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Par Choukri Hmed, politiste, et Hèla Yousfi, sociologue, Université Paris Dauphine

La révolution tunisienne qui est partie de Sidi Bouzid le 17 décembre 2010 et a atteint la capitale quelques jours avant la fuite du président Ben Ali le 14 janvier 2011 est porteuse d’un paradoxe aussi puissant qu’inquiétant. Les revendications portées par les manifestants, partout sur le territoire, reflétaient un idéal commun, que traduit le slogan scandé dès les premiers jours de la révolte : « Travail, liberté, dignité nationale ». Elles exprimaient à la fois une demande sociale forte (un emploi, une vie digne), une exigence démocratique de participation à la décision politique et une soif de justice contre un système mafieux et corrompu. Le 14 janvier les Tunisiens, toutes classes et toutes générations confondues, paraissaient unis et unanimes pour en finir avec Ben Ali et son régime. Pourtant, depuis cette date, ils sont loin de s’accorder sur ce qu’il faut faire après le départ de l’ex-Président. Ce sentiment est d’ailleurs largement partagé dans la société tunisienne, comme en témoigne une page Facebook très populaire intitulée « La révolution nous a réunis, les partis nous divisent » (« Djama‘atnâ al-thawra wu farraqatnâ al-ahzâb »). Les divergences qui se sont creusées dès le lendemain de la fuite permettent-elles de croire que le souvenir de Ben Ali ou de Bouazizi serait suffisant pour garantir la cohésion nationale ? Il est permis d’en douter. Car une fois passés le 14 janvier et la solidarité des comités de quartier qui l’a suivi, les Tunisiens se sont en effet immédiatement heurtés à une difficulté majeure ; divisés et différents, ils ont fait voler en éclats cette unité fusionnelle. Des clivages importants n’ont eu de cesse d’apparaître ou de réapparaître quant à la désignation de la révolution ou des acteurs censés l’incarner : révolution du Jasmin/révolution des Libres ou de la Liberté et de la Dignité ; les régions de l’intérieur/les régions côtières ; Tunisiens de l’étranger/Tunisiens de l’intérieur ; Réformateurs/Révolutionnaires ; élites/rue ; manifestants de la Kasbah/manifestants de la Qobba ; pragmatiques/idéologues ; le RCD et les autres ; laïcs/islamistes ; vieux/jeunes et la liste est longue. S’il est vrai qu’il y a eu d’autres moments d’unité relative comme celui du 15 août autour des mobilisations pour une justice indépendante et assainie, le débat semble se cristalliser à deux semaines des élections – du moins sur les scènes médiatiques nationale et internationale – autour du « chiffon vert ». À lire les éditoriaux et à parcourir la Toile, une seule question serait digne d’être posée : que se passerait-il si Ennahdha obtenait la majorité des sièges à l’Assemblée constituante au soir du 23 octobre prochain ? La « transition démocratique », selon l’expression consacrée, que vivrait la Tunisie ne connaîtrait donc qu’une seule menace, qu’une seule ombre au tableau : le possible triomphe du parti islamiste aux prochaines élections. Face à ce défi, les critères d’évaluation des programmes se concentrent sur les relations qu’entretiendraient les candidats ou les partis avec le Mouvement islamiste : tous sont sommés de s’expliquer sur une éventuelle alliance et de dire s’ils comptent ou non pactiser avec le diable qui se présente comme la voix de Dieu sur terre.

De ce fait, deux sujets récurrents structurent depuis 9 mois l’attention des médias et des principaux partis politiques tunisiens, contribuant à les faire émerger comme des enjeux décisifs de l’élection : ils opposent respectivement la citoyenneté (muwâtana) au tribalisme (‘urûshiyya) et au régionalisme (djihawiyya) d’un côté ; la laïcité (lâ’ikiyya ou ‘ilmâniyya) à l’islamisme de l’autre. Une des caractéristiques de ces deux matrices est qu’elles sont abondamment relayées par les médias occidentaux. Et pour cause : ces thématiques, mais surtout la façon de les poser, prolongent, confirment et confortent les présupposés culturalistes à l’encontre des Arabes et des musulmans que seraient les Tunisiens. Leur inscription à l’agenda politique contribue à entretenir, parfois à leur corps défendant, la crainte du péril islamiste et d’une possible reproduction du scénario algérien, après la victoire du Front islamique du salut dans les urnes en 1990 et en 1991. Dans ces conditions, la seule grille d’analyse des programmes des partis politiques se réduit au fait de savoir s’ils sont pour Ennahdha, un peu, passionnément, à la folie. En ressort un dégradé de positions et d’acrobaties sémantiques assez impressionnant. Aux deux extrémités de ce continuum s’opposent deux forces politiques structurées. D’un côté, les supposés dépositaires de l’islam et les défenseurs du retour aux valeurs morales sont représentés par Ennahdha. Leur argument phare : il y a trop de corruption dans le pays et le seul refuge est la réhabilitation d’un héritage religieux, sans que l’on saisisse forcément comment ce retour mythique doit ou peut être fait ni comment il pourrait se traduire en termes politiques et économiques. De l’autre côté du spectre, les avocats de la modernité ou de la modernisation, regroupés notamment au sein d’un Pôle démocratique moderniste, défendent avant tout les valeurs de la citoyenneté et la défense des libertés individuelles. Héritiers autoproclamés des Lumières, leur objectif serait d’émanciper les Tunisien-ne-s de toute emprise tribale, régionale ou communautaire ou encore religieuse et de les faire passer alors du statut de « sujet » à celui de « citoyen ». La garantie de cette émancipation serait la mise en place de la laïcité, stricte séparation de l’Etat et de la religion, bien qu’on ignore comment ces dispositifs peuvent triompher d’une tradition historique, politique et culturelle spécifique. Entre les deux, une myriade de partis dont les plus importants sont Ettakatol et le Congrès pour la République – le Parti démocrate progressiste ayant ouvertement joué la carte de la réintégration des RCDistes « propres » – laissent planer le doute sur leur éventuelle alliance avec le parti islamiste, traversés qu’ils sont par des courants contradictoires à ce sujet.

