La route qui relie les petites villes et villages du Sahel est exquise. La longue ligne droite longeant la mer s’efface d’un moment à l’autre pour offrir au visiteur une incursion au cœur de Teboulba, Sayada, Ksibet El Madiouni, ou Bkalta. En ce jour de l’Aid, M.M, jeune médecin habitant à Monastir, n’avait pas trop la tête à admirer le paysage. Il avait fait le trajet le menant vers sa ville natale de Bkalta des centaines de fois. Certes, l’effet de la répétition avait fini par tempérer son émerveillent devant les barques étrangement immobiles au large de Sayada, mais il était aussi occupé à faire un drôle calcul mental ” Moubedra, Watan, deux Moubedra , deux Watan, trois Watan, trois Moubedra…”. Cela ne faisait pas si longtemps qu’il avait emprunté cette voie pour la dernière fois. Et pourtant les bureaux locaux des anciens du RCD lui semblaient s’être multipliés comme des métastases “d’un cancer à fort génie évolutif”. Seuls à pouvoir prétendre rivaliser avec cette croissance effrénée, les bureaux d’Ennahdha semblaient encerclés dans cette zone considérée -à tort ou a raison- comme bastion des “déstouriens”.

Certains parlent de retour en force de l’ancien parti au pouvoir. Cinquante cinq ans de règne et soixante dix-sept ans d’hégémonie sur la scène politique tunisienne ne disparaissent pas en un coup de balais; loin de là. Pour parler de retour, il faudrait déjà qu’il se soit éclipsé. Or, si la machine déstourienne a ralenti la cadence par précaution, elle n’a jamais cessé de tourner. éléments de preuve:

Manœuvres…

Retour au Sahel, les premiers mois “post-révolution”, on aperçoit furtivement les responsables locaux et même nationaux du RCD. Des rumeurs circulent sur de réunions secrètes tenues dans des hôtels de la place. Les seconds couteaux eux sont là. Prudents mais visibles, ils tâtent le terrain. Ils pensent que l’hostilité à leurs égards serait moindre. Mais des les manifestations qui éclatent ici et là réclamant le départ du nouveau gouverneur soupçonné d’être un pro RCD ou harcelant jusqu’au pas de sa porte un haut fonctionnaire l’assignant à domicile, ébranlent cette conviction. Mais ils ne cesseront de rôder.

Les premiers faits d’armes des “Destouriens” après la révolution se passent lors des meetings des partis politiques venus prendre contact avec une population qui désire en majorité tourner la page des Destouriens. Si, à Monastir, ils tentent sans succès de chahuter la réunion du CPR de Marzouki à coups d’interruptions et de provocations, ils se sont déchainés contre Ennahdha. Sur fond de violence dûment orchestrée, les anciens des Chou3ab (bureaux locaux) et des Lijen tansik (comités de coordination) ont fait entendre leur message: “il faudra composer avec nous“. Les jours qui ont suivi sont venus confirmer cette tendance. Les réunions des RCDistes notoires se faisaient désormais en public en plein jour. Et quand une nuit de violence aveugle frappe Ksar Hlel, plusieurs habitants ont eu comme commentaire: “cherchez le Rcdiste”.

Le retour du RCD à la scène politique est-il pour autant consommé? oui mais prononcez Bourguibistes, Déstouriens…La manœuvre grossière est entrain de réussir. L’éléphant est en voie de passer par le trou de l’aiguille. La fonte des RCDistes a été spectaculaire sous le soleil de la révolution. Ils se sont littéralement évaporés. Mais le cycle de la vie politique a fait pleuvoir des torrents de partis politiques. Les RCDistes ne se sont pas contentés de renforcer (infiltrer?) le lit des nouveaux partis. Ils en ont crées et par dizaines. Espérons tout juste que les tunisiens ne soient pas nés de la dernière pluie.

