Fouad Mbazaa (à gauche), président par intérim et Mohamed Ghannouchi, premier ministre du gouvernement de transition

Par Brahim Meddeb

Le soulèvement extraordinaire du peuple tunisien a réussi à faire tomber le dictateur qui a pris la fuite avec son clan. Depuis la fuite du tyran, lequel n’est que la pointe de l’iceberg d’un régime despotique, le peuple tunisien poursuit sa lutte solidaire en réclamant une rupture totale avec la dictature : dissolution des deux chambres du parlement, création d’un Conseil de préservation de la révolution, élection d’une Assemblée constituante, élaboration d’une nouvelle constitution, etc. Face à ce soulèvement extraordinaire qui a abattu le mur de la peur, un mur pire que celui de Berlin, se dresse un front composé de trois commissions nationales, du gouvernement provisoire illégitime et des forces occultes, un front qui fait tout pour étouffer la révolution et la tuer.

La Réforme des réformes

Tout le monde est au courant des trois commissions nationales présidées par des experts juridiques désignés, lesquels ont désigné à leur tour les membres de chacune d’elles. Rappelons au passage que ces trois commissions ont été annoncées et instituées bien avant par le dictateur déchu et auxquelles il a fait référence dans ces discours du 11 et du 13 janvier, la veille de sa fuite. Il s’agit de la Haute Commission nationale pour la réforme politique ; de la Commission nationale d’établissement des faits sur les affaires de malversation et de corruption et de la Commission nationale d’établissement des faits sur les abus et la violation des droits. Ainsi une question doit se poser : les trois commissions sont-elles légitimes ? Indépendamment de la réponse à cette question importante, il est opportun de mettre en relief comment le travail et l’output éventuel de ces commissions seraient néfastes aux véritables changements souhaités vivement par le peuple tunisien.

Les trois responsables des trois commissions nationales, instituées avant le 14 janvier, affirment que les chantiers seront réalisés sur la base de l’indépendance, de la neutralité et de la transparence des structures des commissions en termes de leur composition, de leur mission, de leurs méthodes de travail et de leurs résultats escomptés. En plus de ces belles affirmations, les trois responsables sont fortement invités à expliquer en quoi les commissions sont légitimes et émanent de la volonté générale du peuple.

Le processus d’élaboration des nouvelles règles républicaines conformément aux attentes légitimes du peuple tunisien gagnera à être davantage transparent, inclusif et participatif. Malgré tout le respect des compétences et des orientations personnelles sur tous les plans des responsables et des membres des commissions, et compte tenu de ce projet de rénovation politique très important pour la Tunisie de demain, les chantiers en cours ne devraient pas être l’affaire exclusive des experts juridiques. De nombreuses voix de la société civile, des personnalités des divers horizons ainsi que la majorité des citoyens et citoyennes croient qu’il est mieux de résoudre la problématique de la rénovation politique dans sa globalité en osmose avec la population.

De l’avis des observateurs, les réformes ne doivent pas être en vase clos dans une tour d’ivoire. « Les problèmes politiques sont les problèmes de tout le monde; les problèmes de tout le monde sont des problèmes politiques. » Le professeur Ben Achour disait déjà dans un article sur la révolution tunisienne « Désormais la démocratie est intériorisée par le peuple. » Or, le peuple veut un conseil national représentatif pour la préservation de la révolution et l’élection d’une assemblée constituant représentative qui se chargeront des changements démocratiques et de la rénovation politique. Vu que le professeur Ben Achour est un citoyen tunisien, il doit ainsi intérioriser la démocratie et respecter la volonté du peuple tunisien.

Le responsable de la Haute Commission nationale pour la réforme politique propose une méthodologie comportant trois phases. La première phase consiste à élire un nouveau président sur la base d’un nouveau code électoral que la commission doit élaborer dans un délai de deux mois. Au cours de la deuxième phase, le nouveau président élu dissoudra les deux chambres et préparera les élections législatives pour élire une Assemblée législative constituante. La troisième phase sera consacrée à la préparation d’une nouvelle Constitution qui permettra à la Tunisie de se diriger vers une deuxième république. (Voir La Presse du 14 février 2011) et les déclarations du professeur Iyadh Ben Achour à Reuters (10 février 2011).

