Par Hafedh Gharbi

La date butoir est là: ce 23 Octobre devrait donc être une journée historique, une “première” démocratique en Tunisie, où les électeurs seront appelés aux urnes pour élire la Constituante. A quelques jours du délais final des inscriptions (2 Aout), des informations concordantes font état d’une mobilisation plutôt timide: Sur les 6- 6.5 millions d’électeurs possibles, pas plus de 400. 000 ont fait, jusqu’ici;, l’effort d’aller s’inscrire auprès des municipalités et mairies locales. Évidemment, cette tendance pourrait virer à la hausse dans les jours qui viennent, mais plusieurs facteurs peuvent expliquer ce désintérêt qui peut surprendre dans un pays qui vient de connaitre une révolution: le plus important de ces facteurs réside dans la maxime suivante: “trop de politique tue la politique”; depuis 6 mois, les tunisiens sont abreuvés de discours, de déclarations, de professions de foi, de mini- scandales et d’égos sur- dimensionnés qui envahissent l’espace public et les médias.

Si au tout départ, les gens se sont approchés des partis, les ont écouté (par intérêt ou bien par simple curiosité intellectuelle), il semble que depuis deux mois, nous vivons un décalage qui s’en va grandissant entre les gens et les partis politiques. Les séances houleuses au sein de l’ISROR ont mis en avant une piètre image des partis politiques, regroupés en clans et déjà clivés idéologiquement et politiquement. Il suffit de se remémorer l’unité nationale qui caractérisait le pays immédiatement après la chute du dictateur: elle semble déjà assez lointaine dans le temps. On peut même dire que cette unité nationale a volé en mille éclats. Les partis y sont pour beaucoup, à degrés divers, dans cette aliénation du citoyen: aujourd’hui, beaucoup de nos compatriotes déchantent, et désespèrent de cette classe politique que la révolution devait libérer, mais dont le premier réflexe a été de se replonger directement dans les combats idéologiques et les luttes de pouvoir.

Ajoutez à cette apathie des partis un gouvernement transitoire qui joue à cache cache avec tout le monde, un réseau social (FB) devenu la source de toutes les rumeurs, une justice pas encore indépendante, un Ministère de l’Intérieur toujours répressif, une situation difficile aux frontières, un manque d’approvisionnement dans certaines régions, la montée de courants obscurantistes liberticides, et surtout, la vie de plus en plus chère.. Et le rejet du politique devient presqu’ une évidence.

Il faut, néanmoins, faire un constat: tout comme on n’a eu que les leaders qu’on a mérité pendant 55 ans, nous avons aujourd’hui une classe politique qui est ce qu’elle est, c’est à dire le produit de 55 ans de dictature (plus ou moins éclairée). Nous avons des partis qui n’ont connu que l’opposition, et qui n’ont jamais gouté au pouvoir. Nous avons des figures nationales qui sont empêtrées dans des querelles idéologiques depuis 30 ans, et qui ne changeront surement pas à leur âge, et après toutes ces années. Nous avons des nouveaux partis qui n’ont pas d’assise populaire, qui sont plus ou moins opportunistes, et qui cherchent une place sous le soleil démocratique. Nous n’avons pas de tradition de “bi- party system” à l’occidentale, avec un grand parti de droite opposé à un grand parti de gauche qui s’alternent au pouvoir. Nous avons des partis identitaires, et d’autres qui rejettent leur ancienne idéologie pour se reconvertir au monde post- mondialisé.

Pas très reluisant comme scène politique, mais le fait est là.

Lorsque la révolution a commencé, tout le monde s’était réjoui de l’absence d’idéologie ou de leader qui la confisquerait. Tout le monde avait salué une révolte populaire, dont le sang des martyrs et la mobilisation sans précédent de la rue ont été les catalyseurs. Tout le monde s’était accordé à dire qu’il s’agissait d’une révolution de la dignité, et pour la démocratie. Or, la transition démocratique ne se fait pas par les gens, ni dans la rue, mais à travers des décideurs politiques, qui ne peuvent être que les partis eux- mêmes. Et nous avons les partis que nous avons. Et comme les miracles n’existent pas, il faut faire avec, et avancer.

Le constat est donc amer. Et pourtant..

Et pourtant, il faut aller voter. La situation est déjà très difficile, et s’abstenir ne fera que la faire empirer. Si seulement un ou deux millions de personnes s’inscrivent d’ici le 2 Aout (hypothèse malheureusement très probable), quelle légitimité aura une Constituante boycottée par 70- 80 pour cent des électeurs? Dans ce cas, le pays s’enfoncerait encore plus dans l’illégitimité, le chaos et le désordre institutionnel.

Des voix insistantes parlent même d’une possible annulation des élections de la Constituante, et de leur remplacement par une élection présidentielle en ce même 23 Octobre. Soit. Cette perspective inciterait les partis à se recroqueviller encore plus autour de leurs intérêts propres, à la quête du pouvoir suprême. Cela pourrait démobiliser et dégouter beaucoup d’entre nous, qui se poseraient une question bien simple: “avons- nous fait la révolution pour que des partis qu’on ne connait pas bien en récoltent les fruits?”. Cette question, aussi légitime qu’elle puisse être, doit tenir en compte quatre faits:

1- Il n’y a pas d’autre choix. La transition démocratique ne peut se faire qu’à travers les partis.

2- Le peuple veille. Ceux qui ont fait tomber Ben Ali ne se laisseront pas berner par qui que ce soit. Le parti vainqueur sait d’entrée de jeu que toute tentative de dérive dictatoriale sera opposée par une population qui fait désormais de la liberté son slogan le plus cher.

3- Les institutions devront jouer leurs rôles, le partage des pouvoirs et le contrôle de chaque branche sur les deux autres devront être effectifs.

4- La presse doit apprendre à ne servir la soupe à aucun puissant, mais à jouer son rôle de soupape démocratique, de source d’information, et de “watch dog”.

A partir de là, la souveraineté du peuple triomphera de tout. C’est pour cela qu’il faut aller voter.

On peut voter blanc, on peut voter pour un parti qu’on trouve convaincant, on peut voter contre un parti qu’on peut trouver menaçant, on peut voter pour le meilleur des candidats, ou bien pour celui qu’on estime le moins pire. Si on ne sait pas pour qui voter, on sait néanmoins contre qui voter: qu’on le veuille ou pas, les prochaines élections opposeront des courants porteurs non seulement de projets politiques divergents, mais aussi de projets sociétaux contradictoires. Sous cet angle, la question ne sera plus “quel parti voulons nous au pouvoir?”, mais “quelle Tunisie voulons- nous, une Tunisie libérale? Progressiste? Rétrograde?”. Il y va donc de l’avenir du pays, ainsi que de notre mode de vie à nous tous, de nos libertés personnelles, de notre liberté de croyance et d’expression. C’est pour cela, qu’à mon sens, il faut contribuer au lancement du processus, au démarrage de la machine.

Les martyrs sont tombés pour que le principe de citoyenneté triomphe. Soyons à la hauteur de leurs sacrifices.

N.B: Je suis conscient que chacun est libre de s’inscrire ou pas. Mon article incite au vote car j’estime, et ça n’engage que moi, qu’il s’agit d’un devoir national. Je n’oblige personne à partager mon avis. Vive la démocratie !