Mohamed Dhiaeddine Souissi *

Voici un extrait d’une interview donnée par monsieur Moncef Ben Salem, membre dirigeant du parti Ennahdha et spécialiste renommé en mathématiques, au site électronique Nawaat :

Nawaat : En règle générale, il n’y a pas d’enseignement sans politique éducative. Et si le niveau en Tunisie est arrivé à un tel point en comparaison avec le passé, cela veut dire que derrière cette réalité il y a une politique, ce qui voudrait dire que cet état de fait est voulu ou non ?

Moncef Ben Salem : En effet, l’intervention politique est claire et évidente, particulièrement en ce qui concerne les matières littéraires. Il existe un texte d’Ali Douagi, qui enseigne en cinquième année primaire et en huitième année préparatoire et en troisième année secondaire. Pourquoi ce texte pour trois niveaux ? En fait, la religion y est tournée en dérision. Ce texte se moque de celui qui enseigne le Coran et touche de la part de ses élèves une contribution financière. Qui est ce Ali Douagi ? Il fait partie du groupe de « Taht Essour » qui se saoulent, égorgent des chats pour les manger et ramassent les mégots et disent « le malheur des uns fait le bonheur des autres ». Ils donnaient de noms aux petits et aux grands mégots. Ali Douagi a reçu la décoration de la réalisation culturelle à l’ère du 7 novembre au plus haut niveau du pouvoir.

Honte à la Tunisie qui décore les clochards et les idiots et ignore les scientifiques. Moi, je n’ai bénéficié d’aucun honneur à côté de ce Ali Douagi !!

Sire Ben Salem, je pense que personne ne peut nier votre talent de mathématicien reconnu, ce qui vous prédispose méritoirement à la décoration à laquelle vous postulez. Mais Ali Douagi n’aura nullement usurpé la décoration à titre posthume qui lui a été réservée. Il se pourrait bien que son type d’activité intellectuelle ne cadre pas avec les canons de votre axiomatique, mais lui est iconoclaste et novateur. Et franchement, les ellipses et hyperboles de Douagi sont, pour moi et pour tous ceux qui aiment la littérature, préférables aux votres, plates muettes et sans saveur.

Son style et son humour peuvent ne pas vous plaire, mais ils ne vous autorisent nullement à le dénigrer, lui et toute la bande à Taht Essour en passant. Sachez bien Professeur que Taht Essour, comme phénomène original, est l’une des manifestations de la grande renaissance politique, intellectuelle et culturelle de notre pays entre les deux guerres. Cette bande ne contient pas de champions jongleurs avec les x et les y comme vous, mais les artistes, intellectuels, poètes et écrivains qui la composaient avaient leur intelligence et leur créativité propres à eux.. Les membres de Taht Essour, dans leur douleur, leur humour, leur excentricité- qui semble particulièrement vous déranger- portaient, dans une symbiose formidable, les aspirations et l’amour de la Tunisie. C’est pour cette raison que leur legs au patrimoine intellectuel et artistique de cette Tunisie restera éternel.

Je ne doute pas Professeur que vous savez que le groupe comprenait notamment Abou el Kacem Chebbi, Tahar Haddad, Abdelaziz El Aroui, Abderrazek Karbaka, Mustapha Khraïef, Hédi Jouini, Hédi Laâbidi, Zine el-Abidine Snoussi et Khemaïs Tarnane. Outre Ali Douagi bien sûr. Professeur, si ces gens là sont des clochards, je saisirai l’académie française pour ajouter aux synonymes de ce mot quelque mot élogieux qui équivaudra à leur valeur. Vous en serez alors à l’origine.

Sire Moncef, au delà de la stupeur que me fait le jugement que vous réservez à la bande d’Abou el Kacem Chebbi et Hédi Jouini, je me demande comment une personne aussi douée dans un domaine scientifique peut être aussi dédaigneuse à l’égard d’intellectuels et artistes aussi brillants. Je me demande également ce que vous feriez de nos programmes d’enseignement s’il vous arrivait un jour à en présider la destinée? Nietzsche, par exemple, c’était un clochard, licencieux et, par dessus le marché, athée. Adieu Nietzsche dans les programmes de philo du bac et dans ceux de l’université? Marx lui aussi était athée notoire. N’aurais-je plus à enseigner à mes étudiants la transposition de la dialectique hégélienne dans ses pénétrantes analyses de la réalité économique? Si lui, par miracle, échapperait à votre crible rigoureux, qu’adviendrait-il de Bakounine et de Proudhon, anarchistes en guise de circonstance aggravante?

