Karim Mejri, ex-conseiller auprès du ministre de l’emploi Saïd Aïdi, apporte sa contribution au débat national autour de l’emploi dans une série de 9 articles publiés par Nawaat.org. Dans ce septième article, il évoque la nécessité d’adopter un discours de vérité dans la communication autour de l’emploi.

Communiquer sur le chômage, une confiance à reconquérir

afp.com/Fethi Belaid

La Révolution Tunisienne a libéré la parole dans tout le pays. La voix des chômeurs est devenue audible dans l’espace public : journaux et médias audiovisuels, séminaires et rencontres, manifestations dans la rue… Face à cette parole libre, le discours officiel doit évoluer et reconquérir la confiance du demandeur d’emploi, confiance qui a été largement entamée à cause de la gestion catastrophique du chômage pendant les années Ben Ali.

Des émissions radio jusqu’aux bureaux de l’emploi, des manifestions aux sit-ins, le discours du demandeur d’emploi est souvent émotionnel et revendicatif. Le demandeur d’emploi cherche à faire une décharge émotionnelle, souvent assez violente, pour se plaindre et quelque part pour « se vider le cœur ». Il cherche surtout à être écouté et à voir de l’empathie chez celui qui l’écoute. Appartenant à des familles pauvres ou de la classe moyenne, les demandeurs d’emploi vivent une humiliation de la part de la société et de l’Etat qui les rejettent à la marge malgré leurs diplômes obtenus après tant de sacrifices et d’efforts. Le demandeur d’emploi vit souvent des conditions familiales très difficiles : frères et sœurs à charge, parents malades, etc. Ces conditions difficiles sont encore aggravées dans les régions marginalisées où l’accès à l’école, aux soins et aux premières nécessités est très difficile.

Après la décharge émotionnelle, le demandeur d’emploi espère voir tous ses problèmes résolus, et pourquoi pas trouver un emploi tout de suite. Malheureusement personne n’est en mesure de lui répondre ainsi. Le grand défi qui se pose pendant ce genre d’échange est de ramener le discours à un échange plus rationnel, discutant des chances réelles du candidat à obtenir tel ou tel poste dans les concours, ou encore, les formations complémentaires qu’il serait utile de suivre, etc. Le candidat restera toujours sur sa faim, et il est important qu’il comprenne que c’est en abordant le problème de façon strictement logique et rationnelle qu’il est possible de trouver une issue à sa situation.

Le discours émotionnel peut mêler plusieurs sujets. Le ressenti d’injustice, souvent très aigu mais au même temps très confus, mêle la déception d’être au chômage, aux problèmes de développement d’une région ou d’un quartier. Le sentiment d’exclusion est amer, pesant, et interdit des fois d’avoir la lucidité nécessaire pour faire une bonne analyse de la situation. Très peu de demandeurs d’emploi évoquent les opportunités dans le secteur privé et ce que ça requiert en termes de préparation de CV, de recherche d’entretien, etc. Ramener l’échange autour de ces sujets est certes difficile, mais c’est la seule façon d’évaluer réellement les chances de la personne à obtenir un emploi.

Une grande partie de la population se représente encore l’Etat comme un être tout-puissant, capable de résoudre tous les problèmes d’un seul coup, et donc, a fortiori, capable de créer des emplois s’il le veut. Le représentant l’Etat (qu’il soit ministre ou gouverneur ou conseiller de l’emploi) devient très souvent l’obstacle à éliminer, d’où le « Dégage » trop facile à scander, mettant fin à toute communication.

Cette communication directe est pourtant très importante pour apaiser le climat, car par ce biais se construit la confiance entre le demandeur d’emploi et l’Etat, et c’est aussi par ce biais que les décideurs prennent conscience de la gravité des cas individuels au-delà de la froideur des statistiques et des chiffres. Dans cet exercice, il faut veiller à ce que les demandeurs d’emploi n’aient pas de faux-espoirs. Il n’est rien de plus dévastateur que les espoirs trahis, et en 2011, plusieurs responsables, notamment des gouverneurs, ont payé cher le prix des promesses qu’ils ne pouvaient tenir.

La confiance se gagne aussi par la communication avec le grand public. Cette dernière devrait opter pour un discours de vérité. Le public est lassé par les promesses non tenues du temps de Ben Ali. De cette ère qui a trop duré il garde une grande méfiance envers les chiffres, et pour cause, les chiffres, ça ne le touche pas dans son quotidien, ça ne le fait pas sortir du chômage. Bien qu’il soit essentiel de communiquer à intervalles réguliers sur les chiffres du chômage dans les médias, il est aussi essentiel de donner une signification à ces chiffres. Les médias, qui s’intéressent à l’emploi de façon erratique, ont souvent la mémoire courte. D’où le rôle « pédagogique » qui incombe aux membres du gouvernement, appelés à non seulement communiquer sur les chiffres et leur évolution, mais aussi à commenter ces chiffres de façon claire et leur donner une signification permettant de créer, avec l’aide de journalistes qualifiés, un ensemble de concepts et de clés de lecture que le citoyen pourra s’approprier progressivement.

Certains messages forts sont, à ce titre, utiles à rappeler. Par exemple : « la majorité de ceux qui sont au chômage cette année le seront encore l’année prochaine ». Ou encore : « quelque soit le mode de recrutement et les critères de recrutement des professeurs de secondaire (CAPES ou autre), le taux de réussite sera très probablement inférieur à 5% » (compte tenu du nombre de places disponibles et du nombre de candidats). Il n’est pas de confiance possible si chaque acteur n’intègre pas de façon claire son rôle et le rôle des autres. Ainsi, il faut se mettre d’accord très rapidement sur le rôle de l’Etat, et s’il est tenu de garantir un emploi à chaque diplômé du supérieur, par exemple. Il faut clarifier également le rôle des autres acteurs, notamment les chômeurs et les associations qui les représentent.

Prochain article : Associations de chômeurs, pour dépasser le syndicalisme revendicatif

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[Part2] : Le secteur public, objet de toutes les convoitises
[Part3] : Le rôle déterminant du secteur privé
[Part4] : Pour une nouvelle génération d’entrepreneurs
[Part5] : Les autres pistes pour promouvoir l’emploi : société civile, PPP, émigration…
[Part6] : Communiquer sur le chômage, une confiance à reconquérir