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Selon l’agence de presse TAP, le Ministre de l’Ensignement Abdellatif Abid a annoncé ce dimanche que les lycéens tunisiens pourront bénéficier dès la rentrée prochaine de cours de langue turque. Il souligne « l’importance d’encourager l’apprentissage des langues étrangères et de garantir l’ouverture du système éducatif sur son environnement ». Les commentaires iront certainement principalement à la pertinence de ce choix en termes de débouchés professionnels ou d’infrastructure, mais ne perdons pas de vue l’implication morale de cette décision.

Il convient d’abord de noter que si la motivation de l’apprentissage du turc était uniquement stratégique pour l’emploi, le choix se serait porté sur des langues commerciales dont l’impact est largement supérieur au turc : le chinois, l’espagnol, l’allemand, le russe. Considérant la perspective purement professionnelle, on aurait même pu penser à consolider l’apprentissage de l’anglais, dont le niveau est si déplorable dans notre pays. Bien que la Turquie soit un pays à croissance positive dans un monde en récession, le turc n’est pas à proprement parler une « langue de business » puisque les Turcs eux-mêmes font du business principalement en anglais et en allemand. La taille du marché supplémentaire qui s’ouvre avec la langue turque est ridiculement petite, la langue n’étant parlé qu’en Turquie, alors que par exemple l’espagnol ouvre un marché énorme puisqu’il est parlé dans toute l’Amérique latine, idem pour le russe qui couvre toute la riche région pétrolière caucasienne.

La réelle motivation est donc ailleurs : exalter l’ « ottomanie » de la Tunisie. On apprend le turc plutôt qu’autre chose parce que ça nous « ressemble » plus, ça resserre le lien avec le passé ottoman de notre pays. Et vouloir revenir « aux sources » de la Tunisie ottomane, c’est vouloir faire, au présent, de notre pays une « petite Turquie ». La question devient alors : est-ce que la Tunisie a envie de devenir une « petite Turquie » ?

Car loin des fantasmes véhiculés par Al-Jazeera sur une république triomphante portée au sommet par des islamistes, la première des réalités de la Turquie est qu’il s’agit d’une dictature militaire encadrée par une constitution laïque totalitaire. La Turquie détient dans ses prisons plus de 10’000 prisonniers politiques (dont beaucoup de journalistes), soit à lui seul plus que tous les prisonniers politiques de tous les pays africains mis ensemble. Les droits des femmes y sont encore en retard. Les Arméniens et les Kurdes sont traités en sous-hommes, dans un pays où l’on va même jusqu’à bombarder des villages (le dernier bombardement en date fut celui d’Uludere de décembre 2011). Loin de la récupération médiatique des événements de la flotille pour Gaza, il n’en reste pas moins que depuis 1996 la Turquie et Israël ont des accords de coopération militaire et d’échange de haute technologie militaire ; le pays a toujours été une base arrière pour les opérations américaines dans la région. En clair, alors que la Tunisie s’apprête à inscrire dans sa constitution son attachement de la cause palestinienne, elle cherche se rapprocher stratégiquement et économiquement de la Turquie, le pays de la région qui coopère avec Israël, ce qui nous mènerait inévitablement à former un lobby d’intérêts triangulaire.

Paroxysme de la schizophrénie.

Cette « petite Turquie » tunisienne que veut promouvoir le gouvernement vise à changer également la perception qu’ont les Tunisiens d’eux-mêmes, en leur donnant l’impression d’être des Orientaux plutôt que des Maghrébins. Car apprendre une langue, c’est aussi instiller un message identitaire. La réciproque directe, c’est que refuser l’accès à une langue, c’est vouloir annihiler tout lien identitaire avec la civilisation qui dont émane cettelangue. Et vu que l’éducation nationale refuse toujours d’introduire la langue amazighe dans les écoles, les institutions sont donc en train de démontrer par les faits qu’une de leurs préoccupations est de détruire à tout prix la culture amazighe tunisienne. Car en effet, même dans les régions berbérophones de notre pays, le tamazight n’est pas enseigné dans les écoles et ce malgré les demandes répétées des populations ellesmêmes. Nous pouvons rappeler que notre pays a été interpellé par le Comité pour l’élimination des discriminations raciales des Nations Unies pour son refus de permettre aux berbérophones d’introduire leur langue dans le cursus scolaire.

Notre priorité ne devrait-elle pas aller à garantir l’enseignement de notre propre langue indigène, celle que nous avons créée nous-mêmes et que nos ancêtres (ainsi que beaucoup de nos contemporains) parlaient, utilisée dans tout le Maghreb, ou alors à celle d’une langue étrangère, qui fait certes parti de notre passé, mais non pas de notre fait, du fait d’un épisode colonial que nous avons subi ? En sommes-nous en Tunisie à porter chèrement dans notre coeur tout ce qui nous vient de la domination de nos ancêtres et à rejeter tout ce que nos propres pères ont inventé, tout ce qui nous est spécifique ?

« Nous sommes tous un peu Turcs », va-t-on nous dire. Si nous sommes tous un peu turques, alors nous sommes tous beaucoup amazighs. La majorité des Tunisiens sont d’origine amazighe, c’est un fait avéré génétiquement, anthropologiquement et sociologiquement. Et si seulement 2% des Tunisiens parlent encore la langue amazighe comme langue maternelle (et ce à cause des ravages de la politique d’exclusion linguistique), il n’existe aucune communauté tunisienne turcophone. Il n’existe aucun village en Tunisie où les enfants naissent en entendant leur mère leur parler turc. Il existe des association culturelles représentant les Amazigh tunisiens (que les autorités choisissent de ne pas écouter et même de ne pas rencontrer) mais il n’existe aucune association culturelle de Turcs tunisiens. Pour donner des cours de turc en Tunisie, il va falloir aller recruter en Turquie, alors que les Imazighen sont ici, ils sont nés ici, n’ont aucune autre patrie et ne demandent que le droit de bénéficier des infrastructures scolaires pour donner des cours. En bref, nous avons la chance d’avoir notre propre culture, notre propre civilisation, mais nos décideurs font tout pour la réduire à néant.

Introduire plus de langues étrangères à l’école n’est pas une mauvaise chose en soi ; ce qui est dommageable c’est les motivations idéologiques claires derrière ce choix. Peut être que nos dirigeants pensent ainsi devenir Erdogan à la place d’Erdogan. Mais qu’ils ne s’y trompent pas, il n’existe qu’un seul point commun entre l’AKP et notre troïka : tout comme cette dernière cherche à chasser l’identité amazighe du sol tunisien, cette première fait de même avec l’identité kurde et arménienne du sol turc.