C’est un jeu de pouvoir autour d’intérêts qui se croisent. Les journalistes attendent qu’une institution en charge de la régulation du secteur audiovisuel soit mise en place, les patrons de presse veulent avoir leur mot à dire et le gouvernement se mêle de tout pour s’assurer de ne pas être contredit. Les décrets-loi 2011-115 et 2011-116, concernant le secteur des médias et promulgués en novembre dernier, ne sont toujours pas mis en œuvre. Le gouvernement a lancé une nouvelle consultation pour les faire réviser. En attendant les médias travaillent sans filet. Retour sur les faits.

On attend. Quoi exactement, personne ne le sait. L’usure peut-être. Car finalement peut-être que le gouvernement attend que les journalistes et l’opinion public s’usent, qu’ils oublient la nécessité de l’indépendance et qu’ils s’asservissent à nouveau.

Ça a commencé en juin 2011, alors même que le décret loi n’avait pas été voté. « Le lobby des deux chaînes de télévision privées, qui existaient avant le 14 janvier, c’est plaint de ne pas avoir été consulté. En fait ces chaînes ont été écartées de manière logique par ce qu’elles avaient appelé clairement à ce que Ben Ali se représente en 2014 » explique M. Ben Letaief, professeur de droit public à Tunis.

Mustapha Ben Letaief  a participé, en tant que membre de la Haute Instance pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution, à la sous-commission communication, qui a mené une réflexion sur les reformes du secteur de l’audiovisuel, avec l’appui de la LTDH, du SNJT, d’ONG tunisiennes et internationales et avec la participation de membres des médias tunisiens. Voilà comment sont nées les décrets-loi 115 et 116, instaurant notamment la HAICA. Des textes adoptés le 2 novembre 2011 « alors qu’ils étaient prêts depuis septembre, précise M. Ben Letaief, et que de ce fait la HAICA aurait pu être mise en place avec les élections du 23 octobre et donc s’assurer que la couverture médiatique de la campagne électorale soit faite de manière équitable. »

Mais les textes ont rencontré tellement d’opposition et de critique que, malgré leur adoption, rien n’a jamais été fait pour les mettre en oeuvre. « Un lobby de médias privés » le STDM en réalité, a voulu faire entendre sa voix. 

Pour Radhouane Charfii, secrétaire général du Syndicat Tunisien des Dirigeants de Médias (STDM) le fait d’avoir été exclu n’est pas normal. Un des responsables de la chaine Hannibal TV, souhaitant conserver l’anonymat, s’étonne même qu’une réforme concernant son secteur se fasse sans les membres dudit secteur :

« Le texte rédigé a été fait par des juristes, explique-t-il, et aucun d’entre eux n’est venu ne serait-ce que faire un tour dans les locaux des chaînes de télévision pour voir comment ce secteur fonctionne. Quant à l’attaque disant que nous avons appelé Ben Ali à se présenter elle est infondée : nous attendons toujours des preuves concrètes nous mettant en cause. »

Au départ la raison de l’opposition est claire : le STDM et les différents médias privés n’ont pas été consultés. Pour ces médias il n’y a donc pas consensus autour du texte.

Et puis finalement d’autres critiques se font jour. Notamment autour de l’article 7 qui énonce le mode de nomination des membres de la HAICA.

« D’abord on a reproché à la HAICA la formation de son collège en déclarant qu’il y avait un risque de bataille d’intérêts partisans, ce qui n’est pas possible à mon sens puisque les membres de la HAICA ne sont pas des syndicalistes, mais des acteurs de la scène médiatique » explique M. Ben Letaief.

Il y a en fait, au sein du collège, une logique démocratique participative d’après lui. Les membres sont choisis par le monde des médias, des magistrats et par le pouvoir législatif. Il s’agit de faire travailler ensemble différents secteurs pour arriver à couvrir les différents points de vue.

