Par Hedia Baraket.

Arrêté pour corruption financière, l’ex conseiller de Ben Ali n’est toujours pas l’objet d’une accusation claire quant à son forfait majeur : l’étau politique et médiatique infligé à la Tunisie. A ce jour aucune action en justice, aucun rapport, aucun diagnostic, aucune publication ne sont venus délimiter sa haute responsabilité en la matière… Or peut-on envisager la réforme du secteur de l’information en faisant le silence sur vingt ans d’un appareil de mise à mort des médias nommé Abdelwahab Abdallah. Témoignage à la deuxième personne :

Monsieur,

L’action en justice intentée contre vous en tant que membre de l’ex RCD et le petit coup médiatique dont elle a fait l’objet sont bien en dessous du niveau de gravité des préjudices réels et inestimables que vous, ex ministre conseiller de l’ex président, avez causé à la Tunisie. On se serait bien épargné l’image d’un ministre de la propagande impliqué dans une affaire mineure de corruption financière étant donné la nature autrement plus pernicieuse de votre forfait majeur qui relève du préjudice politique et moral et du délit d’opinion.

L’espace de vingt trois ans, entrecoupés de quelques rares éclipses pendant lesquelles vos « conseils » et vos manœuvres n’ont jamais tari, vous vous êtes particulièrement et exclusivement investi d’une mission : museler la presse, bâillonner les médias pour conforter la dictature de Ben Ali dans toutes ses dépravations et la vôtre dans toute sa clandestinité.

Vous vous y êtes méthodiquement et impassiblement attelé, privant les médias de leur fonction élémentaire et dépossédant les millions de tunisiens de leur droit sacré à l’information. Qui ne vous connaît pas pourrait s’étonner qu’un seul homme ait pu faire tout cela à la fois. Mais l’histoire foisonne des exemples des ministres de la propagande qui ont légué ses plus grands cauchemars à la mémoire de l’humanité. Ce n’est pas de vous y comparer qu’il s’agit, c’est juste de dire que, toutes proportions gardées, vous faites partie de ces mauvais génies.

Votre position immuable de ministre conseiller du président en affaires politico médiatiques, que vous avez gardé même depuis votre poste de ministre des affaires étrangères, et à chaque fois que vous étiez en dehors du palais, vous a permis de veiller à la pérennité d’un régime corrompu et la corruption d’un secteur médiatique soumis à vos commandements de sorte que sa raison d’être soit totalement écrasée et confondue à celle du régime.

L’annonce – in extrémis – de votre limogeage, le 13 janvier 2010, dans les dernières largesses et les derniers sursis que s’accordait votre président est la première et la dernière preuve donnée par le régime lui-même et de son vivant, de vos désastreuses besognes et de vos basses stratégies médiatiques orchestrées et reconduites jusqu’aux dernières heures et alors que nos jeunes mouraient.

A la fois, inspirateur et complice du régime de Ben Ali, vous vous êtes fait un plaisir sordide à en représenter la force occulte et en assouvir tous les vices au moyen de la subordination totale d’un paysage médiatique sevré de la réalité citoyenne, mais si bien coupé à votre taille et celle de votre président.

Outre la censure systématique et la propagande dispendieuse, vous vous êtes pris personnellement au journaliste indépendant qui a juste refusé de participer à votre presse mercantile et votre orchestre piteux.

En saluant les confrères et les consœurs qui ont payé la liberté d’expression de leurs vies, de leur intégrité physique et ceux qui se sont exilés, je joins la voix du journaliste indépendant que vous vous êtes acharné à détruire, par les manœuvres dont vous seul avez le « génie ».

Vous avez traité le journaliste professionnel qui a refusé d’accepter vos offres politico médiatiques et de collaborer à votre propagande, comme un être hostile et dangereux que vous avez fermement combattu par des pratiques sombres allant du blocage des horizons professionnels à l’harcèlement policier. Surveillance rapprochée, passeport confisqué, déplacements entravés, interrogatoire musclé, mobilité professionnelle bloquée…

Vous avez perçu le journalisme de terrain et d’investigation – aussi peu politisé soit-il – comme une note discordante dans la longue litanie élogieuse de ben Ali, comme une insubordination politique, une terrible menace que vous n’avez pas hésité à livrer en pâture à l’œil vigilant et les méthodes rigoureuses de la police.

Vous avez condamné toute possibilité d’un journalisme professionnel demandant juste à opérer dans les règles sacrées de la profession.

Aussi, ce ne sont pas vos affaires de corruption qui nous concernent autant que vos crimes à l’encontre du droit d’expression.

Je ne suis pas juge, monsieur, et, à votre égard, je ne respecterai pas la présomption d’innocence que vous n’avez jamais respectée de votre côté. Je n’attendrai pas votre inculpation qui, murmure-t-on curieusement, ne viendrait peut-être pas, vu l’immatérialité de vos manœuvres et le caractère « impalpable » de vos délits.

Car, il n’est de secret pour personne que vous avez toujours comploté, à la frontière de la légalité et en toute clandestinité dans l’ombre du sérail veillant à ne jamais laisser de traces ni de dossiers compromettants. La manipulation orale est votre méthode préférée et le téléphone votre meilleur allié.

Avec le téléphone, vous avez poussé le journaliste indépendant dans ses derniers retranchements, vous avez condamné sa carrière, bloqué sa mobilité et violé ses libertés.

