« Klém el lil mad’houn bel zebda »

Je me suis exprimé hier soir avant le discours présidentiel dans une première lettre aux Tunisiens. L’allocution d’hier soir change la donne et appelle une réponse.

Un chapelet de mensonges

Hier soir sur TV 7, je n’ai rien vu d’autre qu’un 7 Novembre Bis. 23 ans après, Ben Ali nous a refait le coup du « Les Tunisiens sont matures pour la démocratie, plus jamais de présidence à vie ».

Il nous aurait compris… mais entre les tentatives inappropriées de corrompre 10 millions de citoyens – à savoir la réduction du prix du lait, du pain et du sucre – et la levée de la censure, rien de ce qu’a dit Ben Ali ne démontre une réelle réponse aux revendications du peuple qui scandait à l’unisson « Ben Ali, on ne veut plus de toi ! ». Ben Ali nous a rappelé qu’il avait fait des sacrifices. « Je ne vais pas les énumérer. Vous les connaissez. ». En effet, il a délibérément sacrifié une centaine de manifestants dont 66 victimes certaines et nommées, comme il avait sacrifié plus de 45 Tunisiens le 26 janvier 1978 lorsqu’il était Directeur de la Sûreté Nationale, période pendant laquelle il affirme avoir servi le pays.

Il a en outre persisté à invoquer les pillages commis au cours de ces derniers jours alors même que plusieurs témoignages ainsi que des preuves en vidéo de la participation de la Police à ces destructions de biens privés et publics en vue de déstabiliser l’opinion en instaurant une peur du chaos, ont été publiées hier sur les réseaux sociaux.

Quant à l’annonce de sa décision de mettre en œuvre « la liberté totale » en matière d’expression et d’information (liberté que nous avons arrachée en faisant sauter la barrière de la peur, sans attendre qu’il nous la concède) et la décision d’une ouverture politique progressive dans l’attente de son départ en 2014, nous ne pouvons nous permettre d’accorder notre confiance à un criminel qui a construit sa carrière et son règne sur les mensonges les plus éhontés. Sur le réseau social Facebook, un internaute a rappelé à juste titre que :

«  En 1864, les Tunisiens se révoltèrent contre le Bey et son régime tyrannique. Voyant son royaume proche de la fin, le Bey accepta toutes les demandes de ses citoyens et promit le changement. Une fois la révolte apaisée et les armes déposées, le Bey envoya le général Zarrouk massacrer les insurgés et fit exécuter le chef Ali Ben Ghdhehom. L’histoire ne doit pas être un éternel recommencement dans notre cas. »

Ben Ali a ensuite ajouté : « Les choses ne se sont pas passées comme je le voulais, particulièrement en ce qui concerne la démocratie et les libertés. On m’a trompé. Ceux qui m’ont menti vont être jugés ». Ben Ali nous attribue la responsabilité à son entourage et ressort la même excuse que Bourguiba, le même genre d’excuses qui a pu justifier sa destitution pour démence sénile, et qui devrait normalement justifier une démission spontanée, d’autant plus qu’elle est réclamée par le peuple. A supposer que ce qu’il dit est vrai et qu’il n’était au courant d’aucune violation des libertés en Tunisie, d’aucun trucage d’élections, ni des arrestations politiques et de la torture qui s’ensuivait, alors Ben Ali n’est pas en Etat de gouverner. Comment admettre qu’un homme gouverne la Tunisie alors qu’il ne parvient même pas à être informé des agissements de ses propres agents, tandis que 10 millions de citoyens savent tout ? Mais nous ne sommes pas dupes et nous savons qu’il s’agit d’un vil mensonge.