Et le responsable d’Hannibal de s’insurger : « Comment peut-on juger que la nomination se fait de manière correcte ? Il y a un membre élu par le Président de la République, après avis de la HAICA elle-même, deux membres élus par le pouvoir législatif, or mis à part piocher au sein de l’ANC ou de son parti je ne vois pas comment ce dernier fera son choix. Il y a également deux membres choisit par les journalistes, alors que les journalistes ne représentent que 20% des employés dans le secteur de l’audiovisuel. Puis deux membres non journalistes, c’est à dire des techniciens. Il reste une seule place pour représenter les patrons des médias, seul face à des employés de « gauche », et c’est en espérant que les deux membres, choisit par des magistrats, soient capables de faire la balance ! Par ailleurs il est notifié qu’il y a interdiction d’avoir des activités politiques depuis deux ans, mais quid des activités syndicalistes ? On se retrouvent donc avec des gens qui peuvent venir du syndicat des journalistes au sein de cette HAICA censée être sans affiliation aucune ! »

L’autre critique que l’instance a essuyé concerne le fait qu’elle a trop de pouvoir. En réalité la majorité des instances de régulation de l’audiovisuel dans le monde ont les mêmes pouvoirs qu’elle: consultatif, décisionnel et de sanction, d’après M. Ben Letaief.

Mais le groupe des médias privés, trouve, lui, qu’une latitude trop grande est donnée au pouvoir de sanction. « Les dirigeants de médias risquent de se retrouver en prison avec ce texte ! Ici ce n’est pas l’établissement qui est mis en cause mais la personne directement, il n’y a pas de demi-mesure, c’est illogique » explique M Charffi du STDM. Et le responsable de Hannibal TV d’expliquer que la liste des sanctions énumérées dans le décret-loi115 ne tient pas la route car elles consistent essentiellement en des sanctions pénales.

Amel Mzabi, présidente du STDM est également très critique à l ‘égard du même décret : « En cas de sanction financière, si les patrons de presse ne peuvent pas payer ils se retrouvent emprisonnés. Il ne semble pourtant pas logique que la responsabilité personnelle d’un dirigeant soit mise en cause quand les faits concernent une société. Ici c’est le droit des affaires qui devrait primer.»

Pour Kamel Labidi de l’INRIC, si ces chaînes de télé ont critiqué le projet de loi c’est avant tout parce qu’elles doivent bénéficier d’avantages accordés par l’ancien régime, avantages qu’elles ne veulent par perdre. Nejiba Hamrouni, du Syndicat National des Journalistes Tunisiens, partage cet avis. La mise en place d’une autorité de régulation forcerait en fait les patrons de ces médias à abandonner leurs avantages.

Des accusations que le responsable d’Hannibal TV rejette : « C’est de la mauvaise foi ! Hannibal a subi en 2007 un contrôle fiscal illégal, puis en 2008 Larbi Nasra, créateur de Hannibal TV, a été convoqué par un juge. La lune de miel entre Hannibal TV et le régime Ben Ali a duré 6 mois, puis ça n’a plus jamais été le cas. Pensez-vous que si nous étions en relation avec le régime de Ben Ali on nous aurait traité de la sorte ? » Et cet homme d’aller plus loin « L’INRIC est une institution illégale qui aurait dû être dissoute quand le Président qui l’a mise en place par décret-loi est parti, donc quand Foued Mbezza a quitté ses fonctions. »

Les chaînes bénéficient-elles d’avantages ? Difficile de répondre à cette question. Le fait est qu’à écouter les demandes du STDM on comprend que, de manière logique, il défend des intérêts sectoriels :

« Il ne s’agit pas d’intérêt privés, de mon point de vue, explique Mme Mzabi. Le principe d’un syndicat est de défendre son secteur. Ainsi en se penchant sur le décret-loi 2011-115 on se rend compte qu’il ne va pas aider au pluralisme des médias par exemple. Le cadre pénal fait qu’un investisseur n’aura pas envie de se lancer dans ce secteur et que l’on restera avec le même paysage médiatique. »

A coup de communiqué et de pétition le STDM a réussi à convaincre le premier ministère du bien fondé de sa requête et voilà comment une nouvelle consultation des médias a été lancée, fin avril , afin de réviser les deux décrets-lois déjà votés. « Il y a eu convergence d’intérêts finalement : le gouvernement a pris comme excuse le fait que les décrets-loi ne faisaient pas consensus pour les écarter » explique M. Ben Letaief.

Les auteurs des décrets-lois se sont étonnés de la tournure des événements. Et ce qui les choque le plus, au-delà du fait que le gouvernement semble aller à l’encontre du processus législatif démocratique, c’est le fait que l’intérêt privé prime sur l’intérêt public.

