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Par Ilyes Masmoudi.

Récemment, j’ai lu un article « sérieux », recommandé par un ami, dans le journal satirique français Charlie Hebdo. Charb, le rédacteur en chef du journal expliquait dans cet article pourquoi son journal ne sera jamais distribué sur l’Ipad d’Apple. Ses arguments reposaient principalement sur l’hypothétique censure de ses publications par Apple qui se réserve le droit de ne pas distribuer n’importe quel contenu qui ne s’accorde pas avec la ligne de conduite de la compagnie californienne.

A titre personnel, c’était la première fois que je lise quelque chose dans ce journal. Je n’ai jamais parcouru Charlie Hebdo depuis sa publication des caricatures de Mohamed. Bien entendu, cette décision n’est qu’un reflet d’une opinion personnelle. Plusieurs personnes ne voient pas d’inconvénient à la publication de ce type de contenu, ou, même si elles s’y opposent, ne prendraient pas la même décision que celle que j’ai prise. Bien entendu, je porte du respect à ces opinions, sans toutefois y adhérer.

Dans le même registre, ma recherche d’information s’effectue dans plusieurs sources journalistiques, en ligne ou en format papier « classique ». Je peux lire Lefigaro comme Libération mais essaie à chaque fois de distinguer entre l’information et l’opinion de l’auteur et j’interprète selon mes orientations idéologiques ou politiques. Je continue à lire ces sources tant que je considère qu’elles ne me portent pas une offense (à mes principes ou fondamentaux). Des personnes qui appartiennent à l’extrême droite ou de l’extrême gauche ne lisent absolument aucun mot de Libération ou LeFigaro respectivement.

Ce petit récit à propos de lecture, fait part de trois types de censures : le premier concerne la “censure personnelle”, où une personne s’interdit certaines sources d’information. Le deuxième type de censure est celui de l’auteur ou ce qu’on appelle l’auto-censure, il s’agit de la censure d’un auteur (ou d’une source) quand il ne produit pas un contenu qui peut créer des polémiques ou qui peut être choquant (et donc générer des censures personnelles de la source) pour des lecteurs. Le troisième type est la censure du distributeur, évoqué dans les premières lignes. Il s’agit de la censure que pourrait exercer Apple si le producteur ne s’est pas auto-censuré.

L’article de Charlie Hebdo a conclut en affirmant que si Gutenberg, l’inventeur de la presse (ou de l’imprimerie) en Europe, a voulu ou a pu avoir les moyens de contrôler ou filtrer le contenu des papiers qu’il presse, il serait alors « pendu par ses couilles ». Cette affirmation est intéressante car Charb fait l’aveu que Steve Jobs détient aujourd’hui les moyens de commettre ce pêché. Cette affirmation est aussi intéressante parce qu’elle démontre combien le modèle économique des médias est entrain d’être bouleversé. En effet, les frontières entre producteur, imprimeur, transporteur et distributeur bougent constamment au désavantage du producteur de contenu. Une confusion est souvent observée quand on considère Apple à la place d’un imprimeur (donc fournisseur de support) au lieu de le considérer comme distributeur. En réalité, Apple joue le rôle d’imprimeur et de distributeur dans le cas de l’Ipad. (L’internet Society appelle ceci le jardin poreux : vidéo en anglais

Je reviens à mon expérience personnelle. Sur mon lieu de travail, mon employeur met à disposition des employés quelques journaux. Charlie Hebdo ou Le Canard Enchaîné ne sont pas proposés, de même que Libération ou LeFigaro. Simplement quelques titres que mon patron souhaiterait et accepterait qu’on lise sont disponibles : des journaux économiques, des journaux internationaux, ainsi que quelques magazines business et journaux sectoriels. On peut, dans ce cadre, considérer mon patron comme distributeur de média dans ce cadre social qu’est le travail. Il offre et met en avant le contenu qu’il souhaite. Je pourrais toujours lire ce que je souhaite en ramenant mes journaux ou en les consultant sur internet. Ceci dit, il est plus probable que je lise les journaux que mon patron m’offre que de lire d’autres contenus dans le cadre que je cite.

Le même raisonnement s’appliquerait aussi à l’Ipad. Si j’achète ce support, je vais lire presque exclusivement le contenu qu’Apple va me distribuer. Je pourrais bien entendu accéder à d’autres contenus, mais il est plus probable que je me contente de ce que le support va m’offrir.
Je sais bien qu’Apple effectue une censure du contenu pornographique. Ceci importe peu pour moi. J’apprécierais plus qu’Apple censure les caricatures de Mohamed si un journal les publie. Pour le moment, Apple préfère ne pas le faire, non à cause d’une éthique ou du fait que Steve Jobs soutienne les auteurs de caricatures ou pense le plus grand mal de la pornographie. Apple censure car elle obéit aux lois du marché : l’offre et la demande.