Pluie de balles sur la Tunisie du Changement 2.0

Le mensonge le plus terrible était le suivant :

« Je n’accepterais pas qu’une goutte de sang tunisien soit versée. Il suffit de la violence ! Il suffit de la violence ! J’ai donné des ordres au Ministère de l’Intérieur et aujourd’hui je le certifie : Plus de tirs à balles réelles ! Les tirs sont inadmissibles ! »

Au moment même où il parlait, deux manifestants ont été tués par les balles de la Police, selon le magazine Business News. En dépit de la prétendue interdiction présidentielle, les tirs continuent…

Ces tirs ont été corroborés par des dizaines de vidéos publiées sur Internet et attestant de rafales de mitraillettes et de coups de feu tirés sur des manifestants désarmés dans plusieurs villes, notamment au Kram, à La Mannouba et à Haouaria. Le témoignage de trois médecins ainsi qu’une vidéo enregistrée à l’Hôpital de Kheireddine ont démontré que la police avait tué et blessé plusieurs manifestants pacifiques.

Comment pouvons-nous donner quelque crédit que ce soit à un Président qui nous ment ouvertement pendant que nos concitoyens se font assassiner sous ses ordres ? Et si la Police avait désobéi aux ordres du président, la situation serait encore plus grave car cela signifierait qu’il n’a plus aucune maitrise sur les forces de l’ordre. Dans une telle hypothèse, la sécurité des Tunisiens serait en danger. Dans les deux cas de figure, il serait urgent de mettre fin à ce massacre, la seule solution étant la neutralisation du Président Ben Ali et son remplacement à la tête de l’Etat.

Après le discours, la lutte continue

Nombreux sont les Tunisiens qui se sont sentis trahis et qui ont perdu leur espoir lorsqu’ils ont entendu dans la rue des klaxons se mêler aux hurlements « Vive Ben Ali ! ». Mais ce sentiment ne fut que momentané, car nous avons en effet appris par des vidéos et des témoignages que tout ceci n’était qu’une mise en scène montée à l’avance par le RCD et confirmée par plusieurs médias tels que France Inter ou Europe 1.

En effet, des vidéos ont montré que l’écrasante majorité des voitures qui klaxonnaient avaient des plaques d’immatriculation de couleur bleu, c’est-à-dire des voitures de location. Elles ont semble-t-il été mobilisées par le RCD et préparées en vue de faire croire à un enthousiasme de la rue suite au discours de Ben Ali. Des témoins ont par ailleurs affirmé que les chefs de cellules du RCD ont offert 20 dinars à quiconque accepterait de crier « Vive Ben Ali ! ». Une photo publiée sur Facebook montre une distribution de bières au profit des flagorneurs « pro-Ben Ali »…

Nous ne fûmes donc pas dupes.

Pendant ce temps, la lutte continuait. Comme je l’ai dit précédemment, des manifestations anti-Ben Ali ont été réprimées sous les balles dans plusieurs villes. Nous avons été particulièrement marqués par les vidéos de la manifestation réclamant le départ de Ben Ali dans le quartier bourgeois Ennasr, dont les participants ont été acclamés par les militaires selon un ami qui s’y trouvait.

L’impossibilité de l’ouverture

Si les mesures que Ben Ali annonce, à savoir l’ouverture démocratique et la levée de la censure, étaient réellement mises en application, cela signerait la fin du régime, comme je l’ai déjà signalé dans ma lettre précédente publiée hier soir. Je me permets de répéter les propos de Vincent Geisser :

« C’est impossible que ce scénario se réalise car on se trouve dans un système nourri par une logique sécuritaire et une logique de corruption. Si on touche à la moindre pièce du système, il s’effondre. »

En effet, une réelle ouverture signifierait la possibilité pour les Tunisiens de réclamer le jugement et la condamnation de tous les agents du régime, du simple agent de police à Ben Ali et son entourage. Tous sont corrompus jusqu’à la moelle car le système construit par Ben Ali est tel qu’il est impossible de travailler pour l’Etat sans cautionner directement ou indirectement la torture et sans se nourrir de pots-de-vin. Or Ben Ali n’est pas prêt à signer son propre arrêt de mort. L’homme n’est pas suicidaire et s’il ne comptait pas continuer à régner par l’oppression, il aurait su que la seule alternative qui le sauverait serait la démission et l’exil. Et je vois mal les Tunisiens continuer à continuer de voir le commissaire de Police qui les a rackettés en toute liberté et à payer leurs factures à Sakhr El Matri (gendre du Président, PDG de l’opérateur téléphonique leader : Tunisiana) et aux Trabelsi , sans sentir leur dignité bafouée alors qu’hier encore ils réclamaient la condamnation de ces individus que Ben Ali n’est pas prêt d’abandonner.

