Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

La peur était toujours une invitée indésirable qui habitait nos esprits. Je ne parle pas de la peur de la mort, du vide ou de l’obscurité. Je parle plutôt d’une peur orchestrée par de hautes instances à savoir les institutions politiques qui l’ont utilisée et l’utilisent toujours pour nous asservir.

La politique de la peur est le fait d’utiliser la peur de la population dans le but de réduire les libertés individuelles. Elle consiste à manipuler les esprits des gens en les menaçant de dangers le plus souvent imaginaires, pour atteindre des objectifs politiques. Un cas d’école est celui des Etats-Unis qui ont eu recours à cette pratique pendant les années 1960 et 1970 contre le danger communiste et aussi après les attentats du 11 septembre contre le terrorisme islamique international. Ce suscitement de la peur a donné naissance à des procès infondés contre le Maccarthysme, des lois du type PATRIOT Act ainsi que des guerres et des conflits « préventifs » dont la communauté internationale subit encore les conséquences (guerre d’Irak, guerre d’Afghanistan).

Je cite aussi les partis d’extrême droite qui nourrissent en Europe la peur contre l’étranger (et surtout l’étranger musulman) et les gouvernements qui exploitent les épidémies (la grippe A par exemple), le chômage, le réchauffement climatique, le terrorisme et j’en passe comme armes pour asseoir leur pouvoir. Dans son rapport de 2007, Amnesty Internationale atteste que « les politiques qui encouragent la peur entretiennent le racisme et la xénophobie, divisent les populations, augmentent les inégalités et sèment les germes de nouvelles violences et de futurs conflits ».

Le but de cet article n’est pas d’exposer une revue de la littérature sur le phénomène (voir à titre d’exemple : Politique de la Peur, Revue Lignes, n°15, 2004) mais de vous décrire un vécu politique qui nous concerne tous : la Tunisie post-révolution. Mais avant, il est intéressant d’évoquer que par le passé, ZABA a pleinement usé de la stratégie de la peur pour nous dompter : peur contre l’extrémisme islamiste, peur pour l’unité nationale contre la division politique (je veux dire contre les partis politiques) et donc peur contre…l’intelligence. Dans l’illusion de démocratie à laquelle on veut nous faire croire aujourd’hui, ceci devient de plus en plus inquiétant, car l’avenir de la Tunisie en dépendra.
Mon exposé évoquera spécifiquement les marchands de la peur par excellence à savoir les islamistes. Après la chute d’un régime qui les a opprimés pendant des décennies (à juste titre souvent), les islamistes (Ennahdha essentiellement) sont revenus sur la scène politique en s’autoproclamant sauveurs de la Tunisie contre des dérives qu’ils ont inventées. Sans prétendre l’exhaustivité, j’exhibe en trois points les axes de la politique de la peur organisée et appliquée par ce mouvement :

La peur contre la politique et la différence

Depuis l’indépendance, les Tunisiens n’ont pas appris à vivre dans un cadre politique et démocratique. C’était le Destour puis le RCD qui ont inculqué au peuple les paradigmes de la pensée unique, du chef suprême qui réfléchit et agit pour les autres, de l’obédience totale ainsi que les techniques des applaudissements et des youyous. Ce vide politique peut même s’expliquer par une histoire où les peuples arabes ont sacralisé leurs khalifats par un devoir soi-disant spirituel. Si nous avions vécu durant des décennies sous l’emprise d’un super-président, c’est un peu à cause d’un subconscient collectif qui réfute les différences, les débats et trouve dans le conformisme et l’ignorance un réconfort. Ennahdha a compris ce fait et l’exploite parfaitement par sa politique de la peur. Concrètement, les dirigeants de ce mouvement et leurs disciples d’Imams ne cessent de nous répéter que nous devons rester unis sous la bannière de l’Islam et que la différence des opinions dissiperont notre unité et les fondements d’une société juste et pieuse. Cet assèchement de la pensée de tout exercice démocratique (le droit de penser différemment et discuter de sujets qui fâchent) donne lieu à l’émergence de doctrines divines émises par des chefs sages. Ce sont eux qui pensent et c’est le peuple qui obéit et celui qui ose s’opposer à leurs « fatwa » sera traité d’athée et d’ennemi « d’el Omma » (ou RCDiste). La politique selon Ennahdha est une fissure qui sépare les bons (eux) des méchants (les autres) (ça me rappelle l’axe du mal de G.Bush) et si on vote contre eux, les forces du mal s’abattront sur le peuple et transformeront la Tunisie en une terre aride.

