Il y aurait environ 1600 cas de naissances hors mariage chaque année en Tunisie. Dans les années 60 il y en avait déjà quelques centaines répertoriées. Le phénomène des mères célibataires n’a donc rien de nouveau en Tunisie. Il semble par contre aller en s’accroissant.

Pourtant le sujet reste tabou et lorsque ces grossesses arrivent elles sont synonymes de désastre dans la vie des mères. Surtout pour les plus jeunes. Pas préparées à la maternité, et souvent chassées par leur famille, cette catégorie de jeunes filles, dont l’âge ne dépasse pas les 29 ans, représente pourtant une réalité de la société tunisienne : le manque d’éducation et d’information autour de la sexualité.

Au foyer des mères célibataires de l’association Amal, la jeune Dorsaf vient d’accoucher. Cette jeune fille de 19 ans, aux yeux noisette et au visage de poupée, tient dans ses bras sa petite fille. Un petit bout de chou d’un mois à peine. Avec son joli gilet doré elle a l’air d’un trophée. Sa mère est fière. Fière mais triste et muette. Les autres filles parlent à sa place : « La petite c’est notre princesse, elle est magnifique. » Un bébé de plus dans le foyer de l’association Amal, c’est la famille qui s’agrandit.

La petite est magnifique, c’est vrai. Mais la première image qui saute aux yeux quand on la voit dans les bras de sa mère est désolante : une enfant avec un enfant. Dorsaf a l’air perdu, un peu terrorisé. Et même quand elle ferme les yeux pour ne plus voir la réalité, la chaleur du corps de son enfant lové contre elle lui rappelle qu’elle ne sera plus jamais désinvolte. Impossible de nier les événements quand on les porte à bout de bras. Comment beaucoup de mère célibataire Dorsaf a accouché seule, loin de sa famille.

Pourtant elle aurait bien eu besoin de sa mère. Peut-être lui aurait-elle expliqué comment s’occuper d’un bébé ? Ou peut-être pas. Si à 19 ans Dorsaf s’est retrouvée enceinte c’est que, surement, comme beaucoup de jeunes filles, elle n’a jamais parlé de sexualité avec ses parents, sujet tabou dans notre société. L’ignorance qui découle de cette hypocrisie coûte cher à celle qui en subissent les conséquences.

Sur la centaine de filles accueillies en 2008 par le foyer Amal, 63% avaient moins de 29 ans. En 2009 elles étaient 55,5% de l’effectif et 62% en 2010. Des filles jeunes qui sont complètement dépassées par la situation. Pour Semia Massoudi, en charge de l’association Amal, il s’agit bien d’un manque de connaissance, la plupart des filles ayant une connaissance approximative de leur corps et n’utilisant pas de contraceptif, car persuadées de ne pas en avoir besoin.

Farah dit être tombée enceinte en étant vierge « le médecin a du découper chirurgicalement son hymen, avant d’utiliser les forceps pour sortir son enfant » explique une fille du foyer Amal. Ce phénomène de mère vierge existe bien. Aussi aberrant qu ‘il puisse paraître.

Farah est frêle, le dos courbé, elle regarde au sol et on imagine qu’elle a dû arrêter de prendre soin d’elle il y a longtemps. « Il a le teint foncé mon fils, pourtant son père avait le tient blanc. » Elle parle du père et puis elle pleure. Quand elle a donné son nom et son numéro de téléphone aux services sociaux chargés d’établir le lien de paternité de l’enfant, ils se sont rendus compte que la ligne téléphonique était enregistrée sous un autre nom. D’un coup le vide sous les pieds de Farah. Elle a été menée en bateau. Naïve et honnête, elle a crû que le reste du monde était comme elle. Elle paie son inconscience au prix fort.

Comme beaucoup de filles elle ne s’est pas méfiée quand son petit ami lui a dit qu’il ne romprait pas son hymen. Comme beaucoup de filles elle a eu des rapports sexuels superficiels, sans pénétration ou des attouchements en surface. Mais avec le temps l’hymen peut se trouer et donc ne plus être imperméable aux spermatozoïdes. Persuadée que leur hymen est « en hauteur » les filles, comme les garçons, ne voient pas la possibilité de grossesse qui peut découler de ce type de pratique. Et même quand les filles sont au courant, elles ont du mal à faire accepter l’utilisation du préservatif à leur partenaire.

