A 13 kilomètres seulement de Gafsa on à l'impression d'être perdu au milieu de nul part. Voilà Mdhilla, une ville dortoir où les habitants crèvent de faim, de maladie, le plus souvent des deux. Nawaat.org/Frida Fado

Gafsa. Trop au sud pour qu’on s’y intéresse, trop au centre pour drainer du touriste. La capitale du bassin minier fait peine. Le ciel est lourd, l’ambiance triste. Un petit attroupement de chômeurs qui cherchent du travail au centre ville, montre que la situation n’est pas apaisée et que les revendications sont toujours les mêmes. Parmi les délaissés il y a Amor et sa famille. Lui et ses frères veulent raconter leur histoire, leur vie, leurs rêves. Multiplier les échos à travers une fratrie est une expérience. L’humain y prend des visages différents, les identités s’étalent et les différences explosent.

Pour rencontrer Amor il faut quitter la ville et prendre une route en direction de Gabés. A 13 kilomètres seulement de Gafsa on à l’impression d’être perdu au milieu de nul part. Voilà Mdhilla, une ville dortoir où les habitants crèvent de faim, de maladie, le plus souvent des deux.

A l’entrée de la ville, un bâtiment de la Société de Phosphate de Gafsa est posé au milieu d’une plaine. Interdit de photographier, balance un panneau. La poussière qui le recouvre me permet de faire comme si je n’avais rien vu. Interdit de photographier quoi ? L’ossature de fer qui se dresse devant moi ? La réserve de liquide censée être une mesure de sécurité en cas de problème ? Ou la cheminée qui crachote on ne sait quoi dans l’air ?

Amor, 29 ans ne se voit pas travailler dans la mine et vivote des commissions qu'il perçoit en faisant le guide pour les touristes en visite dans le sud tunisien. Nawaat.org/Frida Fado

En regardant Amor, jeune homme de 29 ans, je me dis qu’il ne doit pas être si intoxiqué que ça, lui. Ses dents sont encore blanches. C’est de l’ordre du miracle par ici.

Amor je l’ai rencontré à Tunis au début du mois de décembre. Il était de ce groupe de sit-inneurs venus manifester devant l’Assemblée Constituante, pour venir demander plus d’égalité, plus de droit, plus de dignité. « J’étais surtout venu pour rappeler aux députés qu’ils nous ont fait des promesses et que nous les attendons. Nous veillons. »

Amor ne travaille pas dans le phosphate. On dira que c’est le rêveur de la fratrie. Il en faut bien un. Sa belle gueule et son bagout lui permettent de travailler dans le tourisme. « Mais rien de régulier, je prends des commissions quand il y a des groupes qui passent. » Ce matin là il a les yeux encore plein de sommeil. A 4h il a accompagné des touristes regarder le lever du soleil sur le lac de sel. « Normalement je m’occupe d’organiser des rallyes dans le désert, mais là ça ne marche pas. » La mine c’est pas son truc. Mais bizarrement il raconte avoir, un jour, trouvé une fiancée chtimi « tu sais c’est les gens des mines, au Nord de la France, on vit pareil : c’est tout dans la famille, c’est fort » dit-il en joignant ses mains ensembles.

Alors c’est ça qui les fait tenir ? La famille ? Son frère Abdelkhader n’a pas vraiment l’air de savoir ce qui le fait tenir. Il est midi. Il se lève à peine. Lui il travaille à la mine. C’est le pragmatique de la famille. « J’ai fait des études de mécanique auto. Je savais que j’allais travailler à la mine. Le tourisme ça me dit rien. » Et en partant sur un éclat de rire il glisse que le tourisme ça le tente comme vacancier, pas comme travailleur.

Pas sûr qu’il puisse un jour se payer une nuit à l’hôtel. A 28 ans il cumule 8 ans de travail dans le phosphate. Au début pour une compagnie de sous-traitance. Et puis cette compagnie est devenue étatique. Un instant il a crû que sa situation allait se stabiliser. Rien n’a eu lieu. Il a fallu attendre encore. Pendant des années il touchait un salaire de misère « 150 ou 200 dinars, mais depuis la Révolution j’ai un vrai contrat, avec la CNSS et je touche 700 dinars de salaire. C’est mieux. »

Les conditions de travail restent plus que pénible. « Je suis chauffeur de camion dans la laverie de phosphate. Sur 7 heures de service je ne travaille que par 30 minutes ou une heure maximum. Après j’ai besoin de me reposer. C’est trop fatiguant et il y a trop de poussière. »

Abdelkader a des rêves modestes. Il ne rêve ni de grosses voitures, ni de villas luxueuses. Il ne voulait pas que je le prenne en photo sur cette moto neuve qu'il a emprunté à son voisin pour faire un tour. "Ils vont croire que j'ai des goûts de luxes." me lance-il en arborant un sourire malicieux. Nawaat.org/Malek Khadhraoui

Si il a réussit à décrocher un contrat de travail il n’a toujours pas le sentiment que les choses se passent de manière juste. Le système n’a pas changé, les corrompus sont toujours là, affirme-t-il, mais la peur a changé de camps, enfin. « Maintenant les patrons savent que nous pouvons arrête la production, bloquer les trains, les camions, les livraisons. Ils se méfient. »

« Avant il fallait payer sa place, 20 000 dinars ou avoir un proche syndicaliste ou à la direction. » Si la situation s’est améliorée pour lui ce n’est pas le cas pour tous. « Nous restons mobilisés parce qu’il y a encore plein de travailleurs précaires ici. » Et le premier travailleur précaire auquel il pense c’est son petit frère Abdallah, parti à Tunis depuis le mois de novembre pour faire entendre sa voix.

