Cinq mille personnes ont assisté aux funérailles, le 5 janvier, du jeune tunisien qui s’était immolé par le feu le 17 décembre à Sidi Bouzid. L’effervescence persiste en Tunisie, notamment dans le centre-ouest (nous reviendrons sur cette situation dans notre édition de février). A l’appel du conseil de l’ordre, les avocats ont fait grève le 6 janvier pour protester contre les mauvais traitements dont ils sont l’objet de la part de la police. Ce mécontentement traduit les nombreux échecs du régime et met en lumière les défis auxquels il est confronté.

Le malaise social qui s’exprime ouvertement en Tunisie est indissociable de la crise économique. 2009 a marqué une rupture profonde : la croissance a réduit ses ambitions de moitié, les exportations industrielles ont fortement reculé, les touristes européens sont restés chez eux, les investisseurs étrangers également. La mauvaise récolte de 2010 n’a rien arrangé. Résultat, l’emploi a souffert : la croissance n’absorbe plus, bon an mal an, que la moitié d’une classe d’âge, contre près des deux tiers avant la crise.

Réélu il y a un an à l’issue d’un pseudo-scrutin présidentiel sans risque ni enjeu, le président Zine el-Abidine Ben Ali — au pouvoir depuis 1987 — doit faire face à quatre défis majeurs. Une dégradation rapide de la situation priverait à terme le régime de son principal produit d’appel vis-à-vis de l’étranger : la stabilité politique et sociale.

LA POLITIQUE.

L’exécutif écrase le régime, le président étouffe le modeste jeu des institutions pourtant prévu par la Constitution, le Parlement n’est qu’une chambre d’enregistrement, et la justice est aux ordres. Les quelques mesures prises en 2010 l’ont été pour la galerie comme, par exemple, les 20 % de sièges réservés à l’opposition, quel que soit son score, dans les conseils municipaux. L’ouverture s’impose d’urgence. Elle pourrait commencer au Parlement et au sein du parti. Les députés, même mal élus, plus au contact de la population et de la province que les hommes du président, doivent retrouver une influence dans la détermination des politiques publiques, avant que se tiennent rapidement des élections plus « propres » et sans exclusive.

Cela passe aussi par une réforme du parti dominant, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), héritier du Néo-Destour du père de l’indépendance Habib Bourguiba. Actuellement, le président de la République, qui est aussi président du parti, en nomme tous les responsables, du bureau politique aux secrétaires généraux, fédéraux ou de sections. Le rétablissement de l’élection comme mode de désignation de ses dirigeants lui redonnerait vie et offrirait un premier débouché au mécontentement.

L’INFORMATION.

Internet, Facebook et les télévisions satellitaires arabes ont mis à mal le contrôle de l’information en place depuis une vingtaine d’années. Le blocage médiatique n’a servi à rien, sinon à exaspérer l’opinion. Le ministre de l’information — que l’on pourrait plutôt définir comme ministre de la propagande — M. Oussama Romdhani, à la tête du secteur depuis 1996, l’a payé de son poste.

Depuis un an, le pouvoir, percevant quelque peu l’usure d’une façon de faire totalement obsolète, a pris quelques initiatives étriquées. Ayant fait racheter par son gendre le groupe de presse privé Dar Assabah, en ayant confié la direction à un professionnel reconnu, M. Ben Ali a toléré quelques audaces et un ton nouveau. Avec, bien sûr, une ligne rouge à ne pas franchir, la mise en cause, même légère, du pouvoir. Le 7 juin 2010, le président a ordonné des « rencontres périodiques » télévisées où des ministres dialogueraient avec les « parties concernées ». On promettait des « débats francs et ouverts ». Mais sans journalistes. Depuis la rentrée, quelques ministres s’y sont collés. L’opinion n’a pas vu la différence avec les habituelles émissions de propagande. Il faut à l’évidence changer de cap, libérer la presse et enlever le couvercle. La population, urbaine à 60 % et mieux instruite, le revendique avec force.

LES INÉGALITÉS.

Ce n’est pas un hasard si les dernières manifestations sont parties du gouvernorat de Sidi Bouzid, une région de l’intérieur enclavée et rurale. Le développement économique de ces vingt dernières années a profité d’abord aux zones côtières où se concentrent le tourisme, l’immobilier et les industries. La politique volontariste mise en place à partir des années 2000 n’a pas corrigé le mouvement, même si les efforts récents ont commencé ici ou là à porter leurs fruits, comme par exemple à Kairouan. L’intérieur, plus pauvre dans l’ensemble, continue à se sentir victime d’une discrimination sur le plan de l’emploi en faveur du Sahel et de la capitale, Tunis, dont sont issues les élites dans leur majorité.

A l’inégalité régionale s’ajoute l’inégalité sociale. Les 10 % les plus riches de la population perçoivent le tiers des revenus, les 30 % les plus pauvres doivent se contenter de moins de 10 % du PIB…

La fiscalité aggrave ces disparités au lieu de la corriger. Consommateurs et salariés supportent l’essentiel de l’impôt. Commerçants et entreprises y échappent largement. Le candidat Ben Ali avait promis dans son programme électoral de s’attaquer à l’un des abus criants de la fiscalité : l’impôt forfaitaire empêche d’imposer 350 000 contribuables qui contrôlent pourtant le tiers du PIB du pays. La loi de finances 2011, qui vient d’être adoptée, a oublié les promesses du candidat.

LA « FAMILLE ».

M. Ben Ali est à la tête d’une famille envahissante, qui contrôle une bonne partie des conglomérats industrialo-financiers du pays. Ses filles ont épousé quatre des plus riches héritiers du pays. Sa deuxième épouse, Leïla, symbolise aux yeux de l’opinion la rapacité de la famille. Elle a fait fermer par le fisc une école privée, implantée de longue date, qui faisait de l‘ombre à celle qu’elle voulait ouvrir. Son frère, Belhacen Trabelsi, marié à la fille du patron des patrons tunisiens, a pris le contrôle d’une banque privée grâce à l’intervention en sa faveur du gouverneur de la Banque centrale — qui a laissé sa réputation dans l’affaire.

Faire disparaître Mme Ben Ali de la une des journaux, où chaque jour elle parade, ne suffira pas à faire disparaître la suspicion. Le retrait de la « famille » des affaires et de la politique est un préalable. Son hostilité à toute concession politique ou sociale, la mauvaise santé du Président, âgé de 75 ans, font craindre qu’elle ne cherche à s’imposer dans la succession qui s’annonce.

Jean-Pierre Séréni
Le Monde Diplomatique