Le déni de sexualité, quant à lui, est un autre obstacle à l’utilisation de contraceptif. Pour beaucoup de filles le fait d’avoir un rapport sexuel de temps en temps ne justifie pas la prise de pilule, car elles refusent d’admettre que malgré la faible fréquence des rapports, elles sont pourtant actives sexuellement.

Au sein du Planning familiale du Bardo les chiffres parlent d’eux-mêmes: en 2011 sur les quelques 6000 consultants célibataires de moins de 29 ans, dont plus de 90% sont des filles, 4% seulement sont venus pour se faire prescrire un moyen de contraception. Les filles ont peur. Prendre la pilule, dans leur imaginaire, c’est se créer des problèmes de santé et augmenter les risques d’infertilité. La réalité est différente. C’est plutôt la pratique de l’IVG qui réduit la fertilité. Hors 10% des consultantes ont pratiqué un tel acte au centre du Bardo, la même année. Ces deux chiffres mis en corrélation montrent bien que la sexualité n’est pas réfléchie en amont et qu’un problème d’information et d’éducation se pose. D’abord au niveau scolaire. Les élèves doivent recevoir lors de leur 9éme année, des cours sur la reproduction sexuelle. Hors, par pudeur, il semble que beaucoup de professeurs ont du mal à bien expliquer le sujet. Mais c’est surtout au sein des familles que le problème se pose, les parents ne sachant pas comment parler avec leurs enfants de ce genre de questions.

Pourtant d’après les études le premier rapport sexuel aurait lieu autour de l’âge de 17 ans en Tunisie. Sans effacer la responsabilité de la jeunesse on peut comprendre qu’en l’absence de connaissance et que du fait de la non utilisation de contraception, les grossesses à un âge précoce se multiplient.

Si la société permettait à ces jeunes filles de vivre leur grossesse comme un heureux événement le problème ne se poserait pas en ces termes. Reste que lorsqu’une grossesse n’est pas désirée et qu’elle entraîne tout un changement de vie pour des jeunes filles non préparées, les pouvoirs publiques doivent se pencher sur le problème y est remédier. Responsabiliser la jeunesse semble primordiale. Mais il faudrait pour cela sortir du déni. La jeunesse tunisienne couche. Plutôt que de laisser ces jeunes hypothéquer leur avenir il faudrait les accompagner pour que ces grossesses non attendues n’aient pas lieu.

Dorsaf fait partie du bataillon de ces jeunes sacrifiés par hypocrisie. Pour « sauver l’honneur » sa famille l’a chassée. Elle a tout de même passé assez de temps au foyer pour savoir qu’elle peut s’en sortir seule : elle a vu les autres mères trouver un travail, un lieu de vie. Avec le temps les choses s’arrangent un peu. Normalement. En tout cas il y a peu de chance que Dorsaf ait un deuxième enfant hors mariage. Le taux de récidive est faible chez les mères célibataires accueillies par l’association Amal. Forcément : un partenariat existe avec l’Association tunisienne de la santé reproductive et des séances de sensibilisation en matière de sexualité et maladies sexuellement transmissibles ont lieu.

Il est 18h30 passées, la nuit tombe doucement. Dans le hall du foyer les filles terminent de donner à manger à leur bébé. Elles ressemblent à des grandes sœurs qui s’occuperaient des plus jeunes pendant que leur mère finirait de préparer le dîner. Sauf qu’il n’y a ni grande sœur, ni mère. Il n’y a que culpabilité et regret. Et dans les yeux des jeunes mères la tristesse ne disparaît jamais. Ou un instant à peine, le temps de répondre au sourire de leur enfant.

NDLR : Les prénoms des jeunes filles et des enfants ont été modifiés.

Lire sur le même sujet : Enquête : Être mère célibataire en Tunisie