de savoir s’adresser à elle, lui parler, user des mots qui trouvent écho en elle. Car ce qui sort du coeur va droit au coeur; faut-il le rappeler?

9. C’est donc d’un problème de communication qu’est fait le drame de nos élites, d’un déficit de tact et de savoir-faire politique. Ils oublient, concentrés qu’ils sont sur leur nombril qu’ils prennent pour le centre du monde, que les sentiments douloureux diminuent s’ils sont exprimés, reconnus et validés par une personne digne de confiance qui sait écouter. Mais si ces mêmes sentiments douloureux sont ignorés ou niés, ils s’intensifient et versent dans l’agressivité et la violence. Encore une fois, il nous faut savoir, en tant qu’élites en charge de responsabilités éminentes, être justement responsables. Et la meilleure façon pour ce faire est, encore une fois, l’empathie réelle avec le peuple, celle qui consiste à faire de ses soucis les nôtres et de son réel notre quotidien propre.

10. C’est que l’empathie crée la confiance, réduit l’anxiété et restaure la dignité. Aussi, politiques de Tunisie, quel que soit votre bord, veillez à faire montre de moins de sympathie affichée à l’égard du peuple, une sympathie que vous entretenez et qui est une pure comédie, qu’à une réelle empathie. C’est certainement plus dur, mais c’est plus gratifiant. Et surtout plus sincère, faisant le vrai honneur du politique.