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par Thouraya Hammami Bekri,

Les médias tunisiens, longtemps muselés, réduits par la censure qu’ils ont subie pendant des décennies, se trouvent aujourd’hui (du moins théoriquement) libres d’exercer leur fonction. A la faveur de la Révolution de la Dignité, ils se voient offrir une chance historique de restaurer leur crédibilité, profondément écornée par ces années de censure et de connivence avec les pouvoirs politiques, pour jouer pleinement leur rôle de quatrième pouvoir indispensable à toute démocratie. Ce rôle est d’autant plus important, aujourd’hui, que la Tunisie n’est encore qu’aux prémices de la phase de démocratisation, avec tous les risques et les dangers qui guettent ce processus.

Un mois après, que peut-on dire de la mue amorcée par nos médias? Sont-ils en train de relever leurs les défis ou sont-ils en train de succomber à d’autres pièges ? Sont-ils sur la bonne voie ou se trompent-ils d’orientation ? Au-delà des erreurs des (néo)débutants, ne sont-risquent- ils pas encore une fois, en train de passer à côté de leur rôle et de leur mission ?

Pour répondre en toute objectivité à ces questions, nous rappelons brièvement ce qui a dominé dans nos médias ces dernières semaines :

  • la phase du talk-show non-stop (les tous premiers jours après le 14 janvier), et en l’absence de toute presse écrite, ce sont les médias audio-visuels qui ont littéralement (cédé la parole aux citoyens : appels aux secours face à l’insécurité, griefs contre l’ancien régime, engouement pour la révolution ;
  • la phase du déballage entre « Dallas » et « Les Misérables » : dés la mise en place du premier gouvernement, la presse écrite et audio-visuelle a consacré de larges couvertures et dossiers au déballage relatif à l’étendue et aux détails des fortunes et frasques des membres du clan déchu (maisons, voitures, entreprises, vie privée…), pour se livrer par la suite à autant de déballage relatif à l’extrême misère dans laquelle des régions et des familles entières vivent, avec de nombreux témoignages et reportages;
  • la phase de transmission des revendications diverses : des médias devenus les porte-voix des uns et des autres ( lanceurs des premiers « Dégage » visant des responsables de sociétés et d’administrations, grévistes réclamant les augmentations de salaires, titularisations et autres réintégrations de filiales..) ;
  • la phase d’appel au calme et de sonnette d’alarme quant aux conséquences économiques de la poursuite des grèves (phase actuelle) ;

Et, en filigrane, et au milieu de ces phases, des interviews qui ont été plus ou moins bien menées avec des figures majoritairement de l’opposition hors gouvernement transitoire et des figures (pré-) historiques, des débats qui ont été organisés mais où l’équilibre des forces en présence a rarement été observé, et de nombreuses tribunes qui ont été offertes à ceux qui avaient des idées et des positions à exposer, encore une fois, sans contradicteur ni ordre de priorité précis.

Tout au long de ces phases, et en dépit de leurs différences, nous avons tous été au cœur d’un emballement, partagé simultanément par tous les médias, et qui ne laisse place à aucune voix dissidente. A quoi reconnaît-on l’emballement médiatique ? « Quand, dans les mêmes heures,les mêmes jours, les mêmes semaines, vous entendez en grêle des messages convergeant par mille bouches, de votre entourage familial, amical, professionnel ou des médias… et quand ces messages se succèdent à une cadence assez rapide pour ne laisser aucune chance à la moindre tentative critique »[*]

L’emballement se caractérise aussi par le fait que tous les protagonistes s’y confondent, ceux qui parlent et ceux qui écoutent, journalistes et lecteurs, témoins et acteurs, tous relayent le même message, au même moment, tous succombent simultanément à « l’angoisse, la griserie, le ravissement, la revanche, le désir de rattraper le temps perdu ». Emballement qui se nourrit en plus de la nouvelle donne du paysage médiatique que sont Internet et Facebook, où tout un chacun peut prétendre contribuer au « journalisme-citoyen !

Nous pouvons penser qu’au regard de l’ampleur du bouleversement que vit notre pays et de l’inexpérience de nos médias, il n’est rien de plus normal que de connaître cet emballement. Ce phénomène est toujours, en effet, une réaction-explosition contre la loi du silence, l’aveuglement et le terrorisme ayant interdit d’aborder les sujets, mais n’est-il pas dangereux et ne doit-il pas être dénoncé pour autant ?

Encore une fois, dans cet emballement, les médias ont-ils joué leur rôle de quatrième pouvoir ou se sont-ils contentés d’être une simple caisse de résonance ? Cette caisse de résonance, au service du pouvoir hier, ne s’est-elle pas mise aujourd’hui au service de la rue, de la société, du public, de sa « clientèle », en somme et ce, pour en satisfaire la plus large part, et pour faire vendre ou faire de l’audience ? Ne sommes-nous pas passés de l’ère de « l’information-propagande » à l’ère de « l’information-marchandise », faisant fi de l’intérêt national qui, en ces circonstances, devrait primer ?

Ce qui fait défaut dans cet emballement médiatique, c’est que peu ont cherché à aller au-delà du fait ou de l’information, en les vérifiant, en les analysant, en les situant dans leur contexte et dans l’échelle de priorité qu’ils méritent. Très peu ont fait de l’investigation aboutie sur des affaires ou sujets précis, avec des recoupements de témoignages, de preuves ou de chiffres. La primauté a été donnée à l’instantanéité et à l’impact émotionnel, au détriment de la véracité, de l’ampleur et, surtout, des causes et des explications. Le descriptif a été privilégié sur l’analytique, et à ce jour, nos concitoyens n’ont toujours pas pu accéder aux véritables clés qui leur permettent de mieux comprendre la situation que nous vivons. Pire, nous avons pu observer à de nombreuses reprises une quasi-prise en otage du public par certains médias pour servir des intérêts particuliers ou régler des comptes personnels, notamment en ce qui concerne des chaînes de télévisions privées, ou plus particulièrement leurs promoteurs.

Mais surtout, cet emballement médiatique agit comme un écran de fumée qui protège ces mêmes médias des interrogations sur leur propre organisation et mode de fonctionnement. Il est ainsi impératif de se poser les bonnes questions liens qui peuvent exister encore aujourd’hui, entre ces médias et le pouvoir, qu’il soit politique ou capitalistique. Il est également impératif de s’interroger sur leur aptitude à être réellement à la hauteur des enjeux et sur leurs besoins urgents en termes de formation et de mise à niveau, tant technique que déontologique. Des questions essentielles qui doivent servir de garde-fous pour nous protéger, nous citoyens, contre le poids de ces médias, capables de faire ou de défaire les forces politiques de demain. Avec un paysage médiatique qui devrait s’enrichir de plusieurs nouveaux venus (on parle déjà de trois nouvelles chaînes TV et de nombreux journaux), il est impératif de soutenir la mise place d’une instance de régulation et d’amender les textes en vue de mettre toute la lumière sur leurs sources de financement, la protection de l’intérêt public et la préservation des conflits d’intérêt.

[*] Daniel Schneidermann, Le Cauchemar médiatique