Il y a un mois, on s’interrogeait ici, sur Nawaat, sur la question de savoir si le « Hitler du désert » n’œuvrait pas objectivement à la partition du pays. Qui ne voit aujourd’hui que ce processus est en marche ?

Le retard coupable dans l’aide aux révolutionnaires de la part des pays arabes qui pouvaient le faire et de ce qu’il est convenu d’appeler la Communauté internationale a permis au dictateur –qui se croit éternel et éternellement à l’abri de toute contestation de se réveilleur de sa torpeur. Il a su, en deux semaines à peine rappeler aux uns et aux autres, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Libye, que la reconnaissance du ventre était une valeur à ne pas totalement oublier, et qui peut plus que jamais leur rapporter gros.

Dans son destin tragique pour les Libyens, pour les Arabes et pour l’humanité entière, il n’a pas vu que les forces qui comptent, celles du libéralisme occidental luttant avec ses crises, lui rejouaient la pièce jadis servie à un autre dictateur, Saddam Husayn, dictateur et marionnette comme lui, qu’elles avaient poussé contre l’Iran puis contre le Koweït, pour mieux détruire la puissance de l’Irak devenue assez inquiétante pour leurs intérêts.

A l’époque, déjà, on jouait du Tomahawk. Mais l’état du monde, de la société irakienne surtout –qui était alors loin de ressembler à ce qu’elle est devenue depuis, et à ce qu’est la société libyenne de nos jours a retardé la partition du pays. Nous savons tous ce qu’il en fut par la suite. Simple partie remise.

On a permis à Kadhafi de recruter auprès de régimes amis, de l’Algérie à la Syrie, auprès de régimes reconnaissants dans divers pays africains, en Europe, surtout en Italie. On l’a laissé s’approvisionner sur les marchés internationaux en matériels diverses pour destruction des peuples. On l’a laissé organiser une gigantesque prise d’otages de dignitaires de son régime, de familles d’officiers supérieurs. On a assisté à ses massacres horribles dont certains nous ont été transmis par les victimes, avant d’expirer.

Puis on a assisté à ses déclarations surréalistes, aux élucubrations de son cerveau malade, à sa joie mauvaise appelant le monde à admirer ses adeptes payés et des citoyens terrorisés en train de célébrer le plus obscène des cultes. On l’a vu convier Arabes, Américains -de récente amitié- et le monde entier à admirer la servitude dans laquelle il maintient des hommes et des femmes complaisants et apeurés.

Le monde puissant ne disait rien. Ce monde qui sait calculer, comptait seulement les points et ses avantages à venir.

Devant les ravages de sa contre-offensive, la cruauté du massacre et les montagnes de corps qu’elle a laissées, les décideurs du monde occidental, en retard sur leurs peuples, ont fini par réagir, avec, répétons-le, un retard aussi calculé que coupable.

La résolution 1973 se traduit par une opération gigantesque qui sera coûteuse en tout :

  • En argent que les pays arabes paieront, la Libye surtout.
  • En vies humaines que les Libyens paient et paieront abondamment.
  • En territoires : la Libye est déjà deux zones bien séparées.

Un désordre total a présidé à la naissance de la coalition, à commencer par le nom donné à l’opération : Odessey Dawn pour les Américains, Harmattan pour les Français ; Ellamy pour les Britanniques. Une confusion sur le commandement : les Américains qui commandent en fait, disent qu’ils ne font que participer comme tout le monde, disent qu’ils vont laisser le commandement à d’autres ;

les Français qui voudraient rester en première ligne, sans avoir les moyens de le faire ; d’autres Européens qui voudraient transférer ce commandement au NATO. De fait, chacun agit comme il l’entend, multipliant ainsi les chances de dérapage.Une confusion entretenue sur les buts poursuivis Kadhafi qui doit partir, que l’on doit chasser, qui n’est pas viser par l’opération ; signaux contradictoires et pas seulement du côté américain.

Ce désordre dans les voix, dans les stratégies, dans l’action est un message clair et parfaitement audible par Kadhafi. Il lui dit qu’il peut encore rester. Il lui dit surtout qu’il peut continuer à massacrer, et que, s’il le désire, il peut proposer à tous moment des négociations. Simplement ce sera aussi sinon d’abord avec les nouveaux maîtres du ciel libyen.

Sur le terrain, les révolutionnaires qui peinent depuis deux jours devant Ajdabiya et qui la reprendront peut-être, dans deux ou trois jours, arriveront dans une semaine devant Al-Brega. Au-delà, il leur faudra beaucoup plus de temps. A condition que des hommes bien entraînés et bien armés arrivent de Tobrouk et de Benghazi. Pour Syrte, combien de temps encore, quant à Tripoli…

Ces frappes –nécessaires-, tout le monde sait que leur appellation «chirurgicales » dissimule mal leurs dommages importants qu’elles causent. Malgré le silence et la désinformation, nous verrons l’insupportable ; peut-être même de savantes mise-en scène comme les serviteurs de Kadhafi savent en faire. L’opinion arabe, vaccinée de longue date se retournera complètement, elle qui s’agite déjà.