Chez mes collègues littéraires, la facture semble être plus salée.

La dérision « proférée » par Douagi envers ceux qui enseignent le Coran ( middib dans notre arabe tunisien) lui a valu autant de désapprobation. Quel jugement recevra alors Abou Nawas, Abou al Alaa al Maari ou encore Omar Ibn Abi Rabiaa? A eux, Ali Douagi serait ce que mère Theresa est à Paris Hilton. Certainement, ils disparaîtront de tout manuel scolaire ces trois. Chebbi aussi; il aura commis le crime impardonnable d’avoir côtoyé Douagi et, probablement, d’avoir participé à une cérémonie d’égorgement d’un quelconque matou. Bien sûr, je ne parlerai pas de Baudelaire et de Rimbaud. Leur sort est sans doute aucun scellé. Prévert, Aragon, Eluard et autre Vian, poètes maudits et pourfendeurs des valeurs religieuses, ne seront pas plus chanceux. Car au moins Douagi, n’a jamais touché à la foi, même si en moquant le « middib » il aura fait ce qui mérite conséquente correction. Mahfoudh, Camus, Sartre et Beckett se rachèteront-ils car Nobel les as sanctifiés ? Je ne pense pas. Le premier a été poignardé car il semblait peu regardant à l’égard de la représentation publique de l’éternité. Les autres ne sont pas moins susceptibles d’être coupables d’atteinte à la pureté de nos conceptions héritées de l’être et de l’existence.

Dans le domaine de la zoologie et de la paléontologie, le nom de Darwin et de la théorie de l’évolution seront sans nul doute bannis de toute programmation dans les facultés des sciences et, à plus forte raison, dans les programmes de philosophie au baccalauréat. L’année dernière, le Vatican s’est excusé à titre posthume auprès de Darwin car les milieux catholiques l’ont déconsidéré sans arguments irréfutables. Aujourd’hui, il y a, au sein même du Vatican, un courant créationniste à côté d’un courant évolutionniste. Dans la quasi-totalité des pays du monde occidental développé, il y a une majorité de croyants et une minorité de déistes, agnostiques et athées. Mais, le débat dans les affaires politiques et publiques fait rarement référence au préceptes religieux, même si plusieurs grands partis ne cachent pas leur référence à la chrétienté. Sous nos cieux, le problème est plus compliqué. Ce que nous risquons est que des personnes ou des groupes politiques, qui se réclament de l’Islam, capitalisent la tyrannie de l’opinion publique pour l’utiliser comme fonds de commerce dans le débat publique. Et ce que je constate, malheureusement, à travers le traitement réservé par Pr Ben Salem au groupe Taht Essour, c’est que ce dernier semble bien parti pour jouer sur cette corde.

Ce jeu là est dangereux et il risque même de se retourner contre son inventeur, tel le monstre ressuscité de Frankenstein. Le système d’enseignement avec les programmes qu’il contient a connu beaucoup de changements depuis l’indépendance. Il contient certainement beaucoup de failles qu’il faudrait corriger dans un cadre de concertation et de participation de toutes les parties concernées.

Cependant, un fait est indéniable ; il a pourvu la Tunisie de compétences et de cadres que même les Nations les plus développées pourraient nous envier. Monsieur Ben Salem en est l’exemple. Les dramaturges tunisiens devenus référence dans le monde arabe et déjà rentrés de plain-pied dans l’universalité, nos cinéastes de grande valeur, nos ingénieurs, médecins, juristes, historiens, poètes, journalistes, essayistes…font la fierté de notre chère Tunisie. Une part importante dans l’éclosion de ces talents revient à l’ouverture de nos programmes d’enseignement sur le grand héritage du savoir et de l’esprit humain. Dans nos écoles et nos universités, l’enseignement des grandes figures de la littérature, de la philosophie et de la poésie, nationaux, musulmans, arabes et d’autres horizons civilisationnels participent à la formation des élites du pays. Plusieurs sont excentriques, juifs, catholiques, athées…Mais leur apport à la philosophie, la littérature, la science et le savoir en général, sont indéniables. Je pense je que le lecteur comprend pourquoi j’ai vraiment eu peur pour l’avenir de notre Tunisie quand j’ai lu cette interview du Pr Ben Salem.

