Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Pour être en phase avec les aspirations du peuple, sa révolution, sa nouvelle démocratie

Monsieur le Ministre,

Je m’adresse à vous bien plus en votre qualité de premier vrai chef de la diplomatie de la Tunisie révolutionnaire qu’en celle de membre du gouvernement ou d’un parti; car cette qualité-ci vous charge de symbole sur le plan international et commande de vous, pour rester en phase avec la nouvelle donne historique que vit la Tunisie, d’incarner les profondes aspirations du Tunisien. Quelles sont-elles? Assurément, si l’on devait les résumer d’une expression qui concentre en trois mots la volonté populaire réelle, nous dirions : liberté de circulation. Car seul est un homme libre celui qui est en mesure de circuler à sa guise, en voyageur, en explorateur, en pionnier ou simplement par une nature bohème.

Or, l’on sait que la liberté est la fibre essentielle du Tunisien dans sa triple dimension, et ce aussi bien berbère (le Berbère n’est-il pas, étymologiquement, l’Homme Libre?), phénicienne (le Phénicien n’est-il pas un voyageur né?) et enfin arabe (l’Arabe est bel et bien le nomade par excellence; et j’emploie ici ce terme dans son auguste signification, celle à laquelle la sociologie de Michel Maffesoli, et plus généralement celle de la postmodernité, a donné ses lettres de noblesse). D’ailleurs, lorsqu’on parle de la Révolution tunisienne et qu’on axe sa motivation première sur la quête de la dignité, on ne dit pas autre chose, du fait qu’il n’est nulle dignité sans liberté, la dignité étant antinomique avec le moindre état d’asservissement.

Aussi, Monsieur le Ministre de la Nouvelle Tunisie, faites en sorte que votre département agisse en conformité avec la volonté populaire qui vous a amené au pouvoir en mettant au coeur de la diplomatie tunisienne — et comme une exigence populaire de principe — la demande de levée du visa pour le Tunisien en tant que droit gagné de haute lutte et en termes de gage de pérennité de son entrée exemplaire dans la modernité politique. Faites-le au nom de la Révolution tunisienne et en celui du peuple, sans considération aucune pour ce que pourraient en penser vos interlocuteurs étrangers, notamment européens, ou pour une certaine conception, faisant rage aujourd’hui, d’une fallacieuse géostratégie où prédomine la logomachie surannée d’un supposé réalisme politique dont la seule pertinence est une éclatante réussite à condamner la vie politique à l’inertie. Car la diplomatie noble et vraie, comme la politique dans son acception la plus pure, est d’être cet art de faire de l’impossible du possible !

J’avais déjà interpellé d’une demande pareille, dans des articles ici, sur Nawaat, le premier ministre des Affaires étrangères de la Révolution; mais ce fut en vain, ce ministre comme son successeur, auquel j’ai rappelé cette demande — et même détaillé une manière concrète de la mettre en oeuvre — faisant la sourde oreille à une telle exigence de bon sens. Ainsi continue-t-on dans le ministère des Affaires étrangères, qui fut le mien dans le passé — étant ancien diplomate rayé abusivement du corps diplomatique —, à faire montre, comme par le passé, d’une même surdité pour toute évolution, pour ne pas dire révolution, des pratiques diplomatiques et consulaires tunisiennes, comme si ce département devait rester à demeure paralysé par l’énormité du challenge de devoir faire une démarche heurtant de plein fouet le pseudo-diplomatiquement correct ou les traditions les plus éculées, combien même elles seraient anachroniques ou surannées et antiques!

Aujourd’hui, malgré la Révolution, les pratiques de l’ancien régime n’ont pas totalement disparu des services diplomatiques et consulaires tunisiens en France que je connais parfaitement et les mésaventures des jeunes de Lampedusa ont illustré à merveille à quel point le sort du Tunisien restait le dernier souci de votre prédécesseur et de son gouvernement qui, par la bouche même du chef de son gouvernement, se dérobaient de toute responsabilité au prétexte de la manière dont ces jeunes avaient quitté la Tunisie sans que la désespérance qui était derrière leur odyssée moderne les eût trop émus. Aussi, j’ose espérer qu’enfin, avec votre arrivée à la tête de la diplomatie tunisienne, leurs cris de désespoir et ceux de leurs semblables soient enfin entendus; et quelle manière plus éloquente de le démontrer que de revendiquer en leur nom et au nom de tout le peuple tunisien la levée de toute restriction à leur liberté de circulation!

Il ne serait, en effet, pas pensable que le gouvernement issu d’élections libres et se voulant l’incarnation de la volonté populaire ne se saisissait pas de la revendication première de ce peuple, sauf à faire la part belle à un prétendu réalisme qui ne serait qu’une manière de ne pas heurter les politiques occidentales en un domaine où ce sont bien les exigences de politique intérieure de ces pays qui priment les valeurs de droits de l’Homme qui fondent pourtant leur système de valeurs et ce que commande tout autant le cours nouveau des réalités internationales que le cycle récent où l’humanité est déjà engagée, nécessitant plus de solidarité, moins d’égoïsmes nationaux et, surtout, la libération des échanges humains à la manière de celle des marchandises, voulue par le système libéral mondialisé.
C’est ce que je me permettrai de détailler dans les annotations qui suivent en une argumentation complément à cette lettre, ses prolégomènes vous ayant présenté ce qui constitue l’essentiel de mon adresse.

