Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Par Zhor Firar, Fouad Imarraine et Omar Mahassine, militants associatifs, Centre Malcolm X.

La révolution tunisienne et celle qui a cours en Égypte ont pris à contre-pied tout le monde, les chancelleries occidentales, les spécialistes du monde arabe, les médias et leurs envoyés spéciaux … On croyait que le peuple arabe était maintenu dans un coma profond et que les dictatures en place étaient inébranlables. Ces mêmes dictatures, que l’Occident soutient aveuglément, sont considérées comme le seul rempart contre l’islamisme. Alexandre Adler, essayiste français, a soutenu la dictature au détriment de la démocratie, au prétexte que le peuple arabe ne serait finalement pas assez civilisé pour accueillir la démocratie : « Non, à tout prendre, je préfère que les Frères musulmans soient cooptés par les militaires égyptiens qui gardent l’essentiel du pouvoir plutôt que de les voir gagner des élections libres, […] Je soutiens donc le maintien des dictatures les plus éclairées possibles – voir pas éclairées du tout – en Egypte et en Arabie saoudite plutôt que l’application, dans ces régions du monde, des principes démocratiques qui, dans l’immédiat, ne seraient que porteurs de désordres et de violence [1] ».

Mais voilà, ce que viennent de faire les Tunisiens et les Egyptiens a bouleversé les préjugés simplistes, qui conçoivent la révolution arabe comme étant forcément fanatisée, encadrée par de dangereux islamistes ayant leurs couteaux entre les dents. Et brusquement, la révolte arabe est pacifique et ne demande rien d’autre que la liberté, la dignité, la justice et la démocratie.

Qui est, donc, à l’origine de ces soulèvements et de ces révoltes ? Les islamistes ? Les Frères musulmans ? Ou bien, tout simplement, le peuple. Le peuple qui n’en pouvait plus d’être soumis, torturé, exploité et humilié. Le peuple, et précisément, les jeunes cultivés, diplômés et pourtant frustrés car sans emploi, sans logement et sans perspective d’avenir.

Il est intéressant de soulever l’effervescence des faiseurs d’opinions de notre pays la France. Qu’est-ce que l’autre ? Un simple reflet, notre copie bien pâle ou encore l’injonction d’un devenir imposé par le Nord. Il n’est et ne devra-t- être que le reflet sinon gare, gare à quoi ? Gare à qui ? Au péril islamiste bien sûr. Hier les communistes et aujourd’hui le nouvel ennemi, l’Islam ou l’islamisme dirons les plus aux faits, les experts… Comment l’ennemi est construit, déconstruit, et reconstruit ; ceux sont là des questions qui méritent d’être posées.

Les pays arabo-musulmans ne méritent donc pas la démocratie, seule la dictature est capable de maintenir la paix dans cette région du monde. Les révolutions tunisiennes et égyptiennes seraient porteuses de désordres, de violence et de terrorisme.

Un discours sous jacent, qui ne dit pas son nom, désigne le monde arabe comme n’étant pas suffisamment mûr pour accueillir les idéaux universels. C’est assez incroyable d’entendre cela au vingt et unième siècle et de se dire que finalement l’agora n’est accessible qu’à une certaine élite. Nous sommes loin des idéaux du peuple, de son aspiration à plus de justice et de dignité.

Nous assistons à un tournant de l’histoire et les discours tenu par certains intellectuels laissent de marbre, tant ils balaient d’un revers de la main la question des droits fondamentaux, qui commence tout simplement par le fait de reconnaître à cet autre son droit à l’humanité. Comment peut-on aujourd’hui, dire tout et son contraire, être pour la démocratie dans le Nord mais pas dans le Sud, accepter des droits pour les uns et l’aliénation pour les autres ? Le droit à la dignité ne peut être monnayable ou à géométrie variable, en fonction d’intérêts économiques, politiques ou géostratégiques.