Ouverture ou pas, Ben Ali est un danger : nous ne pouvons plus reculer

La révolte partie de Sidi Bouzid pour gagner l’ensemble du pays et toucher tous les milieux sociaux a uni les Tunisiens, qu’ils soient de Kébili ou de Tunis, médecins, avocats, chômeurs ou même militaires.

Ce sentiment de solidarité et d’union a encouragé les Tunisiens les plus déterminés à lutter contre Ben Ali en risquant leur vie. En effet, même si certains milieux ont participé moins que d’autres à cette révolte, c’est parce qu’ils se sont soutenus par l’ensemble des Tunisiens que de nombreux manifestants jeunes ou moins jeunes ont pris le contrôle de la rue pour porter les revendications de tous. Si ces masses, qui ont continué de manifester hier soir, voyaient des franges de la population, notamment la classe moyenne, se laisser berner par Ben Ali, et se taire en échange d’un accès à YouTube et une réduction de 30 millimes sur le prix de la baguette, un sentiment de trahison envenimerait la situation. L’arrêt du soutien de la classe moyenne signerait une division irrémédiable et générerait une terrible rancœur, notamment auprès des populations défavorisées. Un jour où l’autre leur vengeance fera trembler les foyers tunisiens. Cette vengeance peut être immédiate. Nous pouvons en effet envisager un sentiment de trahison qui pousserait les masses à s’en prendre réellement aux biens et à la sécurité d’une classe moyenne coupable de trahison, en même temps qu’ils continueraient la lutte contre Ben Ali. Et si jamais cette vengeance ne s’exprimait pas dans les semaines qui viennent, des troubles sociaux continueraient à semer le désordre au cours de la fin du règne de Ben Ali – que nous espérons courte ! – et lors d’une vraie ouverture démocratique qui interviendrait en 2014 ou avant, leurs voix risqueraient de se diriger vers mouvements extrémistes et populistes qui se nourriraient de leur sentiment d’abandon par les classes moyennes et aisées et de leurs désirs de vengeance. Je n’ose pas imaginer ce qu’en serait le résultat.

Les Tunisiens, en s’unissant face à Ben Ali pour réclamer son départ, se sont engagés et ont signé un pacte informel dont la finalité est de mener le Président à sa propre chute… Briser ce pacte reviendrait pour une partie de la population à déclarer la guerre au reste des Tunisiens. Nous sommes aujourd’hui trop engagés. Nous ne pouvons plus reculer. Et c’est l’occasion rêvée de maintenir cette solidarité et cette unité entre toutes les composantes du peuple Tunisien, base solide pour construire un avenir sain.

Ben Ali nous propose de travailler « main dans la main » pour construire un avenir illusoire, mais ses mains sont ensanglantées ! Nous ne pouvons pas lui permettre de s’en sortir impunément.

Avoir laissé nos compatriotes mourir pour une réduction des soldes sur le pain, l’ouverture de Youtube et une illusion de démocratie en 2014 serait impardonnable alors que la liberté est à portée de main, à la portée de la main du peuple qui peut s’abattre sur un régime à genoux.

C’est en effet un président à bout de nerfs et terrorisé que j’ai vu hier… un président tantôt balbutiant, bégayant et tremblotant, tantôt hors de lui et hurlant. Son discours était un aveu de faiblesse, un appel au secours. L’homme de « Bikolli hazm » est à genoux. Achevons-le !

« Lé, lé lel hiwar ! Ben Ali ya jazzar ! »

Habib M. Sayah

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