Annotation 1 — La demande de levée du visa, une question de dignité :

Combien même elle semblerait insensée, venant heurter de front un consensus fallacieux sur sa nécessité qui serait incontournable aujourd’hui, une demande officielle de levée du visa à la circulation des Tunisiens est d’actualité. C’est en tant que chercheur en sciences sociales, observateur de la vie politique internationale, outre mon passé diplomatique et ma connaissance des réalités arabes et particulièrement tunisiennes, notamment en Europe, que j’affirme une telle énormité pour la bien-pensance. Et cette actualité est, pour le moins, d’être une incarnation de l’esprit de la révolution du jasmin. Faite au nom du peuple tunisien, adressée en tant que démarche de principe aux partenaires occidentaux de la Tunisie et plus particulièrement ceux de l’Europe où se concentre la plus forte communauté tunisienne expatriée, une telle démarche aura pour motivation première la qualité de pionnier de la modernisation politique exemplaire du pays demandeur, en tant que première contrée arabe initiatrice d’un modèle démocratique.

S’agissant des États européens, une réponse positive à une telle requête — même si elle reste inaccessible en l’état actuel des mentalités européennes — serait une manifestation concrète de l’estime affichée pour la réalisation historique sur le chemin de la modernité du peuple tunisien ainsi qu’un soutien réel aux efforts de celui-ci pour la mise en place d’un système démocratique durable. Mieux encore, elle réalisera l’adéquation entre le discours axé sur les valeurs et la pratique versant facilement dans la xénophobie.

Mais bien plus qu’une réponse immédiate positive qu’elle ne visera pas nécessairement, la démarche tunisienne que j’appelle de mes voeux permettra bien plus de poser officiellement le débat sur la scène internationale, de briser le silence qui entoure l’inanité de la politique occidentale des visas et ses graves conséquences humaines et, par une discussion publique qu’elle occasionnera, d’amener sinon à contester les aberrations du système actuel de gestion des migrations humaines, du moins à pointer à quel niveau d’inhumanité inacceptable il peut atteindre. En effet, la question n’est pas de voir aboutir ou non cette demande auprès de qui de droit, mais d’être en accord avec les aspirations de notre peuple et en stricte harmonie avec ses valeurs; c’est une question de dignité! À défaut d’aboutir, elle réussira pour le moins à poser la problématique et susciter enfin le débat; et les choses n’avancent, en toute matière délicate, que sous la pression des revendications les plus constantes, surtout lorsqu’elles sont raisonnablement motivées.

Pour repousser pareille suggestion, la considérer même insensée (et cet argument n’est qu’une ritournelle dans les réactions que suscite la question du visa), d’aucuns montent en épingle la prétendue fuite de notre jeunesse de son pays et la dernière affluence des clandestins tunisiens en Italie, sans faire pour autant la part des choses, amalgamant vérité et mensonge, occultant ou négligeant les raisons sociologiques et psychologiques de pareil acte de désespérance. Car le Tunisien reste attaché à son pays, à sa dignité, aujourd’hui plus que jamais, et les vrais clandestins qui quittent leur pays le font pour avoir soit du travail soit une liberté introuvable chez eux et, dans les deux cas, pour un surcroît de dignité.

À bientôt une année de l’anniversaire officiel de la Révolution, le sûr est que si l’on ne se tient pas aux impératifs imposés par ce magnifique Coup du peuple, ceux du respect dû au Tunisien et à sa liberté, et qu’on ne les met pas au coeur de notre nouvelle politique, préférant continuer à user d’un langage classique se résolvant en une langue de bois, c’est qu’on n’aura rien compris à son acte héroïque, acte historique s’il en est, et à son profond désir de respect mérité dans un environnement international plus sensible au vrai sens des choses et non à leur simple apparence, trompeuse qui plus est. En effet, en ce monde qui change, pratiquer la politique étrangère autrement, c’est donner aux notions creuses et purement formelles de souveraineté des États un contenu réel, quitte à bousculer les habitudes et oser innover sans verser dans l’irréalité; c’est être courageux, dans le sens qui consiste à avoir l’audace d’aller à contresens des idées reçues tout en ne cessant de tenir compte du réel, mais non pas ce réel aux couleurs du conformisme et des intérêts égoïstes d’une minorité d’États les faisant passer pour des intérêts évidents pour la communauté humaine, mais un réel tel que le futur nous permet de l’entrevoir dans un monde en formation, fait de plus d’interdépendance, davantage d’intégration entre ces différentes composantes et, surtout, faisant coïncider nos pratiques et nos valeurs.

Or, le monde a déjà changé! Comment peut-on alors continuer à user de concepts devenus anachroniques, sinon caducs? Il nous faut une révolution sur soi, du courage pour être en phase avec les exigences du monde nouveau. L’honneur d’un vrai politique désormais est d’avoir l’audace d’aller contre l’opinion dominante pour faire évoluer l’état de droit quand ses propres valeurs fondamentales sont assoupies faute de veille; l’honneur d’un diplomate averti est de savoir se démarquer des lignes de conduite convenues quand il faut oser dire la vérité et la réclamer.

Ne soyons donc pas comme on l’a souvent été jusqu’ici, à la remorque des courants de pensée dominants dont la force n’est pas dans la pertinence de leur contenu, mais plutôt dans la violence par laquelle ils imposent un modèle et des intérêts! Prenons ces courants par où pèchent leur raisonnement et les principes qu’ils présentent comme les fondant afin de les retourner contre ceux qui en usent par une sorte d’argument ad hominem.