Il est intéressant aussi d’exposer le cas des sit-in d’El kasbah organisés, en partie, par les islamistes afin de réclamer l’élection d’une assemblée constituante et l’édification d’un régime parlementaire. Ici, deux types de peurs ont été nourris : peur contre « un président » et peur contre la constitution de 1959. Les islamistes ont fait croire au peuple (avec d’autres parties) qu’un régime présidentiel est mauvais par nature, que l’élection d’un président aboutira à une autre dictature (ce qui est totalement faux). Le régime parlementaire serait, selon eux, plus démocratique et refléterait plus les aspirations du peuple. En fait, les islamistes ont imposé « ces volontés populaires » parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent jamais gouverner le pays à travers un président. A l’opposé, un régime parlementaire proportionnel leur octroierait un pouvoir peu visible mais puissant. Je cite à ce niveau le cas du FN (Front National) en France qui milite depuis des années pour un régime proportionnel car les chances de voir un président d’extrême droite en France sont quasiment nulles (à l’heure actuelle du moins). La constitution de 1959 est aussi, selon Ennahdha, un danger pour l’avenir « démocratique de la Tunisie » puisqu’elle a institué les dictatures de Bourguiba (paix en son âme) et de ZABA. Pour les islamistes, la véritable constitution doit être écrite selon leurs lectures « politiquement orientées » du livre saint.

La faiblesse du taux d’inscription aux élections de la constituante (une mauvaise idée en fait, voir mon article sur Nawaat : Tunisie : Au sujet de l’assemblée constituante, 16/03/2011) démontre que cette option n’est pas le fruit de la volonté du peuple (ecchaab la yourid), mais plutôt le résultat d’une politique de la peur bien ficelée et surtout (et ça c’est plus grave) implicite.
La peur contre la laïcité

Les laïques représentent un danger pour l’avenir de la Tunisie, les laïques veulent nous ôter notre identité arabo-musulmane, les laïques sont les ennemis de la nation et de notre cohésion sociale. Ces arguments sont diffusés par les dirigeants d’Ennahdha et disciples soit directement soit à travers de petites phrases où il est facile de lire entre les lignes. Le plus grave c’est que leurs propos trouvent échos auprès d’un large public « politiquement profane » et « intellectuellement naïf ». Comme je l’ai précisé plus haut, le vide politique et le manque de pratique de débats démocratiques sont à l’origine de la montée des islamistes en Tunisie (et aussi dans le monde arabe). Leur courant tire son essence de la soumission inconditionnée du peuple aux diktats de leurs cheikhs (et pas leurs chefs) « politiques ».

Sans promouvoir une laïcité farouche et extrémiste où on dénigre la religion, je dirais que les peurs pour l’avenir de la Tunisie à ce niveau sont infondées, car le peuple tunisien est très attaché à sa religion. En fait, la religion est un lien intime qui relie chacun à Dieu et nul ne peut faire varier son intensité dans un sens ou dans un autre. Instaurer une société islamique n’est pas la solution aux dérives moralistes auxquelles on veut nous faire croire. Elle imposerait plutôt un ensemble de restrictions qui limiteront nos libertés individuelles (je cite les cas d’Iran, du Soudan, de Gaza). Ennahdha va encore plus loin dans sa politique de la peur en parlant au début de l’été d’informations sur d’éventuelles attaques de salafistes contre les vacanciers sur les plages !!!

La peur contre l’autre

L’émergence de cette peur est certainement la plus grave pour l’avenir de notre pays. La peur contre l’autre peut prendre deux formes : peur contre l’individu et peur contre tout ce qu’il représente. L’autre peut être un concitoyen qui refuse de se soumettre aux enseignements des chefs spirituels du « parti suprême ». Il peut être aussi un étranger qui complote pour ôter à la Tunisie son identité arabo-musulmane.

Les islamistes ainsi que les communistes et les nationalistes arabes ont réussi à nourrir une peur contre le système libéral avec toutes ses valeurs progressistes, contre le monde occidental qui nous veut du mal et contre ceux en Tunisie qui prônent un universalisme politique et religieux. On nous parle aujourd’hui des dangers de la normalisation avec Israël comme si c’est le sujet le plus important pour les Tunisiens. Les dirigeants d’Ennahdha exigent une clause dans la constitution qui évoque la libéralisation de la Palestine comme cause principale des tunisiens. Les nationalistes arabes ne parlent que de cela sans fournir aucun programme sérieux pour le pays. Ces derniers oublient que le nationalisme a été à l’origine de tous les maux du monde arabe et que Saddam Hussaine, Kadhafi, Al Assad (père et fils) et autres chefs nationalistes ont plus tué d’arabes qu’Israël. Je ne prétends pas défendre Israël qui est un Etat raciste, xénophobe et anti-démocratique mais y-a-t-il un nationaliste qui est descendu dans la rue pour soutenir le peuple syrien contre les tueries perpétrées par Bachar Al Assad ? Faut-il incriminer l’autorité palestinienne qui a des liens normaux avec les israéliens ?

Leo Strauss, un philosophe allemand (1899-1973) disait que les peuples étaient divisés en deux catégories : « les sages » et « les communs ». Par l’usage de la peur et de « nobles mensonges », les sages imposent aux communs leurs lois et se positionnent comme garants de la pérennité de l’ordre public. Je pense qu’Ennahdha et ses partenaires exploitent un terrain idéologique propice et une méconnaissance de la majorité des tunisiens des vrais rouages de la politique, pour proposer une alternative en apparence démocratique mais en réalité despotique. Une fois, j’ai posé une question à un sympathisant d’Ennahdha : « pourquoi tu votes Ennahdha ? », il m’a répondu : « on en a marre de cette société qui s’éloigne de l’Islam !!! C’est Ennahdha qui fera de la Tunisie une terre de moralité». Quel programme, j’en ai….peur !!!!!