J’ai attiré récemment l’attention sur cette forme politique d’Alzheimer dont seraient atteintes certaines élites tunisiennes, pointant par là le sens désorienté qu’elles ont de la réalité, leur propension à tout voir sans nuances et à se sentir agressées en permanence par toute attitude, tout avis différent du leur et qui les contrarie.

Je voudrais aujourd’hui illustrer concrètement mon propos par deux exemples concrets tout en rappelant ici la recette que je propose pour traiter efficacement l’Alzheimer — qui demeure à ce jour une affection médicalement incurable — reposant sur la culture des meilleurs sentiments en nous et le recours à la science du coeur pour guérir au sens premier du terme, à savoir souffrir le moins sinon point.

En politique, cela revient à ne pas recourir à la langue de bois et ne pas faire la politique à l’antique, en usant de ce qui faisait le propre de la politique à l’ancienne : la force et la ruse, et ce en mettant davantage de morale, ou plutôt d’éthique, dans notre action, veillant surtout à ne pas verser dans le manichéisme en observant et en analysant les faits politiques, ne serait-ce que pour ne pas tromper ceux qui nous lisent ou nous écoutent, et pis! ceux sur qui nous avons quelque influence; car alors, notre responsabilité est énorme et est grande notre forfaiture à l’égard de l’honneur politique!

La respectabilité, justement, du vrai politique tient au fait de parler juste et d’agir vrai quitte à décevoir. Malheureusement, nombre d’hommes politiques ou de combattants des droits ont de plus en plus une conception étriquée de la vérité, la taillant à la mesure de leur idéologie. Ce qui justifier l’usage précité du terme de forfaiture au regard de la saine conception de l’honneur politique.

L’exemple décevant de Monsieur Ahmed Manaï :

Ma première illustration concernera une figure éminente de l’opposition à la dictature de Ben Ali; il s’agit de Monsieur Ahmed Manai dont l’interview est actuellement sur Nawaat. Dois-je dire que je respectais pleinement l’intéressé et que son attitude dogmatique actuelle m’amène à rétrécir mon respect à son seul combat passé, son attitude actuelle rompant avec l’esprit et la lettre du vrai combat pour les libertés, un combat qui, d’abord et avant tout, doit être courageux, honnête et sans arrière-pensées?

Or que dit cette digne figure du passé tunisien de lutte contre la dictature? Que le double veto sino-américain au Conseil de sécurité fut salutaire pour l’intérêt bien compris de la Syrie et des Syriens, que la Tunisie en rompant ses relations avec le régime de ce pays ne l’a fait qu’en exécution d’ordres péremptoires reçus du Qatar, érigé en temple de l’intégrisme obscurantiste et donc cible privilégiée aujourd’hui des adeptes de la fumeuse théorie du complot planétaire dont l’ordonnateur serait le Satan américain allié au démon israélien.

Soit dit en passant, signalant ici qu’agissant de la sorte, nos pseudocombattants pour la liberté se révèlent être de véritables intégristes de la politique puisqu’ils ne font rien de moins que mimer les explications les plus dogmatiques des religieux, ramenant le mal à cet ange déchu, ennemi de Dieu! Or, le fait politique est bien plus complexe pour être ainsi expliqué. Et ce qui surprend le plus et déçoit dans le même temps, c’est qu’il vient d’un esprit censé être immunisé contre ce travers de la pensée immanente et manichéenne !

Car, Monsieur Manaï va encore plus loin, osant contester la réalité d’un massacre qui semble avéré. Notez que je dis bien semble, n’ayant pas de preuves autres que ce qui est publiquement donné et qui doit s’imposer jusqu’à preuve du contraire, car pour tout juriste honnête, la réitération et la multiplicité des témoignages sont aussi source de preuve. Or, l’argument apporté par Monsieur Manaï pour réfuter la responsabilité du régime syrien dans ce massacre est bien des plus ridicules (et je laisse les lecteurs prendre connaissance de pareille niaiserie dans son interview).