La manœuvre est ridicule mais drôlement efficace. Elle consiste tout d’abord à dire qu’il y avait des millions de RCDistes. Une fois submergés par l’immensité du mensonge, les tunisiens peuvent être rassurés: il y avait quelques mauvais RCDistes et beaucoup de bons RCDistes. D’ailleurs les bons RCDistes ne sont pas des RCDistes: “ce sont des Destouriens, vous vous en rappelez? “Ceux qui ont libéré le pays de la colonisation française….les compagnons de Bourguiba…c’est pour ça qu’on les appelle aussi Bourguibistes.” De combattant suprême Bourguiba est érigé en ange super-stellaire. Il est au dessus de tout, n’aurait commis aucune erreur. Son héritage est donc à préserver tel quel. Et qui sont les mieux placés pour reprendre le fameux flambeaux que les Destouriens? La combine est banale. Elle reçoit indirectement l’aide de l’autre camp (islamistes, nationalistes arabes, extrême gauche) qui par son déni de tout acquis réalisé sous le “si long règne” du zaïm n’a fait que renforcer les thèses des RCDistes.

Meilleurs ennemis

Des alliés se présentent à eux ; en premier lieu, Nejib Chebbi. En vieux renard de la politique, il sait certainement très bien qu’ils sont les seuls à être rodés au jeu de la politique à la tunisienne. Ils bénéficient de relais dans chaque coin du pays. Ils contrôlent encore l’administration. Ils restent influents dans les médias. Le milieu des affaires leur est acquis. La parti de séduction entre le PDP et les RCDistes a choqué plus d’un. Chebbi s’oppose à la dissolution du RCD, fait l’éloge de ses leaders (Morjane, Ghannouchi). Certains hommes d’affaires réputés proches du RCD sont aperçus aux meetings du PDP. Maya Jribi, elle, parlera de compétences à canaliser en émettant la seule réserve de leur non implication dans les affaires de corruption. Elle ne nous dit pas comment elle compte s’y prendre pour filtrer.

Cette même “canalisation des compétences” (propres!) est reprise par Ennahdha pour exposer ses relations avec les RCDistes. Peu de gens savent que le RCD avaient ses islamistes. Certains parlent mêmes de “cellules salafistes du RCD”. Certes, on ne saurait parler de connivences entre le RCD et Ennahdha. Mais ils sont les meilleurs ennemis du monde. Chacun trouvant en l’autre parti un argument électoral de poids. Mais l’antagonisme n’est pas aussi complet qu’on pourrait se l’imaginer. Les deux partis sont les gardiens de deux conservatismes qui se sont rejoint à une époque en Tunisie pour contrer la gauche.

Pour les partis qui misent sur un antagonisme islamisme/modernisme, les héritiers du RCD sont des alliés presque naturels. On n’a pas trop entendu le pôle démocrate moderniste s’exprimer à propos du risque de voir ressurgir les barons du RCD. Pour eux l’ennemi est islamiste jusqu’à preuve du contraire. A la mollesse de son opposition à Ben Ali, s’ajoute désormais cet aveuglement terrible à la liste des erreurs politiques du Tajdid. A sa défense, un de ses membres exposa La nouvelle théorie du pragmatisme politique. Les temps auraient changé. L’ancien parti communiste se pose désormais comme un parti d’élite qui tient plus son poids politique de son influence et de ses connexions que de sa popularité. Le RCD est perçu comme l’un des ennemis de mon ennemi. Après tout Ahmed Ibrahim a aussi marché dans l’histoire du “bon RCDiste”. Le secret n’a pas été encore levé sur les entretiens qu’il a eu, lui et Chebbi, avec Mohamed Ghannouchi la veille du départ de Ben Ali. D’ailleurs Ibrahim ne quittera le navire Ghannouchi qu’au dernier moment. Après avoir fait, soit dit en passant, du bon boulot à l’enseignement supérieur.

Le FDTL lui dans sa fameuse neutralité bienveillante se place presque en dehors du débat. Ben Jaafar ne monte plus au créneau. Entre janvier et Avril, il passe d’une dénonciation de la participation des RCDistes au gouvernement, à un appel à la décence en Mars pour finir en se positionnant contre l’exclusion en Avril. Depuis, plus grand chose à se mettre sous la dent. Les mauvaises langues diront que le changement de cap a coïncidé avec le nouvel essor du FDTL et ses fastueuses campagnes de publicité. A ses dirigeants de nous éclairer sur leurs sources de financement pour faire cesser toute polémique.

