Les événements que vit la faculté des Lettres de La Manouba continuent de susciter des réactions diverses. Selon affinités pour certains, selon une notion de la démocratie pour d’autres. Ou encore, selon la conception de la liberté pour plusieurs d’entre-nous. Je ne vais pas commenter ces positions, toutes respectables du moment qu’elles expriment des convictions personnelles, et néanmoins opposées.

Ma position quant au port du niqab va au-delà de la simple expression d’une conviction religieuse, ou comme symbole incontournable de cette même expression. C’est sa place dans l’espace public qui suscitait la réflexion car j’y vois une inégalité de taille : voir sans être vue. Car il ne s’agit pas du simple choix entre pudeur et exhibitionnisme, et les leggings sur un corps disgracieux sont autant d’offense à nos yeux qui ne demandent qu’à s’émerveiller, que des regards voyeurs. Cela peut être amusant de porter un masque afin de concilier son identité lors du carnaval, mais hors de ce contexte festif, même s’il s’agit d’un phénomène de mode, passagère par définition, la question suscite des interrogations fondamentales.

Ce qui m’amène à aborder le sujet sous un tout autre aspect, c’est un fait auquel je me suis trouvée confrontée de manière tout à fait fortuite. Samedi dernier, je prenais mon repas dans un restaurant de la Manouba. A une table plus loin étaient venus s’installer 3 hommes, un occidental trapu et barbu, parlant anglais avec un fort accent d’Europe de l’Est, probablement Polonais, et deux Tunisiens fluets, à la peau tannée par le soleil. Les 3 hommes discutaient en anglais à voix haute de leur tournée dans le sud du pays et exprimaient leur satisfaction des résultats de cette visite. Lorsque le garçon leur amena les plats commandés, l’occidental proposa de dire une prière. Les deux Tunisiens approuvèrent et ils se mirent tout les trois à réciter un « pater noster » tout ce qu’il y a de plus chrétien.

Ce geste m’a dérangée de façon surprenante et m’a interpellée sur ma propre limite de la tolérance. Ma réaction serait-elle due à la connotation chrétienne dans un environnement majoritairement musulman ?
Je peux répondre sincèrement par la négative. Je respecte profondément la dévotion des croyants quelles que soient leurs religions et lors de mes nombreux voyages il m’est arrivé d’assister à la célébration de l’office dans les églises coptes d’Égypte ou le rite orthodoxe russe à Tachkent sans aucun sentiment de profanation. En vérité, ce qui m’a dérangé dans cet acte, c’est son aspect ostentatoire. Autant je trouve normal qu’un croyant veuille rendre grâce à Dieu, autant cette dévotion ne prend son sens, pour moi qui suis profondément croyante, que dans la sérénité de la contemplation et le silence de l’âme. Cela s’entend dans la limite de la sphère privée, partant du principe que notre relation à Dieu est personnelle. Pour ce qui est de la communion avec ses coreligionnaires, les mosquées, églises, synagogues et temples ont été édifiées pour satisfaire ce besoin.

Car il y avait dans ce simple geste de mains jointes, hors du contexte privé, tout l’irrespect pour les convictions des autres. C’est l’appropriation d’un espace qui est censé appartenir à tout un chacun. Tout comme les musulmans qui décident d’occuper les trottoirs ou les places publiques pour prier, ces Chrétiens ne sont pas plus discrets et parfaitement conscients du regard des autres. Bien au contraire, je suis tentée de croire qu’ils souhaitaient attirer l’attention. Dans une sorte de bravade contre un tabou à briser. Une campagne, une offensive, une guerre de symboles.

Pourquoi certaines personnes choisissent-elles de s’approprier l’espace public où s’expriment toutes les identités pour revendiquer les leurs ? Le souci de vivre en paix avec ses concitoyens, dans leurs différences, devrait exiger de nous un renoncement intelligent à tout geste d’offense, à nous poser en conquérant, au besoin de toujours pousser plus loin les limites de nos libertés, pour faire se rétrécir celles des autres.
Sans ce renoncement, ce sont les expressions de ces libertés qui finiront par s’entrechoquer, se heurter et s’affronter avec des dégâts inimaginables et dommageables pour la paix. Personne ne devrait oublier les affres de la guerre civile qui sévit au Liban dans les années 80 entre musulmans et chrétiens.

La Citoyenneté est cette parcelle de nous-mêmes où nous nous reconnaissons et nous retrouvons tous. Où nous oublions nos spécificités propres pour ne reconnaître dans l’Autre que ce qui nous unit et non ce qui nous sépare. C’est cette citoyenneté qui s’affirme dans les principes républicains : Dignité, Egalité, Fraternité.
Le futur gouvernement  de la Tunisie démocratique aura pour tâche de créer les conditions favorables à cette vision universelle et positive de la citoyenneté. Pour ce faire, il me semble que la réforme de l’enseignement est une condition sine qua non afin d’enraciner ces valeurs de tolérance et de respect dans l’espace public.

Alyssa