Depuis le 11 septembre, le concept d’ islamisme est devenu une arme psychologique et une propagande islamophobe utilisé afin de façonner l’inconscient des masses et de faire accepter leurs régimes autoritaires et leurs politiques d’humiliations. Le phénomène de l’islam politique, comme source de libération, a une histoire ancienne et inhérente à l’époque postcoloniale et à la reconstruction de l’identité du monde arabo-musulman.

En effet, la plupart des mouvements de résistance aux colonisations occidentales se référaient à l’islam. La question culturelle et identitaire a été très tôt un vecteur fondamental. Mehdi Elmandjra, explique : « […] le cas du Maroc, à la fin du 19e siècle, il y avait un mouvement moderniste Salafi qui venait pour dire que l’Islam est une religion dynamique, c’est à dire qu’il y a certaines constantes, mais qu’il y a une flexibilité énorme découlant de l’Ijtihad(la recherche). C’est ce mouvement qui a motivé la défense des Droits de l’Homme et la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme. Il n’y aurait pas eu de libération sans l’Islam. Cet Islam libérateur qui régnait dans tous les mouvements nationalistes traduisait une culture d’émancipation. […] Cet Islam libérateur devenait ainsi aussi dangereux pour eux (le régime en place) qu’il l’a été lors de la période coloniale pour l’occupant. Par conséquent, ces régimes ont commencé à établir et à encourager des mouvements, des sectes, des traditions bref un Islam hermétique et archaïque. Mais on oublie souvent que l’Islam est libérateur. » [2]

L’islamisme est le retour au référentiel islamique afin de trouver des solutions aux problèmes sociaux et politiques. Ce retour aux sources est producteur de sens et donc de résistance à tout système de domination. Mais, la propagande médiatique présente l’islamisme comme une menace imminente, comme une aberration contemporaine. Elle met tous les mouvements s’inscrivant dans le registre politique, avec l’islam comme référentiel, dans le même sac : celui du terrorisme en l’occurrence.

Si des groupes se revendiquent de l’islam comme base d’action politique, cela reste inscrit dans le registre de la revendication identitaire. Si le succès politique électoral a été manifeste un temps, il s’agissait avant tout d’une manifestation populaire de la revendication identitaire et culturelle. Aucun de ces mouvements ne s’est réveillé un matin en criant vengeance à l’Occident car il est l’Occident. Aucun des partis aujourd’hui au pouvoir ou en cours de visibilité politique n’a cédé à la tentation d’une éventuelle vengeance. Ils sont tous dans une vision du monde tenant compte de la pluralité, de la diversité. Mais leurs pluralités et leurs diversités ne seront pas forcément comme celles que nous revendiquons ici en Occident.

Nos démocraties restent perfectibles, nos diversités restent relatives, notre universalité est encore à développer. Mais combien de temps nous a-t-il fallu pour arriver là où nous sommes ? Combien d’échecs nous a-t-il fallu pour réussir ce que nous avons gagné ici en liberté ? Combien de sang versé pour écrire cette histoire avant de laisser place à de l’encre ? Combien d’armes a-t-il fallu avant de laisser place aux mots ? N’ont-ils pas le droit aux erreurs que nous avons commises pour arriver là où nous sommes ? Les événements de Tunisie et d’Egypte sont la démonstration que les forces politiques ont pris conscience de la complexité et de la particularité de leurs sociétés. Nous vivons un tournant historique pour revoir nos grilles de lecture de notre environnement immédiat et lointain.

Des mouvements islamistes n’ont fait que répondre au besoin d’une aspiration, à plus de liberté, d’être maître de son destin. Au nom d’une identité bafouée, d’un héritage culturel et scientifique sacrifié. Des mouvements se sont levés pour réclamer une rupture avec la culture dominante, imposée au nom du progrès. Un progrès, fruit d’une histoire perçue comme propre à l’Occident et non liée à leurs propres cultures, à leurs nations. Ces déchirures de l’histoire sont encore marquantes dans ces mouvements islamiques centrés alors sur l’identité. Seule l’identité pouvait encore soulever le peuple déçu par les promesses non tenues de l’indépendance, des peuples déçus par les promesses du matérialisme exclusif proposé à partir de l’Occident ou de l’Asie.