Mais ces frappes sont aussi bien insuffisantes, pour aider vraiment les révolutionnaires. Grâce à l’intervention occidentale, ceux-ci ont sauvé Benghazi et reconquis l’Est du pays ; et cette région ne retombera plus entre les mains de Kadhafi. Mais ils se retrouveront bien démunis pour unifier le pays. Ce qui se passe à Misratah et dans d’autres villes de l’Ouest, depuis quelques jours en dit long sur les développements ultérieurs.

Sans intervention au sol –intervention que tout le monde condamne et qu’aucun Libyen digne de ce nom n’accepterait- Kadhafi restera encore longtemps avec ses tueurs dans les villes, avec son arsenal.

Les signaux que lui envoient inconsciemment ou non des dirigeants occidentaux, le soutien qu’il a de nombreux monarques et dictateurs arabes, les craintes justifiés de nombreux pays qui voient l’enlisement inéluctable, à cause des richesses de la Libye, la gêne dans laquelle se trouve plongée les populations, tout cela rassure le dictateur, lui dit qu’on s’accommoderait bien d’une kadhafiland ubuesque dans la Tripolitaine et même le Fezzan. A son tour de se montrer seulement accommodant.

Mais le plus efficace des soutiens est celui dont il bénéficie à l’intérieur. Des esprits bien intentionnés refusent de voir cette simple vérité : Kadhafi est bien suivi par de nombreuses populations. Qui ne saurait se constituer une large clientèle, en plus de quatre décennies de pouvoir absolu distributif d’avantages ? Les Moubarak, les Ben Ali, les Saleh, pour ne parler que des républiques. Ses partisans se trouvent à tous les étages de la société libyenne, surtout à l’Ouest.

A écouter les radios et les TV du régime, on est frappé par les propos des animateurs, des invités et des gens anonymes qui prennent la parole. On admet la lutte entre Tripoli et Benghazi. Cela n’est plus un tabou mais une simple vérité bonne à rappeler. On parle le plus souvent de la région de l’Est comme le foyer des traîtres, des ingrats ; on promet la liquidation des «rats» après la victoire « ses rats qui applaudissent aux assassinats perpétrés par les Croisés et à leur destruction systématique du pays ». De plus en plus d’officiels viennent à la TV proposer des négociations avec un curieux préalable : que les révolutionnaires se joignent d’abord à eux, pour « combattre les Croisés » ; pour les différends que l’on admet maintenant, on verra après la victoire.

Certes, le clientélisme des régimes de Moubarak et de Ben Ali a bien montré ses limites. Il est indéniable que la majorité écrasante des Libyens est contre la dictature y compris parmi les bénéficiaires du système. Mais la sociologie particulière, les références aux régions, à l’appartenance tribale, peut contribuer la scission du pays.

Le dessein n’est pas de promouvoir de funestes prophéties, mais si les populations arabes ne réagissent pas rapidement, en s’impliquant sur le terrain pour mettre fin à la dictature, nous aurons dans peu de temps deux Libye, comme en Irak, comme au Soudan sur. Les pays qui peuvent le faire, parce que concernés plus que tous les autres, sont l’Egypte et la Tunisie. Que l’on ne s’abrite pas derrière de fausses craintes pour les travailleurs des deux pays qui sont sur place. Leur sort dépend justement d’une intervention énergique, au sol, pour déloger Kadhafi. Si pour des considérations légales, de façade à vrai dire, on répond que les gouvernements provisoires ne peuvent pas déclarer de guerre ni participer aux conflits, que l’on arme les volontaires et que l’on les laisse partir.

Ce serait barrer la route aux convoitises multiples de tous les puissants et de tous les calculateurs du monde.

Ce serait approfondir et amplifier ce printemps des peuples que l’on cherche à étouffer au Yémen, au Bahrein, en Syrie, au Maroc, en Arabie, en Algérie et ailleurs.

Ce serait enfin, et plus localement, consolider la révolution en Tunisie et en Egypte.

Qui est l’homme arabe ou la femme arabe qui n’éprouve pas un immense soulagement à voir se desserrer l’étau autour de Benghazi, à voir les révolutionnaires libyens reprendre confiance et pied sur le terrain du combat et en même temps un sentiment cuisant de honte à voir les Occidentaux le faire à leur place ? Et quel est l’homme arabe ou la femme arabe qui pourrait dire un merci sincère à ces libérateurs dont on devine les visées et la facture ?