Le pire est que Monsieur Manaï n’hésite pas à partir dans un discours devenu classique dans la bouche d’une certaine élite en Tunisie, celle qui se dit ou se veut moderniste, oubliant du coup que la modernité a fait son temps et qu’on est dans l’ère de la postmodernité faite d’un retour partiel mais réel à une certaine forme de la tradition dans ce qui fait l’authenticité de l’être, d’une communauté.

Ce discours est celui du fameux complot ourdi par les islamistes qataris sous la férule de l’oncle Sam, le grand méchant Yankee, cette antienne que tous ceux qui n’ont pas d’arguments vrais et sérieux sortent comme l’explication miracle, une sorte de parole divine devant s’imposer à tous, et qui est LA vérité, unique et absolue !

Je veux bien accepter les considérations dignes d’intérêt de Monsieur Manaï se rapportant au sort de la Syrie qui n’aurait peut-être pas été brillant si la résolution occidentale au Conseil de sécurité ne s’était pas heurtée au double veto sino-russe. Cela est digne d’être considéré et examiné, non pas dans le cadre d’un prétendu complot, mais uniquement en tant qu’hypothèse sérieuse parmi d’autres, tout comme celle du sort actuel du peuple syrien privé de libertés et asservi par un régime corrompu. Or de cela, Monsieur Manaï se soucie désormais si peu, comme s’il n’y avait pas similitude entre le régime syrien qu’il défend aujourd’hui et le régime tunisien qu’il combattit naguère! Comme s’il pouvait y avoir deux poids et deux mesures dans le combat pour les libertés!

En tout cas, pour moi, dans mon éthique, il ne peut y en avoir quitte à devoir souffrir pour cela des pires cas de conscience. Car la seule conscience qui compte pour quelqu’un qui est vraiment épris de liberté est de respecter toute volonté de liberté où qu’elle se manifeste, quelle quoi soit la forme qu’elle peut prendre et contre quiconque elle finit par prendre forme, y compris contre soi-même s’il devait nous arriver de fauter sur le plan des valeurs qu’on affiche, notre humaine nature nous faisant imparfaits.

Il est, en effet, pour le moins étonnant que celui que je respectais, le combattant pour les droits de l’Homme, cède à la facilité de tout ramener à un conflit étranger évacuant de la sorte la question fondamentale du droit inaliénable du peuple syrien à disposer de lui-même et à vouloir retrouver sa liberté confisquée, passant ainsi par pertes et profits les turpitudes d’un régime habitué aux délices du pouvoir au point de ne plus vouloir l’abandonner.

Pareille cécité de la part de Monsieur Manaï aurait pu être expliquée par une altération de sa vision des choses en Syrie ou sa sensibilité excessive aux dangers réels d’éclatement du pays, préférant la poigne de fer d’un régime diabolique à la liberté du peuple dans l’anarchie et les horreurs des divisions et déchirements communautaires (comme si cela était une fatalité, ne devant pas être réglé, tout problème existant, quel que soit le degré de sa gravité, ne pouvant que s’aggraver en n’étant pas traité à temps). Or, Notre ancien combattant pour les libertés semble ajouter à sa vision manichéenne des choses une attitude que les intégristes religieux qu’il dénonce ne réprouveraient pas : celle de vouer aux gémonies ses adversaires politiques, mélangeant critique et anathème.

Ainsi fait-il peu de cas de l’intelligence des hommes politiques tunisiens qui, même s’ils peuvent être influencés par une idéologie, un courant de pensée (comme il le soutient et c’est son droit qui se respecte et se discute, à condition de le faire sans insulte ni dénigrement), ne restent pas moins libres et indépendants. De fait, c’est une sorte d’anti-islamisme primaire qui semble motiver Monsieur Manaï, et c’est dommage venant de lui, car le combattant pour les libertés, le vrai, ne se laisse jamais influencer par les anathèmes. Et c’est ainsi et seulement ainsi qu’il est en mesure de reprocher aux islamistes ou à d’autres d’anathémiser leurs adversaires, la pratique de l’anathème en politique étant bien fréquente et loin d’être une spécialité religieuse, aucune époque humaine n’y ayant échappé, qu’ils fussent de nature religieuse ou séculière.