« Ce qui est étonnant, pour Kamel Labidi, c’est que le gouvernement et que certains hommes politiques essaient de se cacher derrière ce lobby de médias privés, qui ont vu le jour sous Ben Ali. » On pourrait penser que le gouvernement cherche à privilégier des entreprises privées, il semble que la volonté soit autre. Car, à bien y regarder, se serait l’article 7 qui poserait problème, encore une fois. En effet le gouvernement, suivant les dispositions actuelles, n’aura pas de main mise sur le collège des membres de la HAICA.

« Ce sont des prétextes finalement et c’est une position qui n’est pas juste : depuis quand les textes de loi doivent-ils être fait pour satisfaire des groupes de pressions ? Ils sont fait pour servir l’intérêt général, et ici on a des intérêts particuliers. La position du gouvernement n’est donc pas convaincante. Les décrets-loi 115 et 116 sont parus au JO et doivent entrer en vigueur, mais ils sont suspendus, il semble que le nouveau pouvoir veuille amender ces textes. Cette attitude suscite l’inquiétude des journalistes et des gens épris de liberté, car nous craignons qu’avec l’amendement les textes deviennent restrictifs. Or l’INRIC a voulu que les textes de loi soient conformes aux normes internationales en matière de respect des libertés » explique Kamel Labidi.

« Nous avons déduit que l’article 7 pose problème, ou essentiellement la question de la composition de la future instance. Nous sommes dans un pays qui fait ses premiers pas vers la démocratie et ce genre de problème est normal. Même dans les pays démocratiques les gouvernants sont enclins à contrôler les médias. Notre gouvernement ne fait pas exception : que faire quand on a en face de soi des instances indépendantes ? La réaction de repli est normale, surtout quand on a vécu sous un régime autoritaire et qu’il n’y a pas eu d’éducation à la démocratie. Il est logique de s’attendre à un tel comportement de la part des hommes politiques » continue-t-il.

Pour M. Ben Letaief la philosophie des textes était de protéger la liberté du secteur audiovisuel, et donc de lui donner tous les outils pour son indépendance, son autonomie et donc son caractère garant de son objectivité, pour éviter quelle soit au service de la propagande de quelque pouvoir que ce soit. Bien trop de latitude sans doute pour un gouvernement qui a l’air de vouloir mettre toutes les forces au pas.

« Depuis des mois on assiste à une campagne de désinformation et de dénigrement. Les gens ont l’impression que ces textes de loi sont mauvais, liberticides alors que ce n’est pas le cas. C’est étrange car dans un pays démocratique, ce n’est pas au gouvernement de s’occuper de la gestion de la communication et de l’information. Le secteur de l’information est géré par des mécanismes d’auto-régulation, il appartient aux instances indépendantes de régler les problèmes. Le gouvernement peut avoir un mot à dire mais il ne doit pas agir comme si le ministère de l’Information était encore là » déplore Kamel Labidi.

Car finalement ce qui ressort de tout ça c’est un peu l’idée que le gouvernement veut s’assurer le contrôle de la communication audiovisuelle et donc s’assurer de contrôler les médias.

C’est également le point de vue de Néjiba Hamrouni du SNJT : « Les décrets-lois ont été fait en concertation avec le secteur des médias, avec des associations, des ONG, des juristes, des spécialistes… lors de séminaires et de conférences, c’est un bon texte. On peut le modifier, c’est toujours le principe dans un système démocratique, mais là on est face à un gouvernement qui ne veut pas des décrets 115 et 116 car c’est un gouvernement qui ne veut pas que le secteur des médias soit structuré. »

D’ailleurs à bien écouter les membres du Premier Ministère rouspéter à tour de rôle contre les journalistes et leur manque de professionnalisme, cette tentative semble évidente. Le gouvernement se plaint constamment d’une couverture négative de son action par les médias et ne comprend pas que le rôle des médias publics est d’informer le public et non d’être porte-parole du gouvernement. Lors du sit-in d’un groupe d’extrémistes devant le siège de la télévision nationale Lotfi Zitoun n’a pu s’empêcher de les féliciter, déclarant qu’ils avaient été porte-parole de la pensée du peuple. Quant à Ridah Kazdaghli, il a déclaré sur les ondes d’une radio, souhaiter une remise en ordre du paysage médiatique tunisien.