Car il faut toujours se garder de la pensée unique comme de se méfier de tout essentialisme creux, et toujours se référer aux valeurs dont on se réclame pour vérifier si on ne les viole pas dans le même temps où on les affiche, prétendant les défendre, les représenter. Arrêtons d’être à la remorque du prêt-à-penser venant d’Europe et d’Amérique comme s’il était le nec plus ultra du génie humain lorsqu’il se révèle pour le moins, quant au fond, en opposition avec les valeurs affichées! Ne soyons pas honteux de nos propres valeurs humaines quand elles sont vivaces et universelles! Bien entendu, je ne fais nullement référence aux valeurs de rechange que d’aucuns excipent en opposition à celles de cet Occident infatué de lui-même, de prétendues valeurs qui n’ont rien d’universel étant xénophobes et de repli sur soi.

Aujourd’hui, la question majeure pour tout ministre des Affaires étrangères de la Tunisie Nouvelle est la question de la libre circulation des ressortissants de son pays, car c’est une question de mérite. Tant que le pays n’était pas une démocratie, on pouvait se considérer indigne de relever des normes du monde moderne; dès que son peuple a apporté la preuve qu’il en était digne en s’attelant à la lourde tâche de mettre en place les mécanismes et les rouages d’une véritable rénovation démocratique réalisée, qui plus est, de main de maître, il est impératif que les pays qui y appelaient, sauf à se déjuger et à verser dans le machiavélisme, soutiennent cet effort en reconnaissant à ses ressortissants le droit à la libre circulation, droit fondamental pour tout homme libre.

Faut-il avoir peur de l’exercice de pareille liberté? Non! car il n’y aura pas d’afflux de départs de Tunisie, en tout cas pas durablement, aussitôt la nouvelle situation de liberté pérennisée; qui serait fou, en effet, pour entrer en clandestinité quand il lui suffirait de partir à la fin du délai autorisé de séjour afin de revenir en Europe en toute légalité pour une nouvelle période de trois mois? De cette question sensible et hautement symbolique de levée de visa, répétons-le encore une fois, tout ministre en charge de la diplomatie tunisienne doit faire un thème majeur de la politique extérieure de la Tunisie nouvelle et, à défaut de l’obtenir, doit n’avoir de cesse de la réclamer; car si on ne demande rien, on n’obtient rien; et en politique, pour peu que l’on soit sûr de ses valeurs, il faut les afficher et agir en conséquence sans honte ni pusillanimité.

Il est patent que ce propos sur la nature à moderniser de la politique ne s’adresse pas qu’aux responsables de notre pays, cette question étant de caractère universel et concernant, au même plan sinon plus, du fait de l’acuité et de l’impact de leurs responsabilités sur le plan international, les politiques de ce qu’on appelle les grandes puissances, même si elles assistent actuellement impuissantes à l’accélération de l’histoire à leurs frontières. Il leur appartient aussi d’aller dans le sens de cette histoire s’ils ne veulent pas risquer de le contrecarrer, ce qui se fera assurément à leurs dépens. S’agissant du premier pays d’entre eux avec qui la Tunisie est le plus liée : la France, aller dans le sens de l’histoire serait de soutenir une demande officielle de la Tunisie de levée du visa auprès des instances européennes. L’ambassadeur de France qui a eu l’occasion de réaliser à quel point le peuple tunisien était mûr pour la modernité, faisant son mea culpa publiquement, a assuré qu’il rectifiera avec l’énergie et la spontanéité qui le caractérisent, son erreur — consistant à faire la diplomatie aux critères anciens d’arrogance et de supériorité — pour oeuvrer à un partenariat sur un pied d’égalité, notamment dans le rapprochement humain des deux peuples et la circulation entre les deux sociétés. Alors, le prenant au mot, osons lui demander aussi d’être aujourd’hui l’avocat, ou le VRP qu’il s’est proposé d’être, de la demande de levée de visa auprès de son pays pour amener la France à faire de même auprès des instances européennes compétentes!

Annotation II — Entre réalité et fiction ou la supercherie du visa :

L’actuelle période de restructuration de notre pays doit être mise à profit pour refonder sur des bases solides tout notre être et nos pratiques, notre vision du monde. J’exhortais déjà dans la première partie de cet article les « accros » à un prétendu sens des réalités de ne pas hésiter à tenir des propos ou adopter une attitude paraissant relever de la folie du moment qu’elles sont dictées par notre conscience; que n’a-t-on dit de l’acte de Bouazizi au moment de son occurrence; or, aujourd’hui, qui douterait qu’il fût un acte héroïque? Et la raison de pareil renversement spectaculaire? C’est qu’il a agi en conformité avec ses valeurs; faisons donc de même ! Mais, en matière de politique étrangère, quelles sont nos valeurs? Que doivent-elles être? Doit-on continuer à nous déterminer par rapport au « Bien-Pensant » ou plutôt en tenant compte de ce qui fait sens pour nous, quitte à heurter les conceptions les plus incrustées dans le dogmatisme ambiant?

Le tout premier ministre des Affaires étrangères de la Tunisie révolutionnaire a dû abandonner son poste parce qu’il était en déphasage avec les aspirations du peuple de la nouvelle Tunisie. Continuera-t-on à faire la diplomatie selon la pratique d’antan? Ce serait ignorer les acquis de la Révolution au nom d’un pseudo-réalisme qui n’est qu’un alignement sur les conceptions occidentales qui ne sont pas nécessairement sensées mêmes si elles semblent être raisonnables, car elles ne le sont que d’un point de vue qui est celui de leurs intérêts égoïstes dans le cadre d’un monde aux contours du passé. Or les impératifs d’un monde futur, un monde un peu plus juste, exigent une pratique politique nouvelle, de nouvelles conceptions, en heurtant s’il le faut tous nos réflexes acquis. Aussi est-il plus que temps de rappeler haut et fort le caractère de quasi-forfaiture aux valeurs fondamentales de l’Homme que sont la politique de fermeture des frontières et la politique des visas à l’égard des ressortissants des pays démocratiques! Or, qui le ferait si ce n’était nous, les premiers concernés? et ne serait-ce qu’à ce titre, devant le dire, en exigeant la fin de pareille insulte aux droits de l’Homme de base!