Quand au CPR, il ne s’est pas donné les moyens d’aller jusqu’au bout dans sa dénonciation du risque RCD. Fragilisé par l’inconstance de sa ligne politique, il n’a pas su emballer l’opinion publique autour de la question des anciens du régime. Pourtant Marzouki théorise bien les mécanismes de la contre révolution. Mais en focalisant ses tirs sur les ministres de l’intérieur et de la justice, il a crée une confusion dont il a eu du mal à se dépêtrer. Pour la majorité des tunisiens Habib Essid est un illustre inconnu. Qu’il ait été chef de cabinet du ministre de l’intérieur au temps de la torture, cela fait grincer des dents mais ne déchaine pas des passions. Là aussi l’absence de stratégie est flagrante. Les RCDistes et l’ancien régime sont désignés comme ennemis numéro un de la révolution. Mais rien ne s’en suit. A part une tentative d’union des forces dites révolutionnaires pour contrer cette menace. Son insuccès a été détaillé dans la deuxième partie de l’article.

Beaucoup de partis ne sauront aujourd’hui répondre s’ils comptent de RCDistes dans leur rang. Certains ne sauraient même pas dire si leurs têtes de listes pour les prochaines élections n’avaient pas eu une affiliation au RCD. Rien d’étonnant si on prend en considération les structures artificielles dont se dote actuellement la majorité des partis. Souvent, l’appareil central ne contrôle rien de ce qui se passe dans les régions. Seuls comptent les chiffres de la croissance du nombre des adhérents, des bureaux et des soutiens. Le problème des backgrounds RCDistes de certaines figures locales des partis est entrain de devenir un vrai casse tête à la veille du dépôt des candidatures pour la constituante.

Destourien d’un jour…

Il n’en fallait pas tant pour mettre la puce aux oreilles des rescapés de l’ancien régime. Déjà, dans la suite des évènements depuis le 17 décembre, il n’ jamais été question pour eux de céder le pouvoir. Le premier gouvernement d’après le 14 janvier montre bien que les Morjane, Friaa, Jouini, Jgham, Grira et compagnie gardaient confiance en eux et en leurs appuis tant intérieurs qu’extérieurs. Étaient-ils si optimistes au point de penser que le départ de Ben Ali et un petit toilettage du régime feraient l’affaire. Tout semble indiquer qu’ils l’ont pensé et qu’ils continuent à le faire.

Morjane donne l’image de celui qui n’a jamais douté ; ni de lui même ni de son parti. Il se revendique militant PSD sans pour autant le RCD. A peine formule t-il des critiques à l’égard de Ben Ali comme on le ferait à l’égard d’un gestionnaire qui aurait fauté. Le régime? Morjane préfère parler d’état et d’administration. A l’entendre parler de la situation actuelle on croirait entendre De Gaulles parler de la France sous occupation. Mais là où De Gaulles parlait de la France éternelle, Morjane lui parle du parti éternel (ou presque). Pour lui, le parti c’est une seconde famille. Il a baigné dedans depuis toujours. Il est admiratif des “réalisations” de la Tunisie sous la conduite des Destouriens. On se demanderait bien où est passé le sens critique d’un dipomate de carrière comme lui.

El moubadra, aux yeux de la plupart des tunisiens, c’est Morjane. Aucune autre personnalité n’émerge. Lui même, on ne sait rien de ses projets. Il a été servi par une émission de télévision où sa voix radiophonique à souhait et son CV diplomatique ont fait impression sur un certain auditoire à la recherche d’une figure rassurante d’autorité. Les sceptiques, eux, et ils sont légion n’ont pas eu plus de réponses sur ses relations avec les américains, ni sur son statut de dauphin au temps du dictateur. Certains ont encore à l’esprit cette couverture d’un magazine peu connu en Tunisie “La revue” qui titrait en Aout 2010: “Kamel Morjane: cet homme qui donne du temps au temps”. L’article est élogieux et évoque la question, à l’époque épineuse, de la succession. La parution d’un tel article en Tunisie au temps de Ben Ali était suspecte. Que dire alors des panneaux publicitaires de l’avenue Mohamed V qui reprenaient la couverture en question!