Interrogée sur le fait que la volonté du STDM de modifier les décrets-loi avait peut-être permis au gouvernement de mettre la main sur le secteur des médias Mme Mzabi répond simplement : « Nous surveillons le gouvernement . Nous défendons un secteur et nous voulons être libres de créer des entreprises de médias, libres d’écrire ce que nous voulons. »

M Ben Letaief, lui, reste septique : « Si le gouvernement semble s’allier au lobby des médias privés c’est pour différentes raisons. Il y a d’abord un manque de visibilité du gouvernement qui ne sait pas quoi faire et comment agir avec les médias. On se retrouve donc avec la même approche que sous l’ancien régime. Ceci est frappant quand on regarde deux événements qui ont eu lieu après la mise en place de ce gouvernement. Il y a eu la nomination de hauts responsables d’un certains nombre de médias publics sans concertation, des personnes connues pour leur ancien soutien à Ben Ali. Mais également la réaction, assez maladroite, du gouvernement qui a parlé de médias gouvernementaux au lieu de parler de médias publics. Ce deuxième fait révèle l’absence d’une vision démocratique quand au secteur des médias : c’est une vision qui veut que les médias de service public soient sous la coupe du gouvernement et non au service du public.Tout ça n’est pas conforme à l’esprit des décrets-loi. »

« Dés le départ de la nouvelle consultation, dont nous savions qu’elle était vouée à l’échec, le pouvoir a invité des gens qui étaient des outils de propagande, il les a réuni pour discuter du cadre législatif des médias. L’INRIC a donc décidé de ne pas prendre part à cette mascarade. Le SNJT a fait de même » souligne M. Labidi.

Pour le STDM au contraire, le fait qu’une nouvelle consultation est lieu, une consultation à laquelle les membres des médias audiovisuelle sont conviés et durant laquelle leurs points de vue sont pris en compte, est une réussite : « Nos démarches pour la révision de ces textes ont abouti et nous avons travaillé pendant les deux jours de la consultation à réviser les articles. Mais le travail n’est pas fini, il a été suspendu faute de temps, mais le ministère a jugé qu’il fallait qu’il continue. Je pense qu’il reprendra plus tard » raconte M. Charfi du STDM.

« Il y a une volonté de changer ces décrets-loi qui sont menaçants pour certains intérêts, explique Kamel Labidi. Ils préparent le terrain à l’émergence d’une instance indépendante. Le nouveau pouvoir s’imagine à tort que la plupart des médias tunisiens sont contre le pouvoir. Je ne crois pas que ce soit le cas. Je pense que le métier de journaliste est exercé par des femme et des hommes naturellement enclins à l’exercer en toute liberté et qu’ils ne peuvent pas tolérer l’ingérence ou l’immixtion des forces politiques et économiques dans leur affaire. Il y a un malentendu et une exagération des problèmes et des erreurs commissent par les journalistes. Le journalisme est une profession qui a été affaiblie. Et alors que nous sommes dans un moment où le pays attend que la presse panse ses blessures et réapprenne à s’acquitter de sa tache de manière professionnelle et éthique, on assiste à ce genre de campagne d’intimidation et d’ingérence dans les affaires des journalistes, comme s’ils n’avaient pas le droit d’exercer leur métier en toute liberté. »

« Je suis déçu du comportement de certains hommes politiques qui ne prennent pas la peine de prendre connaissance de ce qui a été fait en Pologne, Argentine, Afrique du sud par exemple, des pays dont nous avons beaucoup à apprendre. Mais nous espérons que le cercle des tunisiens qui se battent pour la démocratie ne cessera pas de s’élargir. C’est un combat de longue haleine et si la plupart des Tunisiens et Tunisiennes n’y prennent pas part il y aura toujours des formations politiques qui voudront entraver la marche vers la démocratie. Certains s’imaginent à tort que le pays va se démocratiser seul, sans combat et mobilisation, sans le moindre effort » souffle M. Labidi.

[NDLR] : Le Premier ministère ayant refusé de répondre à nos questions nous n’avons pas pu recueillir son point de vue et donc mieux comprendre son implication dans la réforme du secteur des médias.