Durant tout mon parcours diplomatique, interrompu justement pour ne pas avoir eu à taire mes convictions ou devoir servir une politique qui les bafouait, j’ai personnellement toujours eu comme principe les valeurs de dignité et de respect des considérations morales en tenant compte du réel, non pas dans sa formulation stéréotypée, imposée par les intérêts égoïstes des puissants, mais bien dans une tension vers l’idéal, en se basant sur la témérité dans les idées novatrices et les actes constructifs. Servir au nom de ces valeurs était et demeure ma vocation; les voir placées au coeur de la future action diplomatique de notre pays est mon voeu le plus cher. Appeler à cette exception au nom de l’exception tunisienne ne serait ni présomptueux ni irréaliste; ce qui le serait, c’est bien de s’en abstenir!

Et rappelons, ne serait-ce qu’à titre d’anecdote — s’agissant de l’accusation de folie ou d’irréalisme qu’on est prompt à accoler à tous ceux qui osent dénoncer le visa et fustiger ses nuisances et ses dangers, notamment entre deux bords de la Méditerranée si intimement liés — qu’il fut un temps où le roi du Maroc Hassan II (qui ne fut pourtant pas un modèle à suivre en toute chose) n’hésita pas à surprendre son monde en allant jusqu’à poser officiellement la candidature de son pays pour l’adhésion à la communauté européenne afin de mettre l’accent sur l’interdépendance existant sur tous les plans entre le Maroc (et le Maghreb, plus généralement) et l’Europe. Cette interdépendance est encore plus forte que le seul critère géographique à la base, pour l’essentiel, de l’élargissement de l’Union aux pays européens de l’Est (à moins de donner à la tradition chrétienne une dimension particulière de cohésion et de culture, ce qu’il faudrait alors reconnaître et ne plus nier). Et elle l’est encore plus aujourd’hui pour la Tunisie qui a franchi le cap majeur de l’entrée dans le cercle limité des États démocratiques. À ce seul titre, son peuple, qui a été l’artisan de cette avancée majeure, mérite d’être affranchi de la mesure du visa qui demeure, malgré tout et quoi qu’on en dise, vexatoire pour des ressortissants dignes du fait de la limitation de leur droit à circuler de par le monde.

De plus, la formalité du visa est une pure supercherie. Elle sert moins à lutter contre l’afflux de clandestins qu’elle n’en crée en fixant à l’intérieur des frontières ceux qui s’y trouvent sans empêcher d’autres de continuer à les franchir dans les pires conditions. Elle ne diffère pas trop, par ailleurs, de l’acte criminel par complicité ou par omission, puisque c’est à la faveur du visa que prospèrent les maffias des passeurs. N’est-il pas temps, enfin, de poser directement et clairement la question de savoir qui porte la responsabilité des morts lors des tentatives désespérées? Ces passeurs seuls? Or, ceux-ci prospèrent à l’abri d’un système; donc, ils ont des complices : les politiques qui maintiennent l’obligation du visa en toute tranquillité d’âme soit par ignorance soir par cynisme, tout en n’hésitant pas à risquer de verser dans l’indignité en proclamant leur attachement aux valeurs des droits de l’Homme. Car il suffit de lever cette formalité pour faire s’écrouler le fonds de commerce de pareils profiteurs !
Et qu’on ne prétende pas que la politique du visa relève de l’exclusive souveraineté des États; car lorsque cette politique est responsable des méfaits précités, elle cesse de relever de la pure politique interne pour interpeller les consciences vives sur ses méfaits; sinon, on agirait pareillement aux dictatures qui, comme hier en Libye, ou aujourd’hui en Syrie, par exemple, voudraient sévir librement à l’intérieur de leurs frontières! Le monde n’est plus une jungle livrée au plus cruel, et on ne saurait y laisser prospérer des pratiques rappelant ses lois.

Le monde arabe a commencé désormais ses révolutions pour en sortir par une réelle renaissance. Que l’Europe fasse la sienne, une révolution postmoderne s’attaquant aux idées reçues héritées d’un monde révolu! Parmi celles-ci, figure bel et bien ce visa relevant du charlatanisme; sa seule utilité étant de l’ordre de la basse politique interne, avec un effet d’affichage à l’intention des masses, notamment par l’exploitation du sentiment de xénophobie. Car en matière de lutte contre l’entrée illégale, nous ne le dirons jamais assez, son efficacité est nulle; et tous les observateurs sérieux s’accordent pour le dire. Et si les politiques européens n’ont pas le courage de tenir le discours de la vérité, rien ne nous retient de le faire à leur place; c’est même un impératif catégorique puisque ce sont nos ressortissants qui font l’objet de cette mesure discriminatoire, étant donné que les réalités économiques de notre pays l’empêchent d’user de la toute théorique mesure de réciprocité existant à ce niveau.