Aujourd’hui, il y a un débat large sur la capacité du mouvement Nahdha à faire sien l’esprit démocratique et de se muer en pilier dans l’œuvre de construction de la Tunisie future, moderne, libre et démocratique. Mon avis personnel est qu’il est encore tôt pour en juger définitivement. Ceux qui disent que l’islamisme est condamné à l’obscurantisme et à la réaction prêchent par un esprit trop métaphysique, incapable de saisir les phénomènes politiques dans leur double dialectique interne et sociale.

L’islamisme en Tunisie a évolué et il pourra évoluer davantage. Mais, il n’est pas encore sécurisant à l’heure qu’il est. Quand une grande éminence de ce mouvement écrit des choses aussi injurieuses sur le poète qui a fourni aux révolutions arabes leur slogan mobilisateur et sur un géant de la musique arabe de la trempe de Tarnane, je dirais que la composante principale de la mouvance islamiste en Tunisie est encore loin de convenir sur les fondamentaux de la démocratie et du libéralisme politique. Lorsque j’entends Rached Ghannouchi dire à ses fans et sympathisants que leurs adversaires font peur de l’Islam, mes appréhensions ne font que grandir. Le parti semble encore être fortement convaincu que c’est lui l’Islam et que les autres sont des mécréants. En même temps, un professeur dans un lycée de Bizerte est accusé par une de ses élèves qu’il a insulté le prophète, et des appels se font déjà pour couler son sang. A ma connaissance, a pas bien tardé à désapprouver la campagne dont ce prof fait l’objet, alors qu’elle devait être la première à le faire. Les syndicat général d’enseignement secondaire a été, lui aussi, d’une réaction, le moins qu’on puisse dire, timide. Trois semaines après les accusations mensongères et l’appel au meurtre contre cet enseignant, ce dernier n’a pas encore réhabilité comme il se doit.

Pourquoi on ne punit pas ceux qui ont publiquement appelé à sa liquidation physique ? Pourquoi l’élève et ses parents qui ont diffusé cette intox ne sont pas astreintes à des excuses solennelles ?

Il y a un climat de terreur qui naît. Il vise le corps enseignant, alimenté par les « zélotes » de l’Islam. Cette intimidation du corps enseignant est naissante. Son potentiel destructeur peut sembler faire l’affaire des partis islamistes qui pourraient se réjouir de ce que les enseignants qui comptent parmi leurs adversaires puissent être pris à parti par des élèves et des étudiants qui veulent imposer la tyrannie de leur opinion. Mais la manivelle peut se retourner plus tard contre ceux qui en semblent, à présent, être bénéficiaire.

Demain, un étudiant peut organiser une manif devant une faculté des lettres par ce que son prof lui enseigne des poèmes luxurieux de Baudelaire. Il fera venir des gens qui n’ont rien à voir l’espace universitaire qui demanderont le sang de ce prof dépravé et irrespectueux des valeurs de l’Islam. Une autre manif demanderait la tête d’un autre universitaire qui s’entête à enseigner Darwin, Marx ou Nietzsche… Nous aurons dans quelques années une génération d’obscurantistes de plus en plus endurcis. Monsieur Ben Salem risque un jour d’être honni car il enseigne les théories d’Einstein, ce juif sioniste, ou les théories de Pythagore le païen bisexuel.

Les talibans n’ont pas été une créature ex nihilo. 4 ans de gouvernement des Moujahidins Afghans, de loin moins rigoristes, ont fini par les déloger par des étudiants bien enfoncés dans l’ignorance des apports du savoir humaniste universel. Comme quoi l’arroseur peut bien être arrosé.

* Enseignant universitaire.