Pour ce qui est du contenu politique, il faudra repasser. Car le message d’el Moubadra est insipide. Les alliances en cours de constitution avec Al Watan, Al Moustakbel et le PRD sont prometteuses pour el Moubadra qui veut devenir le noyau dur des Destouriens. Mais les batailles de leadership et les problèmes d’égos seront les principaux obstacles à surmonter.

Car Morjane n’est pas la seule star des Destouriens. A ses cotés, Mohamed Jgham ne fait pas pâle figure. Il est certes moins charismatique, moins imposant. Mais il partage avec lui la même devise “Destourien d’un jour, déstourien pour toujours”.

Il a été aussi le dauphin annoncé de Ben Ali. Lui, il en a certainement souffert. Au Sahel, on se souvient de la colère de l’ancien président le jour où le nom de Jgham avait été scandé après le sien lors d’une tournée dans les environs de Sousse. Celui qu’on présentait comme le démocrate du régime a fini par payer; officiellement pour ses états d’âmes. Difficile, en effet, pour un rigoureux énarque comme lui de cohabiter avec les prétentions mafieuses des Trabelsis.

Mais de là à le présenter comme un opposant, il y a un monde. Il a fait sa luxueuse “traversée du désert” de dix ans entre Rome et Dubai. Les vents de la révolution l’ont ramené à la vie politique tunisienne. Il fonde avec Ahmed Friaa El Watan. Mais les deux cofondateurs se font éjecter tour à tour du gouvernement. S’en suit des querelles internes qui verront éclater l’unité du parti. Friaa claque la porte comprenant rapidement que les rapports de force au sein du parti lui étaient clairement défavorables. Le différent avec Mhalla pour la direction du parti n’a fait qu’affaiblir davantage un parti qui tardait à trouver son chemin. Néanmoins, Ahmed Jegham a plus d’un tour dans sa poche. Il connait certainement mieux que Morjane l’appareil du parti et peut compter sur ses amitiés pour attirer vers lui les anciens RCDistes les plus actifs. Localement, il semble avoir plus de popularité que Morjane au Sahel. Ses relais dans les milieux ruraux pourrait s’annoncer décisifs pour la survie du partie. Car loin de son bastion natal, Jgham peut jouer la carte des ruralités où les figures locales, souvent compromises avec le RCD, n’ont rien à gagner d’un changement de régime. Ces notaires locaux conservent une grande influence auprès de populations peu familière de la culture politique. Le jeu des familles et des tribus pourra primer dans certaines circonscriptions. Chose qui donnera à ces hommes de terrain, rodés aux manipulations de masse un vrai pouvoir sur les électeurs.

Loin des figures de proue, d’autres anciens du RCD tentent de se trouver une place au soleil. Le nombre des partis qu’ils dirigent de façon directe ou à peine dissimulée varie, selon les estimations de vingt à quatre-vingt. attaâlof al jomhouri a lui tout seul réunit 47 partis. Bien qu’il se présente officiellement comme étant indépendant, ce pôle semble avoir une forte connotation déstourienne. Son porte parole s’est prononcé ouvertement contre l’exclusion des RCDistes et ne dément pas l’appartenance de plusieurs partis fondés par des RCDistes à ce front. Dans le discours les choses semblent être encore plus claires: Le pays après la révolution est décrit comme ravagé. Les protestations populaires sont condamnés. Un moratoire sur les manifestations est même proposé. La constituante est bombardée de contre propositions “accompagnatrices” allant d’un référendum sur le régime politique jusqu’à la tenue d’élections présidentielles. Plus choquant encore, il serait même envisageable, selon ce groupement politique de reconduire Beji Caid Essebsi dans ses fonctions tout au long des travaux de la constituante. Pas étrange donc de voir le premeier ministre transitoire accorder une audience à un pôle venu probablement chanter ses louanges.

Fantasque mais vrai, certains aujourd’hui s’acharnent à promouvoir ses idées aberrantes. Les connivences médiatiques et politiques sont entrain de se traduire en un travail de sape pour ancrer l’idée du referundum…

Ceci est une autre histoire qui sera traitée lors de la prochaine partie qui reviendra en plus de détails sur la nébuleuse RCD et sur les manoeuvres de déstabilisation des élections de la constituante.