L’analyse critique de la méthodologie proposée par le responsable de la Haute Commission nationale pour la réforme politique porte à croire qu’on cherche à mettre à la hâte une tête (un nouveau président) sur un corps malade (les deux chambres de Parlement jugées ni légitimes ni crédibles, une vieille Constitution farcie de pièges et de stratagèmes juridiques taillés sur mesure à l’ex-président Ben Ali). En effet, tout observateur impartial conclura que nous sommes entrain de construire une maison en commençant par le toit et non par la fondation. « Eddalla Kball Essess ». S’il s’agit d’une technique moderne d’architecture et de construction, elle recevra un prix Nobel dans le domaine.

Vu les dérapages antérieurs récurrents sur le plan politique, cette méthodologie s’avère inappropriée et comporte des hauts risques, car nous restons dans la même logique de l’ex-dictateur, c’est-à-dire, le président doit décider de tout. Il est légitime pour toute personne objective de se poser des questions.

– Pourquoi ne pas dissoudre immédiatement les deux chambres du Parlement, jugées ni crédibles ni légitimes par le professeur Ben Achour ? Les députés et autres de ces instances reçoivent-ils encore leurs salaires ?

– Pourquoi élire dans six mois (en juillet selon le professeur Ben Achour) un nouveau président, lequel organisera dans une deuxième étape les élections législatives pour élire une assemblée législative ?

– Pourquoi la nouvelle constitution sera-t-elle préparée à la dernière étape ?

– Qui peut et comment garantir qu’un éventuel nouveau président ne se prendra pour un super président, ne nommera pas ou ne désignera pas des futurs députés à la deuxième étape prévue par le professeur Ben Achour ?

– Qui peut et comment garantir qu’un éventuel nouveau président ne taillera pas sur mesure, comme l’a fait l’ex-président, une nouvelle constitution à la troisième étape prévue par le professeur Ben Achour ?

L’élaboration des fondations d’une nouvelle société démocratique libre, en privilégiant la dimension technique (juridique, pénale, etc.), serait peu viable à moyen et à long terme. Une vision globale s’avère nécessaire. Une vision qui permet simultanément de regarder l’arbre, mais aussi de bien voir la forêt. Autrement dit, il ne faudrait pas que la dimension juridique empêche de saisir les enjeux capitaux de la rénovation des institutions politiques.

Le projet de société que le peuple tunisien souhaite mettre en place est très important pour le laisser entre les mains d’équipes restreintes d’experts juridiques. À la lumière de ce qui précède, un Conseil nationale pour la protection de la révolution et l’élection d’une Assemblée constituante représentative s’avèrent une nécessité fondamentale et urgente.

Pour faire un parallèle avec la situation en Égypte, la gente militaire semble décidée de rompre avec le passé. Elle a, en effet, décidé de dissoudre les chambres du Parlement et a déjà déclenché le processus de révision de la constitution avant les élections présidentielles. Cette voie pourrait être prometteuse en termes de vrais changements démocratiques.

Au cas où on admet l’hypothèse de la légitimité des commissions nationales et vu que les chantiers de rénovation des règles de droit sont en cours de démarrage, n’est-il pas approprié, pertinent et obligatoire de démontrer d’abord la légitimité de la commission pour la réforme politique, d’informer et d’expliquer ensuite de façon pédagogique les citoyen(ne)s tunisien(ne)s sur :

– Les qualités, les qualifications, les expériences et les expériences passées des membres des commissions.

– Les nomes de personnalités politiques et les personnes de la société civile et les groupes de citoyens dans les diverses régions à consulter.

– Les méthodes de consultations (consultations sous forme de focus group, d’entrevue individuelle ou par téléphone aux numéros verts ??).

– Les stratagèmes, les pièges de nature juridique, pénale et économique de toutes les lois taillées sur mesure à Ben Ali.

– Qui approuvera les résultats des commissions ?

– Adoption par référendum ? Par ordonnance ou décrets et lois ? ou par les deux chambres du Parlement jugées illégitimes et pas crédibles.