Ce clivage entre « traditionalistes » et « modernistes » est savamment construit et continûment entretenu par les « nouveaux anciens » professionnels de la politique (journalistes, chroniqueurs, chefs de partis, militants et associatifs) issus dans leur grande majorité de la génération Bourguiba. La réactivation de schémas souvent importés tels quels d’espaces étrangers à la Tunisie se déroule d’ailleurs à la grande satisfaction et avec la complicité directe des anciennes élites dirigeantes issues de l’ex-parti-Etat au pouvoir, qui y voient le moyen de remettre au goût du jour l’exigence de stabilité économique et donc politique et la lutte contre l’extension du domaine des libertés individuelles. Ce clivage s’est manifesté à plusieurs occasions, largement surmédiatisées : au moment de la discussion de l’article 1 de la Constitution de 1959 (sur la place de l’arabité et de l’islam dans la définition de l’Etat tunisien), au sujet de la parité aux élections, à propos de l’égalité hommes-femmes dans l’héritage… Mais la violence de l’antagonisme n’a jamais paru aussi forte que lors de l’attaque du cinéma AfricArt suite à la projection du film Ni Allah ni maître de Nadia El Fani en juin dernier et surtout à l’occasion des affrontements sanglants entre habitants des régions « intérieures » ou rurales, qui ont causé des dizaines de morts et de blessés depuis le 14 janvier et dont tout laisse penser qu’ils ont été provoqués ou entretenus par les anciennes élites locales du RCD. Le seul élément rassurant est qu’au-delà de leurs dissensions, l’ensemble des acteurs politiques se disent être « pour la démocratie». Mais comment passer alors de cette belle pétition de principe à sa mise en œuvre concrète ? Des élections libres et transparentes vont-elles être suffisantes ? Le slogan « nous sommes tous pour la démocratie » serait-il à même de garantir la cohésion originelle de groupes que tout semble désormais opposer ? Peut-on construire une démocratie sur le seul fantasme du « chiffon vert » ?

Force est de constater que réduire la démocratie à une procédure technique ou logistique – i.e. assurer la tenue d’élections libres – ou, pire, à un processus par lequel tout doit être fait pour empêcher Ennahdha de gouverner conduit dans les deux cas à confisquer dangereusement le débat sur les sujets prioritaires, à savoir quel contenu politique interne et externe il faut donner à cette idéal. Car la démocratie exige selon nous de répondre à deux préoccupations centrales. Sur un plan interne, elle nécessite de construire un véritable consensus national qui définisse les modalités d’alternance politique entre les principaux acteurs, sans quoi les résultats des consultations électorales risquent d’être l’occasion d’un véritable séisme, si le fantasme se réalise et qu’Ennahdha rafle effectivement la majorité des sièges. Sur un plan externe, la démocratie peut être fragile, incapable de se défendre face aux menaces d’un monde en perpétuelle recomposition et les démocrates peuvent être tentés de chercher le soutien des puissances étrangères. Dans ce cas, qu’adviendrait-il d’un régime politique soumis au dictat étranger ou à celui de la « communauté internationale », dont on voit les ravages dans l’ensemble du monde arabo-musulman, y compris aux portes mêmes de la Tunisie ? Les réponses à ces deux questions conditionneront le passage à un autre type de gouvernement qui pourra se donner les moyens de rompre effectivement avec le passé. Et ces réponses doivent puiser avant tout dans les attentes des Tunisiens quant au gouvernement des hommes, à un projet viable d’un vivre ensemble harmonieux, loin de l’opposition binaire et stérile entre tradition et modernité. Si le peuple tunisien peut et veut devenir l’acteur principal du processus, c’est donc à condition d’abord que ses représentants mettent en place un consensus national solide quant aux règles qui organiseront demain la Cité. Surtout, cela suppose de cesser d’agiter le chiffon vert et de revenir à l’idéal au nom duquel les Tunisiens se sont soulevés : « travail, liberté, dignité nationale ». On a là les trois axes programmatiques des fondements d’un nouveau projet de société, qui réintègre la question sociale au cœur du débat politique, sans quoi aucune « démocratisation » réelle n’est à attendre ni à espérer.

(*) « Shughl, Hurriyya, Karâma wataniyya » : « Travail, liberté, dignité nationale ».

(**) Choukri Hmed, politiste, et Hèla Yousfi, sociologue, Université Paris Dauphine