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Par Khaznagi Larbi (Médecin, Retraité),

A lire les articles et à entendre les discussions, je reste tout à fait étonné de constater que nombreux sont ceux qui font remonter le début de la dictature, sous laquelle croulait notre pays, à la prise du pouvoir par Ben Ali. J’avais seize ans en 1956, l’année de l’indépendance. Et depuis, je n’ai jamais vécu sous un régime de liberté dans mon pays, jusqu’au soir du 14 janvier 2011. Alors pourquoi occulter cette période d’absolutisme sous Bourguiba, qui n’a jamais été un démocrate ? Bourguiba a certes réalisé des choses grandioses. Tout ce qu’il a bâti, il l’a réalisé sur le vide total c’est à dire sur un terrain vierge, puisque le pays sortait d’une occupation étrangère qui avait d’autres préoccupations que celles de créer des infrastructures utiles ou, d’enrichir le pays. Donc le président de l’époque paraissait tout naturellement comme un grand bâtisseur.

Il a, certes, guidé et accompagné le mouvement d’indépendance. Mais il y a réussi grâce à la participation d’un grand nombre de tunisiens qui, chacun dans son domaine, ont participé peu ou prou à se défaire du joug du colonisateur. Néanmoins Bourguiba est sorti seul auréolé de cette victoire. Tout s’était passé comme s’il en était l’unique artisan. Il a profité de ce vent favorable pour mettre en place de grandes institutions et structures. La population suivait aveuglément le Combattant Suprême parce que justement il était pour tous, le suprême combattant. Sa plus belle réussite a été la mise en place du Code du Statut Personnel et l’émancipation de la femme qui en découlait. L’aura dont il était enveloppé lui permettait de s’autoriser toutes les hardiesses. Il agissait en toute quiétude. Il roulait sur du velours devant un peuple d’abord béat puis, peu à peu soumis et écrasé.

Car à quoi avons-nous assisté, en réalité ?

  • A l’installation d’une présidence à vie et, d’un pouvoir personnel des plus odieux. N’ayons pas peur des mots.
  • La population était muselé, et le parti unique, toujours le même depuis sa création et jusqu’à ce jour, bien qu’il ait changé plusieurs fois de dénomination –, embrigadait sérieusement la population avec un maillage serré du pays grâce aux “chôobas” incrustées dans les villes et les campagnes;
  • Le culte de la personnalité, encouragé et largement orchestré à tous les niveaux, battait son plein et soulevait les cœurs. Les stations de radios et, plus tard de télévision, ne tarissaient pas de chanter, à longueur de journées, les louanges de celui sans lequel, à les croire, pas un tunisien n’aurait eu le droit ni la chance de respirer;
  • Il n’y a avait pas de liberté de pensée encore moins de parole. Il n’y avait que la pensée unique celle du Combattant suprême qui infantilisait le peuple tunisien. Un peuple qu’il considérait immature et non digne de la démocratie. Cette attitude, il n’en a jamais dérogé. On l’a vue à plusieurs reprises lors des réactions violentes à coups de balles réelles contre tous ceux qui ont eu l’audace, de temps à autre, de montrer leur ras-le-bol.

Réfléchissons encore un peu :

  • Le trucage des simulacres d’élections, c’est Bourguiba ou sa clique, ce qui est la même chose.
  • la milice du parti, c’est Bourguiba;
  • La création des Bops, c’est Bourguiba;
  • L’interdiction de tout parti autre que le sien, pendant au moins les deux premières décennies, c’est Bourguiba;
  • La censure des médias, c’est Bourguiba;
  • Les saisis répétées des journaux et magazines étrangers (Le Monde, Jeune Afrique et autres) chaque fois qu’ils avaient le toupet de critiquer un tant soit peu le régime, c’est Bourguiba;
  • Les bataillons de l’armée rameutés de tous les coins du pays et tenus consignés dans les casernes de la capitale pendant une semaine et je l’atteste pour l’avoir vécu moi-mêmeprête à écraser une révolte des étudiants en 1970, c’est aussi Bourguiba;
  • L’état de laissé-pour-compte, de délabrement et de misère des régions du centre et du sud de la Tunisie, ça avait commencé avec Bourguiba.

Ce tableau prestigieux ne pouvait qu’ouvrir de larges boulevards devant des opportunistes dénués d’amour pour le pays, d’humanité et d’honneur, ainsi que l’ont été Ben Ali et son entourage, et préparait un terrain propice à leurs méfaits. Et comme cet usurpateur avait de surcroit une formation d’agent secret, il s’est engouffré dans un système idéal fait à sa mesure et permettant à sa famille de mafieux d’agir en toute liberté et impunité jusqu’au 14 janvier. Il a utilisé, en les perfectionnant, tous les rouages en place qui avaient si bien réussi à mettre au pas un peuple qui souffrait en silence.

Si Bourguiba avait seulement respecté son peuple il aurait permis progressivement l’installation de la démocratie. Il en avait la possibilité et il aurait eu le temps de l’accompagner, de la mener à bon port et la renforcer. Ben Ali et sa famille n’auraient peut être pas trouvé le terreau fertile à la réalisation de leurs méfaits ou du moins pas à ce niveau de pourriture qu’on découvre, avec ahurissement actuellement, tous les jours.

Alors de grâce, cessons de dire : nous sommes sous la dictature depuis vingt trois ans. Non ! Nous sommes sous un régime dictatorial et obscurantiste depuis cinquante quatre ans. On peut se permettre, je crois, de ne pas compter les années d’avant l’indépendance car, comment demander à un colonialiste de penser au bien-être d’un peuple qu’il est venu, surtout et avant tout, exploiter ?

Cessons d’idéaliser un homme, Bourguiba, qui a été sans conteste profondément sincère et honnête, mais qui a commis d’énormes erreurs d’appréciation et de projection, qui avait un égo démesuré et qui a très mal agi en méprisant, pendant toute sa vie, son peuple.

Je parle en connaissance de cause. Je n’ai pas été torturé, mais j’ai subi des tracasseries et ma vie a pris une tournure dans laquelle le régime de Bourguiba a largement et incontestablement joué un rôle.

Et voilà que j’apprends avec frayeur qu’un monsieur qui, sentant le vent changer de direction, a retourné adroitement sa veste juste au bon moment, -alors que c’était un commis de haut niveau de l’ancien dictateur en fuite-, vient de lancer un “Mouvement du néo-bourguibisme” ! Fantastique, n’est-ce pas ? On croit rêver ! Plus opportuniste que moi tu meurs ! Car ce monsieur croit que le bourguibisme est une notion qui peut être encore porteuse. A peine avons-nous secoué le joug de la dictature, grâce au courage sans précédent, à l’abnégation et aux sacrifices de nos jeunes, que voilà des adeptes avérés de ce régime honni, nous annoncent qu’ils vont œuvrer pour remettre ça! Que dieu nous en garde !

Je suis heureux de pouvoir respirer aujourd’hui un air léger et sentant bon la liberté. J’ai véritablement l’impression de trouver une odeur et une saveur particulières à l’air inspiré dans les rues de ma ville. Bien évidemment, c’est une simple impression, un phénomène psychologique, une réaction subjective mais, pourquoi bouder son plaisir ?