A un moment donné du tout début de la charge finale des flics contre les manifestants devant le Ministère de l’Intérieur, je me retrouve à traîner sur l’avenue Bourguiba allant et venant devant les cordons de flics qui attaquent par intermittences les manifestants devant le centre commercial Le Claridge et la banque UIB.

Je vois Ghassen Ammami, je reste à ses côtés un moment puis je vois Ines Tlili toute seule sur la route, entre les policiers et les manifestants en train de crier « pacifique, pacifique ». Je me dirige vers elle et lui dit « Ne tourne pas le dos aux flics, ils pourraient charger sur toi ». Je reste un instant à côté d’elle puis je vois quelqu’un à terre, des citoyens autour de lui qui le protègent et des flics qui chargent sur eux.

Je cours pour m’interposer avec eux. C’est une femme qu’on fini par relever et emmener. Les manifestants reviennent plus ou moins en force sur l’avenue en jetant des projectiles. Les flics après avoir renvoyé des projectiles et avoir lâché du gaz lacrymogène chargent à nouveau : ils sont des dizaines et attaquent tout le monde et de partout. Je me dirige alors en marchant lentement vers la rue Kamel Attaturk. Des gens courent de partout, il est difficile de s’y retrouver étant donner qu’un grand nombre de policiers sont en tenue « civile ».

Certains BOP poursuivant des manifestants me dépassent ou bien courent derrière des gens en venant vers moi mais personne ne semble gêné de ma présence étant donné que je marche calmement. Je vois plusieurs personnes prendre des coups.

Arrivé à la Rue Kamel Attaturk, plusieurs Bop qui s’y étaient engagés reviennent vers l’avenue. Je passe à côté d’eux comme si de rien n’était. Je vois qu’il y a plusieurs manifestants debout à des dizaines de mettre, qui lancent des bouteilles en plastiques et des insultes à ces BOP qui viennent de les poursuivre. Mais je vois surtout une adolescente que j’avais déjà vu devant l’UIB, esseulée et totalement en transe qui n’est qu’à quelques mètres de l’avenue et qui semble vouloir revenir pour en découdre avec les flics. Je cours vers elle et lui conseille de s’en aller. Mais elle ne bouge pas. Je reste pas loin d’elle. Un ou deux manifestants s’engagent dans la rue poursuivis par un policier en civil et un BOP. L’un des deux manifestants a le crâne en sang. Je fais quelques pas en arrière mais la fille ne bouge pas. Le policier en civil l’attrape et commence à la tirer avec lui en direction de l’avenue, le BOP lui donne des coups de matraques et un groupe d’une dizaine de flics pointent à l’entrée de la rue.

Je me jette alors sur les deux flics qui emmènent la fille et essaie de la libérer en leur criant « lâchez-là. » Le groupe au bout de la rue charge alors vers nous. Les flics lâchent la fille mais je me fais attraper. Le groupe arrive et tout le monde me matraque sur les articulations. L’un d’eux ou deux d’entres eux me donnent des coups de pieds pour que je tombe par terre. A ce moment-là, ayant l’habitude, je n’essaie pas tant de me protéger que de ne pas tomber car je sais que si je tombe totalement par terre, c’est là où je risquais d’avoir le plus de coups.

Très rapidement, je m’accroche donc aux flics qui me tabassent mais ils sont nombreux et finissent par me mettre à terre juste devant la porte d’entrée de l’immeuble qui fait le coin avec l’avenue Bourguiba avec une boutique d’antiquités. C’est à ce moment-là que la photo a été prise.

Après l’instantané, plusieurs autres flics arrivent et se mettent aussi à me passer à tabac pendant que je suis totalement à terre. Je ne sentais plus les coups mais j’étais à bout de force. Puis ils me relèvent et me traînent vers le MI.

Ils sont deux ou trois à me tenir et certains me donnent des coups de poings au visage. Quelques mètres plus loin, nous sommes sur l’avenue, quelques précieuses secondes avaient passées pendant lesquelles j’ai repris une miette de mes forces. Je vois qu’il y a encore des citoyens sur l’avenue Bourguiba (manifestants et passants), dont un grand nombre devant le restaurant cabaret le « Bagdad » m’ont vu me faire tabasser.

