Vendredi 13 janvier 2012

Conférence sur l’immigration à l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC)

Une conférence universitaire pour présenter un ouvrage collectif sur les migrations en méditerranée ? A priori pas l’évènement le plus palpitant auquel assister un 13 janvier 2012, près d’un an après la révolution tunisienne. En arrivant à l’IRMC on se retrouve avec quelques étudiants et universitaires qui attendent calmement l’arrivée des conférenciers, bien loin de l’agitation du centre-ville et pour une soirée-débat quasiment à huit-clos.


L’ouvrage présenté: Migrations Critiques, un ensemble d’articles de sociologues et d’historiens issus des pays riverains de la Mare Nostrum: des contributions d’universitaires espagnols, italiens, français, tunisiens, etc…L’ensemble a été dirigé par le professeur Salvatore Palidda de l’université de Gênes. Reflet des discussions qui vont se tenir durant la soirée, le plan de l’ouvrage est sans concessions et divisé en trois parties:

1-la racialisation des problématiques liées à l’immigration (à travers les discours publiques sur les cultures d’immigration)
2-la critique des politiques néo-libérales
3-la criminalisation de l’immigrant dans le discours public.

Le directeur de l’ouvrage, Salvatore Palidda, commence rapidement à résumer les principales problématiques abordées par l’ouvrage et son intervention se transforme rapidement en une dénonciation générale à l’adresse de l’Europe et des européens. Critique d’une politique européenne commune qui ne verrait l’immigration que comme une menace pour le Vieux Continent au même titre que la grande piraterie ou les pandémies globales, démystification des discours humanitaires censés justifier la lutte contre l’immigration illégale au nom du combat contre la traite des êtres humains, condamnation de la tendance générale à classer les populations sur la base de leurs origines: en quelques minutes l’orateur en revient à ce vieux problème du regard que tout à chacun porte sur autrui et à dixit “cette façon de classer l’autre ; la manière et la pratique de classer l’autre”.

Silvia Finzi, professeur de civilisation italienne à la Faculté de la Manouba à Tunis et qui prend la parole à la suite de Salvatore, ira plus loin: “on a voulu faire de l’immigré une catégorie” dira-t-elle en citant la contribution d’un universitaire espagnol. Or, “si migrer, c’est aller d’un endroit à un autre, du moment où j’arrive quelque part, je cesse d’être un migrant”. Et pourtant ça n’est pas ce que l’on a observé “des deux côtés de la méditerranée”, souligne-t-elle, faisant référence à la fois à la stigmatisation de communautés de migrants de 2e, 3e et parfois 4e génération au Nord et à ses travaux sur l’histoire de la communauté italienne en Tunisie. Pour quelles raisons ?

Principalement en raison du processus de création des identités nationales: définir l’autre, éventuellement le connoter, voir le stigmatiser, répondrait à notre “anxiété identitaire”. On soupire un peu, car la montée des “néo-conservatismes au Nord comme au Sud” (expression d’un autre intervenant) ou plus simplement la réaffirmation des identités nationales, n’incitent pas à croire achevées ces constructions identitaires exclusives et souvent meurtrières. On pense à l’Art français de la Guerre, le livre d’Alexis Jenni, qui consacre des pages à cette façon de classer l’autre pour y répondre par une question: “Comment supporterais-je cet encombrement qu’est l’autre si le désir que j’ai de lui ne me fait tout lui pardonner”.