Mdallah, la mère, guette d’un oeil et tend l’oreille. Installée sur une chaise en plastique dans un coin de la grande pièce dénudée elle finit par parler. « Les conditions de vie sont difficiles. La promesse avait été faite d’embaucher dans les usines deux enfants pour les familles nécessiteuses et nombreuses. Ce n’est pas le cas. Le système de corruption est toujours en place. Le système est toujours injuste. » Elle en a marre d’être patiente, elle en a marre de voir ses enfants errer et elle aussi veut trouver une solution, mettre derrière elle toutes leurs années de misère.

« Si les autorités voulaient bien faire elles viendraient parler avec nous et faire une étude au cas par cas. Mais il n’y a pas de volonté de changement. Quand la Révolution a eu lieu nous avons remercié Dieu car nous pensions que le ciel, qui avait été si sombre pendant tellement de temps, allait s’éclairer. Mais ce n’est pas le cas. »

Amor est "monté" à Tunis pour soutenir son frère et tous les laissés pour compte du bassin minier de Gafsa. "aux médias tunisiens, descendez filmer la réalité dans le bassin minier" dit la pancarte. Nawaat.org/Frida Fado

Quand Amor et son frère Abdallah sont partis à Tunis pour le sit-in, Mdallah ne se doutait pas qu’ils resteraient aussi longtemps. Abdallah, un des 7 garçons de Mdallah, campe dans une tente devant le siège du Groupe Chimique Tunisien depuis le 25 novembre. Il a 24 ans et a quitté les bancs de l’école il y a longtemps « J’ai fait une formation de soudeur pour travailler à l’usine. J’ai intégré le Groupe chimique mais je n’ai pas eu ce que je devais recevoir, alors j’ai abandonné. » Il a tenté sa chance lors du concours de la Compagnie des Phosphates de Gafsa, mais, comme beaucoup, il a été recallé. « Je resterai à Tunis jusqu’à ce qu’on me donne du travail ou qu’on m’explique pourquoi je n’ai pas eu de poste et pourquoi les autres sont plus compétents que moi. »

Abdallah, lui c’est le frère révolté. Il desserre à peine les dents pour parler et ses yeux brûlent d’une rage effrayante. « La seule solution c’est de partir. Si je dois aller à Lampedusa j’irai, quitte à crever au fond de la mer. De toute façon je suis déjà en train de mourir à petit feu. Moi je meurs ici et ma mère souffre là-bas, alors autant mourir une fois pour toute. » Et quand il finit de parler je revois le visage de sa mère, qui, en suivant du regard Dallel, la petite dernière de la fratrie, avait lâché : « Quand je vois mon fils qui a presque 30 ans sortir sans un dinar en poche, sans avoir de quoi s’acheter une cigarette, mon coeur se brise. Et des fois je me sens coupable de les avoir engendrés. »

Abdallah, lui c’est le frère révolté. Il desserre à peine les dents pour parler et ses yeux brûlent d’une rage effrayante. Il campe dans une tente devant le siège du Groupe Chimique Tunisien depuis le 25 novembre. Nawaat.org/Frida Fado

« Marzouki et Jebali doivent prendre en considération la détresse des plus pauvres. Il faut que les Tunisiens comprennent qu’on est tous face au même problème. Nous voulons une vie décente. » Mdallah veut une vie décente, dans laquelle elle ne devrait pas se contenter de jongler avec les 375 dinars de retraite de son mari pour faire vivre ses 10 enfants. Les rêves de chacun collent à leur personnalité. Un boulot pour le pragmatique. Un départ et une nouvelle vie pour le révolté. Le rêveur quant à lui se contentera d’amour : un mariage et une petite fille feront l’affaire pour Amor.

« Des fois je pleure, je me demande si mes enfants vont se marier un jour, si j’aurai des petits enfants. Mon aîné à 30 ans et il vivote, ça me fait mal, raconte Mdallah.»

Amor, lui, continue d’espérer. Il ne veut pas se plier au diktat qui ne laisse pas d’alternative au travail à l’usine, dans cette région complètement délaissée. Il veut monter un club de montgolfière ou acheter des dromadaires pour faire faire des balades aux touristes. Mais les autorisations trainent et l’argent manque. « Si on est fauché on a que le droit de rêver, c’est tout. Alors je rêve. C’est peut-être parce que la Révolution n’est pas encore arrivée jusqu’à nous. »