Avec le téléphone vous avez assis un appareil implacable et tissé un réseau infaillible qui, quand il ne réussit pas à recruter, écrase et bannit pour infidélité.

Avec le téléphone, vous avez construit un empire de vingt trois ans d’intox et de désinformation qui a privé tout un peuple de sa faculté de discernement.

Aussi, vous êtes responsable monsieur, de l’état du paysage médiatique, malade de vos vices manipulatoires et de ses propres contagions, que vous avez légué à notre nouvelle Tunisie.

Vous êtes redevable de tout denier public arraché au contribuable et dépensé à son encontre et son insu dans la glorification de l’imposture des Ben Ali.

Vous êtes responsable de l’avilissement général que vous avez causé au secteur de l’information en opprimant et excluant les meilleurs journalistes dont vous avez systématiquement détruit la carrière, en compromettant les responsables et toutes les parties qui vous ont juré fidélité.

Vous êtes responsable de l’humiliation que vous avez fait subir aux millions de tunisiens dont vous avez sous estimé l’intelligence, la conscience politique et la simple lucidité.

Enfin et au-delà de tout, vous n’êtes pas innocent de la perspective effrayante et de la sombre destinée que vous réserviez à notre pays.

Vous, professeur de Droit, vous ne vous êtes visiblement posé aucune règle éthique, aucune règle de droit et de constitution en ourdissant le noir complot – qui devait hisser l’épouse de Ben Ali à sa succession à la plus haute direction du pays, en dehors de la loi républicaine et de la simple moralité. Vous ne vous êtes posé aucune question de déontologie en ordonnant de lui consacrer le plus clair des colonnes et des espaces audiovisuels.

Aussi, me semble-t-il étonnant qu’on sépare aujourd’hui, la dictature perverse et la haute trahison des Ben Ali du mauvais génie politique et médiatique qui est le vôtre et qui a accompagné ce régime de si près, l’a profondément « illuminé » et largement aidé à perdurer, à dévier et à sombrer dans l’ambition vorace et insensée. Alors qu’eux deux régnaient sur un pays qu’ils ont spolié de ses ressources matérielles, de ses compétences humaines, de sa justice, de sa dignité, vous régniez vous-même sur leur marketing mercenaire affreux et dessiniez vous-même leur image fantastique en Tunisie et à l’étranger via l’ATCE et ses enveloppes onéreuses.

On dit que les médias ont fini par jouer votre jeu, on dit que vos propagateurs tellement nombreux vous y ont très bien suppléé, on dit que la responsabilité de tout cela était parfaitement partagée. Soit. Mais le différend du journaliste indépendant est avant tout, avec vous, monsieur, et avec la manière dont vous l’avez systématiquement écrasé, marginalisé et stigmatisé dans la masse de vos suppléants pour asseoir une propagande concordante et absolue.

Aussi, me semble-t-il, étonnant aujourd’hui, qu’on veuille réformer le secteur de l’information sans commencer par définir votre responsabilité – et celle de vos propagateurs – dans toutes les dérives que vous lui avez causées. Aussi, me semble-t-il étonnant qu’on veuille recréer une presse libre et professionnelle dans un contexte encore fortement pollué et sans diagnostiquer les dérèglements et la médiocrité que vous y avez perpétués.

Je ne suis pas juge, monsieur, mais je pense que l’impunité est le mal endémique et l’atteinte la plus dangereuse dont a longtemps souffert notre pays. Je ne suis pas juge, mais j’observe avec consternation la nouvelle licence et l’indulgence dont on veut faire bénéficier les responsables de la dégradation des mœurs politiques du pays. On tergiverse au nom d’une présomption d’innocence dépassée par les évènements et les divulgations et on décide de pardonner au nom d’une improbable réconciliation, décidée par on ne sait qui, au nom de qui et accordée avant même que les responsables aient répondu de leurs délits.

Faut-il encore prouver cette responsabilité, qui, comme la vôtre, prend chaque tunisien pour victime et témoin ? Faut-il encore prouver l’état déliquescent du secteur de l’information ? Faut-il encore prouver la dictature de Ben Ali et la responsabilité historique de ceux qui l’ont inspirée et magnifiée ?…

Vous absoudre, aujourd’hui monsieur, c’est poursuivre l’œuvre d’oppression, d’avilissement, d’humiliation et de subordination que vous avez entrepris, vingt ans durant, au détriment de ce pays et de son peuple !

Vous absoudre c’est maintenir ce statut quo et cette opacité dans lesquels les véritables compétences continuent à être marginalisées et peu de réformes pourraient parvenir.

Aussi, j’en appelle à la conscience des journalistes indépendants que vous avez attaqués dans leurs ultimes libertés et j’en appelle à la conscience de tous les tunisiens que vous avez dépossédés de leur droit à l’information et la plus simple expression de leur citoyenneté pour qu’ils témoignent de votre responsabilité.

J’en appelle aux magistrats et aux avocats pour qu’ils donnent un nom à votre délit et une matérialité à vos preuves occultées.

C’est un passage obligé, monsieur, car, au-delà de votre personne et celle de vos suppléants, c’est la médiocrité persistante et toutes les perversions du secteur de l’information qui sont désignées pour qu’un jour, elles puissent être efficacement corrigées.