Le sens de l’histoire commande, au reste, une révision des concepts et de la pratique politique, notamment étrangère. Aussi, aux autorités européennes, nous dirons : si vous voulez vraiment en finir avec l’immigration clandestine, oubliez de vous leurrer avec la pure mystification qu’est le visa, levez les restrictions à la circulation humaine entre pays démocratiques, comme vous le faites avec la circulation des marchandises entre les économies de marché pour dynamiser une économie! Soyez à la hauteur de votre logique libérale! Est-ce qu’une mesure jugée efficace pour l’économie libérale l’est moins pour un régime politique se voulant libéral? Contrairement aux apparences et aux idées reçues, c’est le visa qui fait le clandestin; un pays où l’on a la garantie de rentrer et de sortir est un pays qui se videra rapidement de ses clandestins, les anciens résidents illégaux devenant des voyageurs multiples et les occupations anciennes au noir pouvant donner naissance à des activités légales à cheval entre les deux pays, ce qui n’est que tout bénéfice pour tout le monde.

Bien entendu, on sait à quel point les idées reçues ont la vie dure. Pour en finir avec celle-ci, il n’y a pas mieux que l’expérience; et quelle meilleure occasion que de la faire avec une communauté réduite, présentant le moins de problèmes et dont le pays vient de démontrer la maturité de son peuple pour mériter la démocratie. Or, la liberté de circulation est un principe majeur des droits de l’homme, symbole éminent de véritable démocratie. Aussi, agissons pour abattre ce mur de la honte érigée sur les rives de la Méditerranée. À la faveur de sa chute, d’autres murs de la honte, comme ceux des dictatures encore en place au sud de la Méditerranée ne résisteront plus longtemps au mouvement de l’histoire, à moins que l’on souhaite discrètement leur maintien!

Que l’Europe accorde donc à la Tunisie ce qu’elle a récemment octroyé à certains pays comme l’Albanie et la Bosnie, et avant eux la Serbie et la Macédoine et après eux l’Ukraine et la Moldavie, pour le seul critère géographique et au nom du rapprochement avec l’Union européenne! Que, pour le moins, elle supprime la formalité des visas pour les Tunisiens aux mêmes conditions, à savoir avec la possibilité exceptionnelle de revenir en arrière en cas d’afflux d’immigrants économiques ou de demandeurs d’asile, et ce moyennant une clause similaire de révision du dispositif pouvant déboucher sur sa suspension en cas d’abus relevés.

Cette exemption de visa, dans le même temps que de faciliter aux Tunisiens la circulation et le séjour jusqu’à trois mois dans les 25 pays européens de l’espace Schengen sans frontières, sera de sa part un signal politique de haut niveau et à portée importante pour la consolidation de la démocratie à ses frontières méridionales. En effet, le soutien de la communauté internationale ne doit pas être uniquement économique; et la relance du secteur touristique, combien même il représente près de 7% du PIB et 400 000 emplois, n’y suffirait pas si l’affront à la dignité du Tunisien que représente le maintien du visa devait durer. Or, nul ne l’ignore, le visa prive l’économie d’initiatives innovantes et multiples dans les rangs serrés des jeunes chômeurs, aux retombées positives énormes, ne pouvant voir le jour que dans un cadre de libre circulation entre les deux rives de la Méditerranée.

Car on ne pourrait raisonnablement prétendre que la Tunisie mérite moins que les pays cités ci-dessus même si géographiquement elle n’est pas en Europe eu égard à la nouvelle situation dans laquelle elle se trouve et à l’état réel de modernité de ces pays. Sans avoir à rappeler l’initiative symbolique, précédemment évoquée, du Roi Hassan II, il serait irréaliste de soutenir que les nombreux et divers liens entre la Tunisie et l’Europe ne compensent pas avantageusement l’absence de critère géographique qui n’a plus son importance d’antan dans l’univers mondialisé de nos temps actuels. Même si elle devait être, en un premier temps, réduite à une mesure tendant essentiellement à une facilité de voyage, ne donnant droit ni au travail ni à demander l’asile dans un pays de l’Union, une pareille mesure aura son impact extrêmement favorable sur la démocratie naissante en Tunisie et assainira ses rapports avec l’Occident où l’élément symbolique et psychologique demeure important, plongeant racine dans un passé fait de turpitude et surtout de préjugés de part et d’autre.

Et ce n’est pas parce que l’Europe restera très probablement sourde à l’exigence des nouvelles réalités et au sens impératif de l’histoire, y opposant une probable mais absurde fin de non-recevoir, que l’on devra s’abstenir de formuler notre demande; du moment que nous partons d’une analyse juste et censée, on commettra pour le moins un impair de ne pas revendiquer ce à quoi on doit prétendre et aller de nous-mêmes dans le sens des intérêts des autres; C’est bien le propre des démocraties qu’il doit y avoir opposition et débat d’idées ce qui fait avancer les choses. Car sans revendication, on n’obtient rien! Or, le statut avancé que l’Union européenne se dit prête à offrir aujourd’hui à la Tunisie emportant, entre autres, quelques facilités au niveau de la délivrance des visas est de la poudre aux yeux; le Maroc l’a déjà, alors que la Tunisie est désormais une démocratie et mérite un statut encore plus avancé!

