Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
Traduit de l’anglais par Emna El Hammi. Titre original de l’article paru sur le site Al-Akhbar English : From Turkey: Beware the Genie of Islamist Discourse.
Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan (CR) accueilli par le leader du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi (CL), à son arrivée le 14 Septembre 2011 à Tunis. (Photo: AFP - Fethi Belaid)

Ces derniers temps, suivre la situation en Tunisie et celle de son parti islamique modéré au pouvoir Ennahda donne la sensation de revoir un film ennuyeux pour la deuxième fois.

Le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, parle déjà comme si lui et ses militants avaient été les instigateurs du printemps arabe, non seulement en Tunisie mais également dans tout le monde arabe, sans parler du fait qu’ils se revendiquent être le seul exemple réussi de transition vers la démocratie. Aux déclarations antérieures du parti, vient s’ajouter cette phrase : « C’est nous qui avons été les victimes réelles du régime Ben Ali, non les gauchistes ».

Tout cela me rappelle les premières années de l’AKP, le parti au pouvoir en Turquie. Il n’est pas étonnant que le parti Ennahdha ait maintes fois annoncé qu’il adopterait « le modèle turc » quand il était en lice pour les élections.

De toute évidence, Ennahdha a emprunté à l’AKP le ” génie du discours,” qui a longtemps paralysé l’opposition turque en créant une hégémonie des déclarations dans la sphère publique et dans les milieux intellectuels. En Turquie, ce génie du discours est très pratique et sert non seulement les objectifs politiques du parti, mais légitime aussi systématiquement toute mesure politique contre la démocratie, l’égalité sociale, et parfois même la raison. Le génie d’un couteau suisse !

Une table ronde sur le « printemps arabe » à Paris m’a fait penser que les révolutionnaires tunisiens et égyptiens doivent absolument être avertis sur les merveilles de ce génie du discours. Et cela non parce que le conservatisme sunnite est en train de leur voler leurs révolutions, mais plutôt car il est nécessaire de les avertir à quel type de climat politique schizophrène ils seront soumis.

Lorsque l’AKP arriva au pouvoir, ils commencèrent à utiliser la rhétorique de l’opprimé à tout va. Cette rhétorique n’était pas complètement sans fondement puisque l’histoire moderne de la Turquie confirme cette vérité historique selon laquelle des personnalités religieuses avaient été humiliées par l’élite de l’Etat moderne et occidentalisé. De plus, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a lui-même été récemment libéré de prison. Il avait été condamné pour avoir cité un poème, comprenant ces vers: “Les mosquées seront notre bouclier et les minarets nos lances”. Cela avait été considéré comme une tentative pour faire tomber l’État laïque. Au fil du temps, nous avons vu les opprimés devenir les oppresseurs, bien entendu avec l’aide du génie du discours!

Ennahdha a emprunté à l’AKP ce “génie du discours” qui a longtemps paralysé l’opposition turque. Chaque fois qu’il était interrogé sur les prisonniers politiques, le Premier ministre mettait en avant son propre emprisonnement pour signifier que ceux qui ne l’avaient pas soutenu à l’époque n’ont pas le droit de parler maintenant.

Chaque fois que l’opposition mentionnait la restriction des libertés individuelles, Erdoğan et ses propagandistes rappelaient les jours où la liberté de culte des conservateurs religieux était limitée. Enfin, chaque fois qu’il y avait des critiques sur les droits sociaux qui étaient de plus en plus assimilés à de la charité religieuse, il utilisait le discours banal de la religion comme source de justice.

Tout au long de son mandat, il s’est distingué par des phrases emblématiques pour clore tout débat de société qui ne l’intéressait pas.

Cela était particulièrement vrai dans les premières années de son mandat. L’opposition, à savoir les laïques, modernistes, occidentalisés de classe moyenne et moyenne supérieure, étaient horrifiés à chaque fois qu’ Erdoğan faisait une déclaration comportant des références religieuses. Les ambitions kemalistes passionnées pour un état laïque occidentalisé étaient mises à feu et à cendre chaque fois qu’il y avait une mention au voile ou à des cours de religion pour les enfants. Bien qu’il n’ait jamais commis l’erreur de son prédécesseur en disant ouvertement « Nous sommes le parti de Dieu », sa rhétorique, la plupart du temps, avait une connotation religieuse.

L’opposition, outrée au départ, est restée ensuite coincée dans ce débat sur les références religieuses. Comme on peut le présumer, dans un pays à majorité musulmane sunnite, le débat sur le clivage entre religieux et laïques est un cul-de-sac et seul le musulman sunnite peut en sortir vainqueur. Et effectivement, ce fut le cas.

L’opposition qui a construit son discours sur la laïcité a non seulement été écrasée par le génie du discours, mais a également été humiliée et ridiculisée. Le génie a été assez intelligent pour mettre en relation Dieu et la démocratie. C’est là où les Tunisiens et les Egyptiens doivent être très attentifs.

Aujourd’hui, les Tunisiens, particulièrement les jeunes qui ont combattu pour la démocratie à la Kasbah, et les Egyptiens et qui se sont unis au-delà de leurs différences à Tahrir, sont tout autant choqués par les déclarations d’Ennahdha ou celles du Parti de la Liberté et de la Justice concernant la chariaa. A Tunis, après la dernière déclaration de Ghannouchi au sujet de la fermeture des bars et la loi islamique comme source dans la nouvelle constitution, je vois ces gens courageux, debout au milieu de cette route politique, tétanisés comme un cerf devant les phares d’une voiture.