Un éclair de lucidité traverse mon esprit : si je ne veux pas arriver jusqu’au ministère, c’était ma dernière chance. A partir de là, il n’y aura sans doute plus que des flics et des collabos. Je me mets alors à gesticuler et essayer de me libérer de leur emprise très violemment en criant « Lâchez-moi, lâchez-moi » et surtout j’essaie de faire en sorte que nous n’avancions pas rapidement et que nous restions le plus possible sur l’Avenue. Je me démène si bien que mes lunettes tombent. Ce qui m’énerve et me rend encore plus agressif.

Les flics ne me matraquent plus depuis que nous sommes sur l’Avenue mais ne me lâchent pas non plus. Ils essaient juste de ne pas me laisser filer et de me faire avancer. C’est à ce moment-là qu’un mouvement de gens se fait vers la demi-douzaine de flics qui me tenaient encore.

Les autres s’étaient éparpillés au fur et à mesure que nous avancions après le passage à tabac. Les gens crient aux flics « Lâchez-le, lâchez-le » et certains avancent même menaçant vers eux de sorte que les flics lâchent prise et se préparent à se défendre contre l’attaque portée contre eux. Il n’y a plus que deux flics en civil qui me retiennent et qui me disent de venir avec eux (en direction du MI) et qu’ils me protègeront.

Je me débats encore et leur crie de me lâcher de sorte qu’ils finissent par le faire. Quand ils me lâchent je m’éloigne d’eux de plusieurs mètres et suis maintenant juste devant la porte d’entrée du Bagdad. L’un des flics essaie de calmer le jeu entre les citoyens et les autres flics qui me tenaient et l’autre se met à me parler et me dire de venir avec lui chercher mes lunettes qui étaient tombées à une dizaine de mettre de là, juste devant le trottoir de l’antiquaire. Je lui dis « vas me les chercher si tu veux, moi je reste ici ». Il me répond « Pourquoi donc as-tu fais ce que tu as fais ? » avec un ton paternaliste et comme si j’avais fais un crime quelconque. « Je n’ai fait qu’aider une fille à se libérer des coups ».

Il enchaîne comme si ce que je lui ai dit était sans la moindre importance : « Pourquoi vous ne voulez pas que le pays se calme ? » Je lui crie dessus « C’est vous qui ne le voulez pas ! » Du tac au tac il me dit « Nous ne sommes pas tous pareil, il a des bons parmi nous ». C’est alors que je n’ai plus de patience : « Allez tous vous faire foutre, vous êtes tous des enculés / برّاو نيّكُ إلكلكم طحّانة٠». Il reste silencieux et s’en va. Je reste sur place.

Depuis que j’ai perdu mes lunettes, je ne vois pratiquement plus rien et je veux absolument les récupérer quelqu’en soit le prix. Un serveur du « Bagdad » qui a assisté semble-t-il à ma petite discussion avec le flic s’avance prés de moi et me dit « Vas chercher tes lunettes, elles sont là-bas. » « Tu les voient ? » « Oui, elles sont là-bas devant le trottoir. » Je lui demande de bien vouloir aller me les chercher car je ne vois rien sans. Il le fait. Quand il me les ramène, je lui sers la main. Quand je remets mes lunettes, voyant le monde à nouveau nettement, ayant repris mon souffle, ayant la haine, je me mets à fulminer et à faire les cents pas, hésitant à revenir en découdre avec les flics encore une fois.

Je vais et je reviens sur mes pas plusieurs fois. A un certain moment, arrivé devant l’hôtel « Excel », je revois Ghassen Amami, je l’aborde. Je m’accroche à ce visage familier. Il me verse de l’eau sur le visage. Je me calme petit à petit, je m’allume une cigarette. Un ami est là, l’avenue reprend sa vie normale comme si de rien n’était, les voitures et les passants affluent de toutes parts. Je n’avais plus de nouvelles de la fille depuis que j’ai réussi à la libérer du policier en civil.

Sur la photo, à l’avant plan, on voit qu’elle était encore entourée de flics une vingtaine de seconde après. Mais quand je suis avec Ghassen, je la vois passer dans les bras d’un ami. Elle était sous le choc mais marchait à peu prés normalement et ne semblais pas avoir de séquelles physiques, du moins sur le visage. J’en découdrais avec les flics une autre fois, le combat n’est qu’à ses tous débuts…

Témoignage publié sur la page Facebook de l’auteur [NDLR]