À cet égard, il n’est pas sûr qu’un tollé général de la part des populations européennes sera provoqué par pareil acte de haute symbolique venant de leurs gouvernements eu égard à la sympathie qu’a rencontrée dans ses diverses couches la première révolution populaire arabe; il ne faut pas tabler sur le conformisme des peuples quand on est devant une accélération historique; et le peuple européen sait se souvenir de ses valeurs pour saluer l’apparition de la liberté ailleurs et agir en vue de la consolider d’autant que le rapport entre les bénéfices et les désagréments n’est pas déficitaire à son détriment. De fait, comme en toute chose, à l’exemple des médicaments, par exemple, le ratio intérêts/inconvénients de cette mesure pour l’Europe, et accessoirement pour le monde, est tout bénéfice sur tous les plans au-delà de la confusion inéluctable au début de la mise en route du processus. C’est la limitation du travail des maffias, c’est la fin de la clandestinité, un coup de fouet pour l’économie des transports et l’économie tout court, et surtout une réaction morale salutaire face au phénomène de désespérance que symbolisent les boat people.

Le mur de la peur est tombé en Tunisie et il est en train de se lézarder dans la plupart des pays du monde arabe; il a entraîné avec lui des systèmes de dictatures dont l’Occident s’accommodait volontiers. Aujourd’hui, il y a un autre mur qui doit tomber : celui du visa que d’aucuns croient cimenter sur les eaux de la Méditerranée. Pour cela, l’Europe doit, à son tour, faire sa révolution contre la peur en se débarrassant de sa crainte des immigrants du Sud.

Annotation III — Un monde nouveau étant en gestation, faire la politique autrement :

Dans le prétexte avancé par l’Occident de peur atavique de déstabilisation de la paix régionale et mondiale, à laquelle s’ajoute une malheureuse doxa erronée sur l’islam, gommant son passé de facteur de lumière culturelle universelle, il faut se rendre compte que se trouve, consciemment ou inconsciemment, la peur de l’émergence de régimes démocratiques venant remettre en cause l’ordre actuel du monde qui est foncièrement injuste, basé sur la sauvegarde des intérêts d’une minorité. Il est clair que, pour prendre la région emblématique du Proche-Orient, les atouts actuels d’un pays formellement démocratique comme Israël lui assurant un soutien inconditionnel de par le monde occidental n’auront plus de justification face à de réelles démocraties arabes qui mettront à nu les imperfections de ce régime et ses violations caractérisées des bases d’une vraie démocratie. Au nom de la peur du chaos, on a surtout peur de voir s’écrouler un monde ancien fait de réel chaos!

On a beau répéter que depuis le tragique 11 septembre, il y a désormais l’époque d’avant et l’époque d’après ce drame. Pourtant, pour l’essentiel, rien n’a changé ; les politiques des puissances occidentales demeurent les mêmes, sinon encore plus restrictives en matière de libertés de circulation des étrangers et d’appui à des régimes du Tiers-monde pour le moins peu démocratiques sinon totalement dictatoriaux et moralement indignes de fréquentation. Ainsi néglige-t-on ce qu’a été réellement le 11 septembre : une charge de haine aveugle contre un système d’arrogance et de mépris. Pour l’observateur avisé, ne s’arrêtant pas aux apparences, ce n’est pas la démocratie américaine que les terroristes ont attaquée ni la liberté, ni la richesse ; c’est bien le non-partage de toutes ces valeurs américaines avec les peuples damnés de la terre. Quand on sait aussi que les exécutants des actes terroristes, celui du 11 septembre comme ceux de Madrid ou de Londres et d’autres, étaient pour l’essentiel bien intégrés dans le tissu social occidental, on ne peut que mesurer le degré d’inflammabilité de la charge susmentionnée de haine dans les larges couches des jeunes populations des pays du Sud qui n’ont presque plus la possibilité de voyager hors des frontières de leur pays devenu une double prison pour eux : pour ne pouvoir le quitter et pour y subir les caprices d’un régime non choisi. Ils sont, par excellence, une armée de réserve pour les maîtres à penser du terrorisme mondial, encore plus malléable et influençable que les exécutants précités, car eux ajouteront à la théorie du rejet de l’autre la pratique d’un rejet déjà subi et une humiliation fortement ressentie et n’appelant qu’à une vengeance rapide.

Car c’est dans le système actuel inégalitaire, que réside le problème. La jungle n’est pas seulement dans les banlieues des villes et les quartiers en déshérence, elle est surtout dans les mœurs, dans les têtes où la misère — matérielle surtout, induisant facilement l’appauvrissement psychologique et moral — est son terreau. Mais il ne s’agit pas seulement de celles de gens mis à l’index, ghettoïsés par leurs conditions sociales ; elle l’est aussi dans les têtes de certaines élites sociales et politiques, ce qui est bien plus grave, car ces dernières sont censées chercher et instaurer l’État de droit et ne font que légitimer le droit de la force par le stratagème de la peur, exactement à la manière de ceux qu’ils dénoncent comme ennemis du droit. Or, la fermeture actuelle des frontières occidentales au nez des jeunes générations des pays du Sud — et plus particulièrement celles qui ont fait la démonstration éclatante de leur maturité politique osant mettre à bas un régime corrompu soutenu à bout de bras par un Occident jouant au sourd et à l’aveugle — contribue à pousser encore plus ces derniers vers les mosquées et autres Medersas qui, dans l’univers antidémocratique où ils se retrouvent confinés, constituent alors un levier de libération, pour le moins spirituelle, de leur geôle, une contestation du pouvoir de ceux des leurs qui s’érigent en leurs seigneurs d’un autre temps tout autant qu’une diabolisation de l’Occident qui est d’autant plus aisée qu’il les rejette. Ainsi contribue-t-on par une politique de gribouille à alimenter un terrorisme qu’on prétend combattre ! C’est ce que veulent peut-être certains politiques ou chefs militaires devant jouer aux apprentis sorciers pour justifier leur existence ou le déroulement de leur carrière.