Je ne développerai pas à propos du modèle économique d’Apple depuis le lancement de l’Itunes Store. Je me contente d’avancer qu’Apple ne propose pas au client de contrôler lui-même le contenu à afficher. L’Ipad préfère ainsi afficher un contenu déjà filtré. Cela est simplement une fonctionnalité, un attribut de produit en langage marketing, qu’Apple inclut au produit, et qui est identifié comme attribut recherché par la cible de marché du produit. Le modèle d’Apple restera viable tant que cette censure du distributeur reste en accordance avec les valeurs de « censure personnelle » des personnes constituant cette cible.

De la même manière, Microsoft ou d’autres éditeurs de systèmes d’exploitation (OS) pour mobile ne filtrent pas actuellement le contenu. Le filtrage peut être effectué par le propriétaire de l’appareil en utilisant des logiciels de contrôle parental par exemple (parent protégeant ses enfants, en supposant que le parent connaisse ce qui est ce qui est bien pour son enfant). Les constructeurs offrant des matériels avec ces OS se contentent ainsi du rôle de « l’imprimeur » (affichage à l’écran). Le transport se fait grâce à l’infrastructure internet et la distribution se fait par les acteurs qui souhaitent se positionner sur ce marché (y compris les producteurs de contenu). La séparation du système d’exploitation, du software et du hardware joue un rôle important dans modèle. Tandis qu’Apple joue le rôle à la fois de « l’imprimeur » et du « distributeur », et effectue le rôle de mon patron : une censure du distributeur.

La censure du distributeur peut ainsi être considérée comme attribut du produit. Comme consommateur, et tenant compte de l’acceptation du modèle de censure de chaque distributeur, je choisirais l’un ou l’autre des matériels proposés.

Pour un producteur de contenu, la diversification des canaux de distribution est la meilleure stratégie pour développer son marché. Ainsi, cela pourrait être économiquement intéressant pour Charlie Hebdo d’être sur Ipad, mais il sera plus intéressant de ne pas être distribué uniquement sur l’ipad si sa cible de marché (de contenu) n’est pas uniquement constituée par des détenteurs d’Ipad.

Avec les notions de censure personnelle, de censure du producteur (ou auto-censure) et de censure du distributeur, existe aussi la notion de censure collective. Cette censure peut être définie par l’unanimité sur la-non-convenance d’un contenu déterminé. La censure collective se base principalement sur des valeurs morales matérialisées souvent par des lois. La pédopornographie est un exemple où les lois locales et internationales interdisent la production et la distribution de ce type de contenu.

Dans le cas de la censure collective, l’acte de censure est effectué principalement via le maillon de chaîne qui n’a pas été développé précédemment, à savoir le transport. Dans le cas des médias électroniques, il s’agit de l’infrastructure internet. Dans ce sens, plusieurs gouvernements effectuent la censure de ces contenus sur la bases de lois locales ou de coutumes (par exemple, la pédopornographie est censurée en France tandis que tout contenu pornographique est censuré dans les pays du golfe).

Ce qui serait intéressant à observer, c’est le fait que les différentes autorités de gouvernance d’internet au sein des différents pays effectuent la censure du même contenu. Chaque pays a développé ses propres outils et méthodes pour filtrer le même contenu que son voisin. Aucune coopération internationale n’est effectuée dans ce domaine. Pour l’occasion, de nombreux pays utilisent le contrôle de l’infrastructure de transport pour limiter l’espace d’expression sur le net, les exemples typiques sont ceux de la Tunisie (jusqu’à janvier 2011 et récemment repris en mai 2011) ou en Chine.

Ainsi, il est peut être important, si la censure collective s’impose, de centraliser et d’organiser la censure collective du net au niveau mondial, sur la base de valeurs et de lois internationales. Cela permettra de mieux cerner les producteurs de ces contenus pour que ces contenus soient supprimés et leurs auteurs punis (au lieu du simple filtrage au transport). Cela permettra également de mieux prévenir l’abus des gouvernements concernant la censure collective. Cette solution reste cependant discutable, notamment si on se réfère au principe de « l’utilisateur centrique » de l’Internet Society.

Ainsi, Mac OS, Windows, Androïd ou Linux, cela n’a véritablement que peu d’importance. L’important est qu’un simple contenu peut être accessible pour au moins sur un des matériels disponibles, là où le lecteur ou l’utilisateur souhaite y accéder.

Traduit et adapté à partir d’un article en anglais écrit par l’auteur en novembre 2010.

L’auteur tient à remercier Khaled Koubaa, Membre du board de l’ISOC pour les échanges qui ont permis d’améliorer cet article.