Le hic, c’est au moment où les islamistes en Tunisie semblent donner le plus de gages de sagesse politique, affirmant à qui veut bien les entendre (et encore mieux les écouter !) s’éloigner d’une pratique dogmatique du pouvoir, que ceux qui sont censés être les plus éloignés de l’esprit religieux dans ce qu’il a de plus figé, de moins valable, y versent allégrement !

Il en est ainsi de ses propos traitant les diplomates tunisiens d’amateurs, chantant les louanges d’une diplomatie qui aurait été sage et équilibrée du temps de Ben Ali et de Bourguiba! C’est hallucinant à quel point, comme dans l’Alzheimer, on peut perdre la mémoire!

Moi qui suis un ancien diplomate n’ayant pas hésité à servir la cause des droits de l’Homme de l’intérieur même de l’antre du loup (ce qui me valut en fin de compte d’être rayé des cadres de la diplomatie), je peux témoigner, à l’intention de Monsieur Manaï et de tous ceux prêts à encenser la diplomatie tunisienne d’avant la révolution, qu’elle fut généralement pusillanime, effacée et soumise aux intérêts de ses dirigeants et ce à de rares exceptions près, quand des hommes de valeur (car il y en a toujours eu et il y en aura toujours) surent imposer leurs valeurs moyennant mille détours sans toutefois durer trop longtemps à leur poste.

Et quand, dans de très rares cas, la Tunisie a su, à l’unisson, faire montre de son véritable génie, son originalité intrinsèque en étant elle-même envers et contre tous, elle a souvent trop vite été amenée à faire marche arrière pour des raisons diverses, externes ou internes, d’opportunité ou de calculs politiques. Et le charme n’a jamais duré longtemps. Or, aujourd’hui justement, nous vivons un moment où pareil charme peut avoir lieu et durer.

En effet, les diplomates libres, hommes et femmes, agissant en silence et dans la discrétion la plus totale et qui ont su incarner le génie tunisien sous la dictature obtuse de Ben Ali et l’autoritarisme censé être éclairé de Bourguiba, sont aujourd’hui, grâce au magistral Coup du peuple tunisien, encore plus à même de donner la pleine mesure de leur talent, car pouvant compter sur les acquis de cette révolution pour avoir plus de marge de manoeuvre et faire vraiment et durablement de la diplomatie tunisienne l’incarnation de l’originalité du pays.

En ce sens, force est de noter que la décision de rupture des relations avec le Régime d’Assad, même si elle appelle des remarques quant à la forme, n’est pas en désaccord, quant au fond, avec l’esprit de la Révolution. C’est que le peuple tunisien est dans sa quasi-majorité du côté du peuple syrien, comme il fut hier du côté du peuple libyen, et ce à l’exception de la minorité de ses élites atteintes de la maladie de l’oubli de ses valeurs.

Bien évidemment, il restera au gouvernement tunisien à confirmer à l’avenir son orientation “droits de l’hommiste”; mais le peuple tunisien y veillera au grain et saura rester vigilant. Car, comme pour sa liberté, ses droits ne se donnent point; ils s’arrachent! Et c’est un combat de tous les jours, les consciences humaines s’assoupissant vite, quand elles ne versent pas carrément dans l’oubli et, bien pis, dans l’Alzheimer!

Je dis cela en toute objectivité et avec d’autant plus de liberté que je ne suis actuellement plus diplomate ni n’appartiens à un quelconque parti politique, y compris le parti majoritaire au pouvoir. Oui, la diplomatie tunisienne a toujours su, grâce aux hommes et femmes de qualité dont je parlais, cultiver une certaine originalité, car ces derniers ont constamment eu à coeur et réussi, mais aux dépens de leurs intérêts et de l’évolution de leur carrière au final, une certaine marge de manoeuvre qu’ils ont exploitée par faire avancer les valeurs, évoluer entre deux eaux, remonter les courants contraires.

Cela vient de très loin, étant une spécificité incrustée dans les gènes du Tunisien; et c’est au nom de cette constante anthropologique du Tunisien que j’infirme le plus solennellement les propos diffamatoires de Monsieur Manaï sur la diplomatie tunisienne actuelle qui n’est en termes sociologiques que le prolongement de celles d’hier, avec juste un renversement de la perspective des valeurs et de la marge de manoeuvre pour les incarner au jour le jour.