Tout indique, aujourd’hui, que l’État dans sa conception antique est mort et on ne peut ignorer les appels directs ou indirects, sereins ou convulsifs que vivent la communauté et l’esprit de solidarité qu’elle implique. Il urge de faire en sorte que ce ne soit pas pour la communauté au sens ethnique ou tribal, mais pour la communauté internationale, la communauté humaine. Une des clefs pour y parvenir est d’avoir constamment à l’esprit l’avenir de l’humanité, les défis qui l’attendent, les périls qui la menacent. Il est temps d’en finir avec des schémas de pensée dépassés, des grilles mentales anachroniques appartenant à un monde qui n’existe plus, qu’on garde sinon par mauvaise foi et malhonnêteté, du moins par conservatisme et égoïsme, en tout cas par courte vue politique et stratégique ainsi que par manque de courage. Une bonne part de nos problèmes serait résorbée si l’on savait et voulait se mettre, ne serait-ce que virtuellement, à la place des autres. Ne faire ou ne point faire, ne dire ou ne taire que ce qu’on admettrait pour soi-même, c’est faire table rase de nombre de comportements qui plombent nos rapports aux autres et sont à la source des conflits.

D’aucuns ont une jeunesse de papillons voltigeant, d’autres sont réduits à n’être que des mouches volant, vouées à être chassées, exterminées. Et sachons-le ! en Amérique latine, existe un volatile, le quetzal, qui a la particularité de cesser de chanter quand il est en cage. Comment espérer alors le meilleur quand on cultive ainsi (ou on s’en accommode) le pire ? Partout, la jeunesse, quelle qu’elle soit, est un quetzal humain ! Quand l’euphorie d’un moment est à l’origine de gestes incontrôlés et répréhensibles, que penser de l’euphorie dévastatrice que génère un moment de vexations et de misère qui s’éternise ? Ainsi se vit la condition des exclus en cités déshéritées de villes ou de pays, ici ou ailleurs, là où la vie est en friche au vu et au su de tous, où l’on compte pour si peu, sinon pour rien. Et le néant n’appelle que le néant.

En France et ailleurs aussi, l’immigration illégale a été encouragée jusque par les autorités officielles lorsque les contraintes économiques l’avaient exigée. Récemment, aux États-Unis, la chambre des représentants approuvait un texte législatif en vertu duquel vivre illégalement serait un crime ! Priverait-on de ses papiers un enfant issu d’un couple illégitime? L’illégalité de vivre sans papiers n’est pas le fait de la personne qui subit cette condition, elle l’est du fait des autorités qui lui refusent les papiers auxquels elle a droit du moment qu’elle se retrouve dans l’obligation d’en avoir. Or, si l’obligation de délivrer des papiers est une obligation invariable et devant s’imposer aux autorités dont le rôle et l’essence même sont de remplir cette fonction, la prétendue obligation excipée par ces dernières de devoir remplir certaines conditions pour obtenir qu’elles s’acquittent de leur devoir est totalement aberrante surtout si ces conditions s’opposent à une constante fondamentale de la nature humaine, un de ses droits fondamentaux normalement garantis par toute démocratie, qui est la liberté d’aller, de venir et de s’installer ou l’on veut, là où l’intérêt l’exige.

Un monde unique, unifié et unitaire ou un monde explosé, explosif, constamment en péril : voilà le défi pour tout homme politique neuf ne se voulant plus être l’homme des politiques du passé. Au moment où l’on se résout, au niveau de la théorie, à la mondialisation, au village planétaire, on se retrouve, dans la pratique, à bétonner les frontières de réalités politiques d’un autre temps. Au moment où tombent les murs que l’idéologie a érigés, l’intégrisme religieux a hâte d’en ériger d’autres que valide un intégrisme encore plus périlleux, l’intégrisme des politiques aux commandes du destin des peuples. La vraie innovation en politique, aujourd’hui, est d’avoir le courage d’étendre le libéralisme économique et politique auquel on croit aux affaires humaines, de voir aussi dans les droits de l’Homme dont on fait sa devise le droit à la libre circulation, d’oser défier les égoïsmes nationaux et d’agir pour un monde fatalement à unir pour avoir une chance de relever les défis d’un futur plein de menaces pour le genre humain.

Aux politiques occidentaux, européens notamment, se targuant d’être modernes, allant dans le sens de l’histoire, la Révolution tunisienne dira : oserez-vous ouvrir les portes du futur en forçant les portes du passé que sont les frontières cadenassées par le système du visa ? Oserez-vous défier le politiquement correct d’aujourd’hui en anticipant la politique de demain de l’ouverture totale des frontières nationales aux hommes des pays démocratiques? Abolirez-vous la symbolique politique des visas dont l’utilité n’a pour base que l’utilité qu’on lui suppose, comme les plus terribles des dictatures — ainsi que l’exemple tunisien l’a si bien illustré — ne tiennent que par la croyance en leur prétendue invincibilité?

Une occasion vous est justement donnée pour tester l’utilité ou l’inanité de cette politique des visas en les levant devant une aussi réduite communauté qu’est la tunisienne en Europe et dans le monde. Vous ferez ainsi d’une pierre plusieurs coups : outre le profit pour votre image de modernité, vous joindrez l’acte à la parole en fondant concrètement votre hommage au peuple tunisien, en aidant son économie par une mobilité plus grande de sa jeunesse et, du coup, vous dynamiserez celle de vos pays, puisque les retombées des flux humains entre l’Europe et la Tunisie, outre qu’ils banniront les clandestins, ne manqueront pas de bénéfices économiques, ne serait-ce qu’en termes de voyages entre les deux rives de la Méditerranée.