L’explication des pièges introduits dans la constitution, le code électoral, les lois fiscales, lois sur la privatisation, etc., sera bénéfique et permettra à toute personne ordinaire de vérifier la pertinence des changements à introduire et d’apprécier la portée et la nature des lois à venir. Lorsque je répare mon auto au garage du coin, le mécanicien m’explique le travail de réparation à faire, me donne des informations sur les pièces défectueuses à remplacer et tout est transparent.

De même, le travail des experts dans les commissions ne doit pas rester mystérieux pour le grand public. Sans une pédagogie expliquant la mécanique – Qui, Quoi, Comment, Où et Quand – et sans consultation massive des citoyen(ne)s, l’output des commissions serait interprété comme le résultat d’un travail opaque et mystérieux.

Au-delà de la légitimité qui reste donc à établir pour les commissions nationales et plus particulièrement pour celle de la réforme politique, la méthodologie envisagée et prévue par le professeur Ben Achour est tout simplement inappropriée. De plus, l’idée d’élections en juillet, alors que les tunisien(ne)s seront en vacances au bord de la mer en attendant le mois du ramadhan en août, est surprenante et absurde. De plus, a-t-on commencé le recensement pour établir la liste des électeurs ? Tout porte à croire qu’il y a des hauts risques réels pour que le peuple tunisien fasse une rotation de 360° et se retrouve en 1987, surtout dans le contexte actuel où l’on constate plusieurs forces contre-révolutionnaires sont en action.

Les tactiques contre-révolutionnaires

Le soulèvement tunisien fait aussi face à un grand refus flagrant du gouvernement provisoire de rompre avec la dictature et d’écouter les revendications politiques du peuple. Au-delà de se refus, le gouvernement provisoire déploie tous les moyens et utilise des méthodes subtiles et sournoises pour organiser la contre-révolution (je soumettrai prochainement un article sur ce point). Sans être exhaustif et sans rentrer dans les détails, les principales méthodes employées par le gouvernement provisoire pour étouffer la révolution sont :

– Banalisation du sens réel et de l’essence même de la révolution au point que les caciques et les pro-Ben Ali encore au pouvoir se proclament plus révolutionnaires que les révolutionnaires.

– Utilisation du stratagème du chaos, de la peur et de l’instabilité économique. C’est la technique de la prophétie auto-réalisatrice.

– Utilisation des techniques de dissimulation, de manipulation et de marketing politique selon les principes de Machiavel, lequel s’est inspiré du référentiel sur les pratiques de bonne gouvernance Kalila et Dimna.

– Utilisation de l’argument des compétences pour conserver le pouvoir et sauver le régime.

– Appel au secours auprès des gouvernements étrangers en organisant un ballet diplomatique en vue de se faire une légitimité. Sur ce point, les déclarations de l’ambassadeur de France, qui ont fâché les tunisiens, s’avèrent probablement un geste calculé et prémédité en vue de distraire les forces vives tunisiennes, détourner leur attention et affaiblir leur concentration sur la contestation du régime.

– Organisation par des forces occultes d’incidents graves tels que l’assassinat d’un prêtre, l’incident de lieux de culte juif, de maison close, de la horde ayant attaqué le Ministère de l’intérieur, la fuite des 6 000 tunisiens en une fin de semaine vers l’Italie, etc.

– Gestion organisée des rumeurs, des informations très peu fiables et de la confusion.

Pour conclure, le Printemps tunisien est encore devant de nombreux défis importants. Pour relever ces défis, un conseil national de préservation de la révolution, l’élection d’une Assemblée constituante représentative et une indépendance de la justice sont les principaux outils d’une véritable transition démocratique. J’ai confiance dans la détermination du peuple tunisien, un peuple qui lutte de façon intelligente, pacifique et solidaire pour casser définitivement les chaînes qui paralysent son énergie et sa créativité.

Le peuple tunisien a compris que les renards changent de poil mais pas de nature; que, pour toute grande œuvre, il faut de la passion et que, pour la révolution, il faut de la passion et de l’audace à hautes doses. En bref, il ne veut ni manquer ce grand Rendez-vous historique ni dire à la prochaine fois : autrement dit, la démocratie aujourd’hui ou jamais.

Brahim Meddeb est professeur universitaire au Canada