L’exemple affligeant de Monsieur Mezri Haddad :

Mais ces propos restent à la limite tolérables venant d’un amateur dans la diplomatie, puisque Monsieur Manaï n’a pas fait partie de la diplomatie tunisienne et son ignorance de ses spécificités peut donc être excusable.

Celle-ci l’est moins venant de quelqu’un qui, sans être diplomate de profession, certes, a servi quand même au plus haut niveau la diplomatie tunisienne. Je veux parler de Monsieur Mezri Haddad qui a fait de son dernier livre rien de moins qu’un brûlot, ce qui est étonnant venant d’un philosophe se situant habituellement loin au-dessus des passions humaines. Et c’est le second exemple que je prends pour illustrer l’Alzheimer politique.

Dans ce livre, il entend expliquer la révolution tunisienne en se limitant à soutenir qu’elle fut le résultat d’un complot, insultant de la sorte tous les sacrifices du peuple bien plus pertinents pour expliquer sa révolution que la bien facile théorie du complot.

Ancien représentant du régime de Ben Ali à l’UNESCO qu’il ne se décide à abandonner qu’à la dernière minute malgré tous les détails qui étaient en sa possession sur le prétendu complot américano-qatari, Monsieur Haddad se laisse aller dans son livre à des considérations sur Qatar et sur ses dirigeants inacceptables dans la bouche d’un ancien diplomate, même s’il ne le fut que par emprunt, et qui relèveraient du pur racisme s’ils étaient sortis de la bouche d’un non-arabe! De fait, il s’est comporté avec ses frères du désert comme un Arabe honteux de ses origines, pour emprunter une expression que les Juifs emploient très souvent quand ils sont gênés par des propos de vérité dans la bouche de compatriotes dénonçant leur excès et leur instrumentation politique et raciste de la Shoah. Mais en l’occurrence, si Monsieur Haddad a le comportement honteux de ces Juifs, il n’a pas leur propos de vérité, hélas !

C’est d’une haine qui semble en lui viscérale envers l’islam que l’ancien représentant tunisien à l’UNESCO refuse d’avance aux islamistes au pouvoir en Tunisie tout droit, gagné le plus démocratiquement du monde pourtant, d’exercer le pouvoir et de démonter s’ils sont en mesure de respecter les principes démocratiques et, ce faisant, d’évoluer eux-mêmes vers plus d’ouverture démocratique dans leur conception de l’Islam. Il part d’une vérité qui est absolue, à savoir qu’aucune évolution n’est possible de la part du parti islamiste au pouvoir en Tunisie usant, dans la foulée, de la ritournelle du complot qui, s’il se base sur des éléments parcellaires vrais, dont le rôle incontesté des États-Unis dans l’aboutissement victorieux de la révolution tunisienne, en tire un système farfelu d’explication dont le but est moins de comprendre et d’expliquer des faits que de conforter une attitude et une idéologie. Quelles sont-elles? L’incapacité de l’islam d’évoluer, d’être moderne (ou postmoderne, ce qui est encore plus juste) et l’hostilité à l’égard de congénères du Golfe qui ont le tort de faire la politique que leur autorise la situation géostratégique présente.

En effet, l’essentiel de la thèse de Monsieur Haddad est de croire voué à l’échec tout rapprochement entre un Occident des valeurs et un islam qu’il juge sans appel obscurantiste. Ce faisant, il contredit le b.a.-ba même de la philosophie — ce qui est impardonnable venant de sa part, eu égard à son cursus et sa spécialisation — car le vrai philosophe est celui qui reste ouvert à tout, sa sagesse étant justement de voir ce qui est invisible aux autres en étant ouvert aux mille et une facettes de la vie, y compris et surtout dans ses manifestations les plus inattendues, les moins évidentes. Ce faisant encore, il se contredit lui-même puisqu’il prétend avoir parié, en ralliant le régime de ben Ali, sur l’espoir de le faire évoluer. Peut-on, en effet, raisonnablement espérer faire évoluer une dictature sans valeurs et refuser pareil espoir pour l’islam qui, combien même la pratique politique en a fait une dictature, est gorgé de valeurs qu’il suffit de saisir adéquatement et de faire comprendre sans dogmatisme ni préjugé pour réaliser qu’il ne contredit nullement la modernité politique.