Et rappelons encore ici qu’au moment du suicide de celui qui est devenu le héros d’un peuple et non seulement, que disait-on de son acte, considéré comme pure folie? que répondait-on à ceux qui ont appelé à la contestation du régime? Sa cruauté amenait à croire à son invulnérabilité, mais celle-ci ne venait justement que de l’intériorisation de cette croyance dans les larges masses, soudée en eux par la peur. Aussi, au moment où cette peur a disparu, on a vu que le roi était nu. C’est la même chose pour le visa dont toutes les consciences éveillées, sans parler des spécialistes les plus sérieux, reconnaissent son inutilité à atteindre les objectifs qui lui sont assignés. Sa seule utilité aujourd’hui est celle d’un affichage porteur auprès des masses frileuses et xénophobes. Mais ce qui est grave n’est pas que ceux qui profitent de cette mesure, les responsables des pays qui cadenassent leurs frontières soutiennent pareil langage; c’est que même les victimes du système en arrivent à partager leur point de vue, trompés qu’ils sont par une fausse argumentation ainsi qu’une idée dévalorisée d’eux-mêmes et des leurs n’arrivant pas à faire la part des choses entre les implications d’une condition de misère et celles d’une condition de liberté et de dignité, aboutissant inconsciemment à cautionner l’idée de l’existence de deux mondes, celui de prétendus seigneurs et celui d’esclaves supposés. Comme quoi, malgré le vernis de modernité, il n’est rien de nouveau en notre monde depuis les anciens temps dits de barbarie!

Et nous insisterons pour appeler à se souvenir toujours que la politique vraie est celle qui va à l’encontre de tout conformisme, celle qui crée et innove quitte à bousculer les esprits pour les faire évoluer et non pas celle qui suit les tendances majoritaires ou qui se conforme aux idées reçues. L’honneur du politique aujourd’hui est d’être en rupture avec la pensée unique qui tend à phagocyter tout élan vers un monde meilleur. Aussi, du moment que l’on se réclame de valeurs sur lesquelles il n’y a pas à transiger, cherchons à les mettre en oeuvre ne serait-ce qu’on y appelant. On aura au moins répondu aux attentes de nos peuples et avoir agi en conformité avec nos consciences en faisant la politique du courage et non de la recherche des intérêts. Et nous revenons volontiers sur le délit de complicité par omission (au moins avec tous les nostalgiques de l’ancien régime agissant pour déstabiliser le nouvel État de droit se mettant en place) qu’encourent les démocraties européennes de tarder à agir pour appuyer la Tunisie en soutenant ses initiatives traduisant la volonté de dignité; volonté ferme, mais encore fragile et parfois confuse dans ses manifestations et qu’il échet de renforcer et de concrétiser au plus vite si l’on croit vraiment aux valeurs des droits de l’Homme et de démocratie. Car cela relèverait d’un délit que je qualifierais volontiers de non-assistance à démocratie naissante qui restera en péril tant qu’elle ne se sera pas stabilisée, eu égard aux ennemis multiples qui la guettent, délit qui devrait être pareillement sanctionné qu’en droit positif pour les délits similaires; et il le sera assurément, dans tous les cas, dans les vraies consciences vives comme de par l’Histoire des hommes libres.

Mais ma confiance reste grande dans le sens politique des hommes nouveaux au pouvoir en Tunisie; ils sauront incarner l’exigence de dignité du Tunisien, une aspiration populaire révolutionnaire ! Du coup, les vrais amis de la Tunisie devront alors se déterminer par rapport à cette initiative. Et le défi sera pour eux d’oser examiner sérieusement cette demande de levée du visa exigé du Tunisien s’ils sont vraiment les amis de la Tunisie, saluant ainsi et renforçant son sérieux engagement sur la voie de la modernité. Ce faisant, ils n’agiront nullement contre les intérêts bien compris de leur peuple; bien au contraire, ils ne feront que servir ainsi leurs intérêts stratégiques, car le monde a changé et les contours de celui qui se dessine dans une mondialisation à outrance augurent d’un monde sans frontières; il sera un véritable village planétaire.

L’homme politique qui se respecte et qui impose le respect, dorénavant, est celui qui agit pour que la mondialisation échevelée, purement économique d’aujourd’hui et l’altermondialisme balbutiant se marient pour muer en une « mondianité », un néologisme que je propose à partir des termes mondialité et humanité pour qualifier un monde où l’humanité et son sort seront son coeur de cible. Or, eu égard au poids de la communauté tunisienne en France et aux relations historiques entre la Tunisie et la France, ce serait là une occasion en or pour l’opportuniste que peut être parfois le président Sarkozy, une occasion unique (mais risquée, sur le plan de la politique interne) à saisir pour redorer son blason en Tunisie et damer le pion à ses amis américains qui ont surpris la France en jouant en solo au service de leurs propres intérêts nationaux lors de la révolution tunisienne. Son projet (l’Union pour la Méditerranée) qui aurait pu être véritablement un projet de civilisation s’il n’avait fait abstraction de la dimension majeure en Méditerranée qu’est la libre circulation des hommes (trahissant la nature politique de cette initiative conçue pour contrer le projet américain de Grand Moyen Orient de Bush) pourrait alors être relancé. Et cela serait en commençant par examiner sérieusement la question de l’ouveture des frontières sud de l’Europe aux hommes suite à la demande officielle tunisienne en ce sens !

Farhat Othman