Le défi à relever est de savoir être dans une posture civilisationnelle, universaliste tout en tenant compte des particularismes. Mais cela est-il réaliste quand la gestion démocratique se pose dans les sociétés musulmanes où l’Etat de droit est absent, où l’alternance fait défaut, où la justice est bannie alors que toute l‘éthique islamique se déploie autour de ces principes ?

Ce qui importe, est que la révolution tunisienne réveille nos consciences au monde du possible. Si la société tunisienne se déclare musulmane, elle se pense déjà dans la pluralité de ses composantes. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de l’émancipation. Celle de se penser responsable de son destin, souverain de ses orientations, partenaire de son environnement.

Oui, l’islamisme a mis les sociétés musulmanes face à leurs responsabilités et à leur avenir, mais il ne pourra pas aller plus loin en tant qu’expression politique au regard des nouvelles réalités sociales des sociétés musulmanes. D’autres expériences vont éclore, après ce tournant entamé avec la révolution tunisienne et poursuivie par le peuple égyptien.

Oui, l’islamisme a réussi à mettre la question de l’identité et de la culture au centre des débats. Il a obligé le monde à débattre sur l’islam et les musulmans. Non, l’islamisme n’ira pas au-delà de son cycle.

L’expérience turque et iranienne et peut être tunisienne démontre que la question du religieux n’appartient pas exclusivement à un groupe mais à l’ensemble de la nation. Certes, il y a et il y aura des radicaux mais ils resteront minoritaires. Comme chez nous en Europe, le monde musulman sera dans l’obligation de composer avec toutes ses tendances, comme de par son passé, avant que la liberté de penser et de s’exprimer ne fût confisquée par des autorités politiques en manque de légitimité.

L’islamisme s’est inscrit dans un processus qui l’a précédé et qui lui succédera : processus de libération. Comme les guerres d’indépendance, il a joué son rôle de libération de toute domination. Aujourd’hui les soulèvements populaires ont franchi l’étape de la libération de la peur. Une peur entretenue au nom de la lutte contre les dangers de l’islamisme pour ne pas laisser les peuples souverains. Les révolutions égyptiennes et tunisiennes encore en marche ont démontré à la face du monde que les peuples ne renient rien à leurs références culturelles et religieuses et qu’ils retrouvent la dignité et le sens de la responsabilité dont on les a privés : pas de saccage, pas de crimes mais essentiellement des victimes de la répression.

L’islamisme s’il en est, se sait dans l’obligation d’une mutation profonde au point de disparaître en tant que tel. Le défi n’est plus la liberté d’être (bien que tout le monde arabe ne soit pas encore libéré de l’oppression) mais la responsabilité d’agir. Agir au moment où les idéologies d’Occident s’interrogent sur elles-mêmes.

Nos civilisations occidentales ne disparaissent pas, mais elles ne seront plus exclusives. Elles ont besoin des autres. L’Occident a franchi un cap. Il sort de son ethnocentrisme avec l’émergence d’autres puissances économiques. Il se rappelle à sa juste mesure, à son juste poids au milieu des autres.

Il ne s’agit plus de savoir qui va dominer le monde. Il s’agit de savoir comment préserver notre monde dans sa diversité. Le monde musulman est appelé au pupitre de l’Histoire pour entendre sa contribution. Telle est sa prochaine priorité dans son processus de libération.

[1] Alexandre Adler, Le Figaro, 6 septembre 2004

[2] Humiliation, à l’ère du méga-impérialisme, p. 44. Editions Ennajah El Jadida, Casablanca (2003).