Ainsi, même s’il ne fut diplomate que quelque temps, insuffisant manifestement pour apprendre ses valeurs nobles que ses sordides arcanes, il oublie que la vraie diplomatie est d’abord une éthique (doublée même d’une esthétique pour les esprits les plus élevés), ce qui suppose qu’on n’insulte personne et que l’on se situe toujours au-dessus de la mêlée, même avec ses pires ennemis, quand on a assez de maladresse pour en avoir, le vrai diplomate n’ayant que des amis, et au pire de simples connaissances.

Or, en notre monde de confusion des valeurs, il nous faut plus que jamais beaucoup de courage pour garder notre calme et rester sereins face aux menées perverses qui cherchent à perturber, non seulement celles de nos ennemis politiques mais aussi et surtout tout ce qui provient de nos réflexes conditionnés, de notre inconscient trop longtemps habitué à la dictature de la vérité unique, absolue et transcendante pour accepter facilement le jeu politique fait de subtilités, de mesure et de nuances.

Pour un séculariste, et j’en suis, il faut savoir se faire violence s’il le faut pour reconnaître qu’aujourd’hui l’islam tunisien est le mieux placé pour mener la Tunisie sur le chemin de la postmodernité sans se renier, demeurant authentique tout en valorisant le riche legs islamique fait de valeurs d’un humanisme de grand format; c’est ce que j’appelle les épiphaniser en empruntant l’expression à un grand sociologue contemporain.

Et pour terminer, car je ne dirais pas plus sur Monsieur Haddad, son parcours étant suffisant pour discréditer son propos, je me limiterais à lui préciser que si jamais le complot, dont il fait l’explication unique et quasi divine de la situation en Tunisie, a pu avoir lieu, c’est parce qu’il a été voulu, préparé et même imposé par la volonté du peuple et son engagement vers la liberté.

L’obscurantisme des esprits se voulant éclairés !

Revenons plutôt à Monsieur Manaï — ne serait-ce que pour cause d’actualité — pour lui dire ceci : en tant que membre d’une mission indépendante, on se serait attendu à un avis d’expert neutre; or, on a l’impression d’avoir affaire à un représentant du gouvernement syrien!

Or, justement, si le rapport de la mission de la Ligue des États arabes n’a pas été officiellement publié, c’est parce que les observateurs se sont détournés de leur devoir de neutralité, instruisant à décharge en faveur du régime.

S’agissant de la question sérieuse et digne d’intérêt de la destruction d’un pays, comme ce fut le cas de l’Irak et de la Libye, je lui dirais qu’être pertinent c’est se demander si une aussi terrible issue — qui ne peut que révolter toute conscience libre — peut suffire à abdiquer les valeurs pour lesquelles on lutte et se soumettre à une dictature honnie par son peuple même.

C’est ce type de cas de conscience que j’évoquais plus haut et qui ne doit pas faire avorter notre combat pour les libertés, mais juste nous amener à mieux réfléchir d’essayer, sinon d’éviter, du moins de limiter ces conséquences désastreuses. Cela revient à savoir si l’on est pour l’ordre quelle que soit sa nature, y compris celui des tyrans, ou pour les libertés quitte à tolérer la nécessaire période de troubles qui l’accompagnent souvent, surtout après la sortie d’une longue période de léthargie politique et la présence de forces aux intérêts antagonistes.

Or, il est évident que vouloir les libertés quand elles ont été étouffées par un ordre dictatorial amène inéluctablement aux désordres, mais il nous faut avoir la capacité de distinguer dans cette unité fallacieuse (LE désordre) la multiplicité d’ordres (des ordres) qu’elle recèle et qui est la matrice de libertés futures et consolidées du peuple.