Ces visages, je me rappelle les avoir vus en Turquie, 10 ans auparavant. Comme leurs homologues turques, ils sont déjà trop paralysés pour s’engager dans cette nouvelle sphère politique. Dans un pays conservateur où les gens sont majoritairement musulmans, il est quasiment impossible de créer un contre discours qui ne ferait pas passer, aux yeux de l’homme ordinaire, l’opposition pour les porte-paroles du diable ou pour des bourgeois méprisants se souciant seulement de leurs plaisirs hédonistes.

C’était et c’est encore le cas aujourd’hui en Turquie. Par exemple, très récemment, lorsque le Premier ministre Erdoğan a déclaré qu’il voulait donner naissance à une nouvelle génération religieuse, sa déclaration a été très vivement critiquée par l’opposition. Il leur a répondu: “Vous voulez que nos enfants soient accros aux drogues?!” Après avoir laissé l’opposition sans voix, il a élevé le débat à un tout autre niveau en disant “je veux que la nouvelle génération soit religieuse et vindicative.”

Mais il me semble avoir déjà dit qu’il était célèbre pour ses phrases de clôture !

Il faut se rendre à l’évidence que dans les pays où la majorité des personnes sont musulmanes, il est extrêmement difficile d’argumenter avec un gouvernement islamique modéré à l’allure moderne et attaché au néo-libéralisme. Ce n’est pas seulement les gens ordinaires de votre pays qui peuvent se retourner contre vous, mais pratiquement le monde entier, qui a adopté la démocratie à l’américaine. Mais le danger réel de ces partis n’est pas qu’ils se proclament ou insinuent qu’ils sont le parti de Dieu mais plutôt qu’ils se disent, de plusieurs manières, représenter la démocratie.

En Turquie, cela signifie que si vous vous opposez à l’AKP, vous encouragez les coups d’états et soutenez la main-mise de l’armée sur la scène politique. En Tunisie, ce qui est susceptible de se produire très bientôt, c’est que si vous êtes contre Ennahdha, c’est que vous soutenez l’ancien régime. En Egypte, je suis sûre que le génie amènera des formules qui seront, sur le même modèle, adaptées à la situation locale.

Sans oublier que le génie du discours est habile et imprudent quand il s’agit de réécrire l’histoire.

En Tunisie et en Egypte, je m’attends personnellement à une tornade constante de “Nous sommes le vrai peuple de ce pays, vous êtes l’élite. Taisez-vouz!” la rhétorique mimant celle utilisée en Turquie.

En affirmant qu’ils sont le vrai peuple opprimé qui représente la démocratie, ces partis islamistes modérés créent donc une impasse en utilisant le génie du discours. Comment peut-on contester cela? Ces jeunes tunisiens et égyptiens qui ont donné leur sang pour la liberté et l’égalité doivent-ils donc se résigner? Je ne le pense pas.

Ayant suivi de près la politique de l’AKP depuis bientôt une décennie, j’ai pu constater que seules trois actions de l’opposition ne se sont pas soldées par un échec.

La première action est venue de Halkevleri (Chambre du peuple), un mouvement populaire qui a fondé ses actions sur les droits sociaux.

Halkevleri est une association qui a renversé la politique de l’AKP des droits sociaux, assimilée à de la charité. Leur principal argument a été que la distribution de pain ou de charbon par des associations religieuses est une humiliation et que la nourriture et le logement sont des droits constitutionnels fondamentaux.

La seconde action provient de Öğrenci Kollektifleri (Collectifs étudiants) qui ont fondé leurs actions sur des préoccupations de la vie quotidienne telles que le prix des tickets d’autobus ou la hausse des frais de scolarité pour les étudiants. Les deux associations sont de gauche et sans idéologie religieuse. Elles sont toutes les deux étiquetées par le gouvernement comme des associations terroristes, car elles montrent le vrai visage de l’AKP qui opprime les étudiants et les pauvres.

La troisième action est un “iftar”, qui a réuni les gauchistes et les hommes politiques islamistes partageant le même combat pour l’égalité sociale. Pendant le mois de Ramadan, ils ont rompu le jeune en face d’un hôtel cinq étoiles, célèbre pour être « the place to be » des nouveaux riches du gouvernement de l’AKP.

Il y a donc un choix à faire pour sortir de l’impasse que le génie du discours a crée. C’est de construire l’opposition sur la question des droits sociaux. Teinter son discours de connotations religieuses ou non est du ressort de chacun.

Il est aussi important de noter qu’il devient aujourd’hui évident que l’AKP ne veut pas nécessairement d’une nouvelle génération religieuse, mais plutôt obéissante. Autrement, ils auraient été heureux de voir des jeunes jeûner durant le mois de Ramadan, et ne se seraient pas souciés qu’ils le fassent aux yeux de tous.

Adopter cette stratégie ne vous fera pas sentir, à coup sûr, moins isolé du monde. Les politiques européenne et américaine qui ont déjà étiqueté ces pays comme des démocraties islamiques modérées avec un brin de “Bon pour l’Orient”, ne souhaitent pas une opposition qui se base sur la question de la justice sociale.

De ma propre expérience, les Occidentaux qui font l’éloge de la démocratie dans ces pays sont terrifiés par les mots « justice sociale ». A Dieu ne plaise! Cela pourrait déboucher sur une lutte des classes!

Ceux qui ont applaudi Tahrir « sans idéologie » dans les médias internationaux ne voudraient pas voir que ce discours de gauche a survécu aux campagnes de « lutte contre le communisme » des années 60.

Mais au moins, baser l’opposition sur les droits sociaux et l’égalité sociale fera, une fois n’est pas coutume, ressembler le génie du discours à un cerf tétanisé par les phares d’une voiture, plutôt que l’opposition.