Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
Ministre de l'intérieur, Ahmed Friaa.

Comme beaucoup de tunisiens à l’étranger, je suis totalement dépendante des médias pour avoir des informations sur ce qui se passe en Tunisie. Par déformation professionnelle (je suis une ancienne journaliste), j’ai eu tendance, du moins au début, à favoriser les médias traditionnels, télés, radios, presse écrite. N’étant pas sur place, n’ayant d’aucune manière participé à la Révolution Tunisienne (celui qui a inventé l’expression « révolution du jasmin » devrait être exilé, on dirait une pub pour un TO), je ne me suis jamais sentie le droit d’intervenir, de donner mon avis, où seulement de commenter un post. Mais plus je regardais, plus j’écoutais et lisais, en particulier les grandes chaînes françaises et l’inénarrable ex-TV7 repeinte vite fait en rouge et blanc, plus je ressentais un malaise, une inquiétude profonde devant le véritable flot d’images rassurantes et de propos lénifiants qui s’en déverse. Des images de gentils et courageux tunisiens défendant leur quartier et nettoyant leurs rues. Des appels de gentils et efficaces fonctionnaires assurant que tout va bien vite rentrer dans l’ordre. Des témoignages de gentils et braves citoyens s’exhortant mutuellement à garder courage, à se montrer civiques et responsables. On se croirait dans un village de Schtroumpfs !

Certes, tout cela est sans doute nécessaire, il faut peut-être en passer par là, mais en ayant bien en tête que ce n’est pas de l’information. Ainsi que l’a parfaitement souligné #sidibouzid dans un twit, nous sommes dans la PROPAGANDE. Et qui est relayée désormais par des chaînes comme France 2, qui nous a offert un show lamentable lors du 20 heures de lundi soir, avec un David Pujadas au sourire banane répétant bêtement « tout est calme, tout est revenu dans l’ordre ». Une mascarade ne visant qu’à faire passer un seul et unique message : « tout va de mieux en mieux, le nouveau gouvernement a pris les rênes du pays et va tout faire pour que nous puissions revenir bronzer et faire des affaires ».

J’étais d’autant plus horrifiée, scandalisée par cette parodie d’information que le matin même, le 17 janvier, Bizerte essuyait une attaque en règle de miliciens lourdement armés, à quelques centaines de mètres du marché où les gens tentaient vaille que vaille de retrouver une vie normale. Snipers sur les toits, voitures fonçant à toute allure et arrosant les trottoirs sur leur passage, armée prise de court, cela ressemblait, d’après les témoins sur place, à un véritable assaut. L’armée a fort heureusement réagi très vite, mais les combats se sont poursuivis jusque tard dans la journée, dans les faubourgs de la ville. Pour la première fois depuis la Révolution, alarmée par les appels et les messages paniqués qui me parvenaient, j’ai retrouvé mes vieux réflexes de journaliste et, via certains contacts dans le milieu journalistique, tenté d’alerter les grands médias. Mes sources étaient plus que fiables et prêtes à témoigner, de façon claire, précise, des événements auxquels elles ont assisté en direct. J’ai contacté une grande radio d’information et un journal, aucun n’a été intéressé : seule l’annonce du prochain gouvernement comptait.

Pour avoir des informations solides, des faits fiables sur Bizerte, y compris des images, il fallait aller sur Twitter et Facebook. Je suppose que cela vaut pour les autres villes de Tunisie. Quasiment rien ne filtre – dans les médias traditionnels j’entends – de ce qui se passe réellement sur le terrain. Mais qui sont ces maudits « miliciens », qui sont ces hommes dont le seul objectif est de semer la terreur ? « On » dit que ce sont des anciens membres de la garde rapprochée de Ben Ali, des flics, des éléments de la sécurité présidentielle. Vraiment ? Beaucoup d’entre eux ont été arrêté. Ou sont-ils ? Qu’ont-ils avoué ? Aucun communiqué de l’armée ni du gouvernement à ce sujet, et des médias qui semblent parfaitement se désintéresser de la question. Ce sont des « vilains », voila tout, qui en veulent à notre belle Révolution. Tiens donc. Et le RCD, dans tout ça ? Le RCD toujours en place, avec ses réseaux tentaculaires et ses âmes damnés toujours en liberté, libres de leurs faits et gestes ?
Des questions, des montagnes de questions, et aucune réponse… Hier encore je me suis précipité sur Le Monde, fleuron de la grande presse française, réputé pour ses analyses en profondeur. Puisque je n’avais aucune info de terrain, peut-être trouverai-je des analyses documentées, approfondies sur la chute du ZABA. Des clous : il n’y avait que du réchauffé, des redites, du blabla de journalistes qui racontent leur nuit d’angoisse à l’hôtel (dans le genre « de notre envoyé spécial à l’aéroport », le reporter de radio France – France Inter et France Info – a fait très fort en squattant l’antenne des deux stations dimanche 16 janvier pour raconter comment, recueilli après le couvre-feu par une famille tunisienne, il avait passé la nuit sur le canapé pendant que les gamins de la maison luttait dehors contre les miliciens et les pillards. Pas fou, le journaliste, il est resté bien au chaud dedans). Ah, j’oubliais : il y avait aussi une pleine page sur le rôle des réseaux sociaux… Dans la série « je retarde de dix jours », Le Monde fait fort.

La seule tentative de décryptage de ce qui s’était vraiment passé lors de la déposition de Ben Ali, les raisons de son départ précipité, je l’ai trouvé grâce un lien sur Twitter. Une interview (par BFM télé) d’Antoine Sfaer, le directeur des Cahiers de l’Orient, un sacré connaisseur des coulisses du monde Arabe. Selon cet homme extrêmement bien informé, c’est l’armée, soutenue par les Américains, qui a poussé Ben Ali vers la porte. Ils lui ont donné trois heures pour partir, sinon ils ne répondaient plus de sa sécurité. Qui, parmi les médias traditionnels, a repris cette information capitale ? Qui a interrogé de nouveau Antoine Sfaer ? Personne. De même, dans le concert des commentaires scandaleusement soulagés qui a accompagné hier l’annonce du gouvernement provisoire, lequel, parmi ces mêmes médias, a repris cette autre information capitale, à savoir que Ghannouchi s’est cru obligé de passer un coup de fil à Ben Ali pour soi-disant l’informer que le peuple ne voulait plus de lui (il l’a avoué sans aucun complexe à France 24) ?

Nous ne sommes pas des simples d’esprit, des bébés qui ont besoin qu’on leur chante des berceuses pour faire gentiment dodo. Cette Révolution a été rendue possible grâce aux centaines de petits doigts, aux milliers d’yeux rougies devant les écrans qui ont transmis l’information, qui l’ont faite, qui l’ont relayée. L’information a été le nerf de la guerre, elle est désormais un enjeu capital. Sans elle, aucune mobilisation, aucune résistance n’est possible. La suppression du ministère de l’information ne changera rien, les apparatchiks du gouvernement provisoire sont d’authentiques pros de la communication, qui connaissent leurs journalistes sur le bout des doigts. Le mot d’ordre : « Il faut rassurer la population » est bien commode lorsqu’on veut éviter les questions qui fâchent et qui alarment… Assez de propagande, assez de paroles et d’images doucereuses, anesthésiantes. Il faut passer à la vitesse supérieure, il faut de l’analyse, de l’information réelle, de vrais reportages partout en Tunisie, des enquêtes. Internautes, un sacré boulot vous attend !