Ainsi, dans le désordre actuel en Libye comme en Irak, mais aussi et à moindre mesure en Tunisie et surtout en Égypte, il y a les germes d’un ordre nouveau plus respectueux des libertés et ce pour peu que les dogmatiques de tous poils les laissent pousser! Pour peu que les hommes et les femmes en charge de la situation dans ces pays sachent s’élever au-dessus de leurs personnes, leurs intérêts mesquins et faire honneur à la politique à laquelle ils s’adonnent et que, surtout, ils n’en fassent pas un métier au sens d’un gagne-pain, mais au sens d’une passion à laquelle ils se sacrifieraient pour le bien du plus grand nombre sans aucun a priori. Et cela relève de l’honneur du politique; or, rares sont ceux qui se soucient vraiment d’honneur en nos temps de confusion des valeurs !

Car, à entendre Monsieur Manaï, et parce que les oppositions n’ont pas encore appris à gouverner, il vaut mieux accepter la persistance de la dictature! Comme si la démocratie ne devait pas se mériter et que tout s’apprend dans la vie !

Parlant ainsi, Monsieur l’ancien combattant pour les libertés ne réalise pas qu’il se fait le porte-parole de ceux qui profitaient de la dictature, compensant leur soumission par les privilèges qu’ils arrivaient à grappiller. Pareils propos sont, en effet, ceux de ces profiteurs-là et non ceux du peuple, qu’il soit syrien, tunisien, yéménite, libyen ou aujourd’hui syrien. Mais comme son passé plaide pour lui, je ne compterai pas Monsieur Manaï dans les rangs de ces profiteurs, mais simplement de ceux qui sont atteints d’Alzheimer politique.

Que Messieurs Manaï et Mezri sachent bien que pour ces peuples, notamment en Tunisie, la révolution est loin d’être finie pour tirer déjà des leçons. Et je suis sûr que je peux parler en leur nom en renvoyant ces messieurs et leurs semblables à la fable du loup et du chien illustrant merveilleusement bien le goût de la liberté, car le peuple tunisien aujourd’hui, pour me limiter au mien, préfère la liberté du loup avec toutes les avanies qui s’attachent à sa condition au confort du chien dans l’asservissement. Dois-je leur rafraîchir la mémoire? Certainement, l’Alzheimer étant passé par là! Aussi je le ferai volontiers en fin d’article en hommage à La Fontaine et comme un hymne à la liberté.

Disant, juste avant de terminer, que la peur des dérives obscurantistes des plus intégristes des islamistes est certes légitime et doit amener le politique attaché aux valeurs universelles des droits de l’Homme à rester vigilant et à être prompt à dénoncer toute velléité de dérive; mais de là à anticiper l’occurrence de ces dérives au point de condamner par avance toute possibilité d’évolution sur ces valeurs même, c’est faire soi-même oeuvre d’intégrisme et d’obscurantisme intellectuel.

Au lieu de s’en prendre à la prétention des États de mettre en oeuvre leur propension naturelle au leadership que peuvent supposer et autoriser leur stature et leurs moyens, comme c’est le cas actuellement du Qatar en l’absence de l’Égypte de la scène arabe, le militant des droits de l’Homme pointera plutôt les insuffisances du respect des droits de l’Homme chez ces pays et vérifiera leur degré de respect des valeurs qu’ils défendent et se limitera d’en parler et d’en reparler, car c’est là son rôle. C’est en tant que vigie des valeurs et non de porte-parole de dictatures en place que doit se comporter l’homme politique épris des droits de l’Homme.

Et pour finir, je me permettrai de rappeler à Monsieur Manaï ainsi qu’à Monsieur Haddad et à tous ceux qui continuent à faire correspondre leurs actes et agissements politiques à des pulsions de haine et d’anathème que l’honneur du politique, du vrai est d’avoir ses valeurs affichées en proue de son combat, en impératif catégorique et non à les vivre en géométrie variable, car alors il n’est plus d’une girouette; et l’on sait trop bien, notre histoire arabo-musulmane en portant la marque indélébile, que d’une parole de vérité on tisse par trop facilement du mensonge quand on manque d’honneur. C’est ce qui est bien connu en arabe comme étant :كلمة الحق التي يراد بها الباطل.

Le loup et le chien de Jean de La Fontaine :