En rester là, perché sur une mince Tour d’Ivoire d’amour universel et de solidarité fraternelle ne serait cependant pas vraiment satisfaisant. Heureusement et malgré la réticence de nos chercheurs à “donner des solutions” on peut retenir quelques constats percutants que je me permets ici de commenter à l’aide d’autres lectures:

– L’émergence de ce que Salvatore Palidda nomme un “racisme démocratique”: c’est à dire d’un discours politique qui, au nom de la défense de la démocratie, comporte de plus en plus d’éléments racistes à l’encontre des immigrés ou simplement des marginaux. “Détruire la démocratie au motif de la défendre”: là on ne peut que s’inquiéter avec Salvatore Palidda de ce phénomène inquiétant et qui dépasse la seule problématique de l’immigration. Il faut en effet lire l’excellent article publié par Mireille Delmas-Marty dans la revue Esprit pour comprendre que la philosophie de toutes les grandes réformes du système pénal depuis dix ans, sous couvert d’améliorer l’efficacité du travail des forces de l’ordre et de répondre aux besoins de sécurité des citoyens, restreint peu à peu l’exercice de nos libertés et atteint directement les mécanismes protecteurs du droit à un procès équitable.

– L’absence de données et de statistiques publiques réellement impartiales à la fois sur l’immigration illégale et sur la délinquance qui lui est souvent explicitement attribuée. Nous disposons rarement de données de long terme et du point de vue des victimes directes, c’est à dire, dans le cas de l’immigration illégale, des clandestins eux-mêmes. En revanche l’action répressive s’est concentrée depuis une dizaine d’années sur deux types d’activités illicites : les infractions à la législation sur les stupéfiants et … les étrangers en situation irrégulière («Mesurer la délinquance»: ouvrage de Philippe Robert et de Renée Zauberman)! Nous sommes donc abreuvés de statistiques d’expulsions qui font complètement abstraction du vécu des individus expulsés comme des conséquences à long-terme de cette politique (conditions du retour des clandestins expulsés et éventuellement nouvelles tentatives d’immigration, coût pour l’Etat français des expulsions régulières, etc).

Or, comme le souligne Pierre-Yves Geoffard, professeur à l’Ecole d’Economie de Paris et directeur d’études à l’EHESS (cf. Peut-on légiférer contre la bêtise ?), cette partialité des données publiques s’explique en partie par les indicateurs de performance auxquels sont soumis dans l’exercice de leur métiers les forces de l’ordre. Ces indicateurs sont d’après-lui “stupidement obnubilés par le taux d’élucidation” : il est en effet plus facile de remplir ces objectifs en constatant une infraction à la législation sur les stupéfiants ou en arrêtant un immigré en situation irrégulière “puisqu’au contraire d’un cambriolage ou d’un homicide, le constat d’un tel délit identifie ipso facto son auteur”.
Les indicateurs que nos administrations se donnent pour évaluer le travail de nos forces de l’ordre sont donc tronqués car ils incitent les policiers à « faire du chiffre » au détriment d’autres priorités.

Que faire pour répondre à ces deux problèmes ?
Les conférenciers se sont bien gardés de donner des réponses, refusant d’assimiler le travail de recherche en science sociale à un travail en conseil des politiques. Changer les indicateurs de performance des policiers en France? Sûrement une bonne étape mais il ne faut pas se leurrer: chaque nouvel indicateur créé ne sera que l’illustration du changement de politique et continuera à permettra au pouvoir en place de brandir des chiffres favorable à son action (même si cette dernière pourra être plus positive). Il faut donc diversifier les sources d’informations et pour cela, selon Pierre-Yves Geoffard, favoriser l’accès des chercheurs aux données sources, et allouer des budgets suffisants à la conduite d’enquêtes sur la population générale et les victimes!

Et pour l’immigration plus spécifiquement?
Silvia Finzi rappele qu’«une terre est libre que si l’on peut y circuler » : le droit à la mobilité est fondée sur une aspiration humaine essentielle et l’Europe doit réaffirmer son attachement à la libre circulation des personnes qui fait partie intégrante de son corpus de valeurs et qui figure dans la Chartedes Droits Fondamentaux. Et comme il faut se rappeler qu’une liberté formelle n’a de sens que si elle est réelle pour le citoyen, il faudra veiller à favoriser la mobilité pour tous, au Nord comme au Sud.

Finalement: c’est pas une si mauvaise façon d’occuper son vendredi 13 que d’aller à une conférence à l’IRMC!