Tunisie Sidi Bouzid A la memoire de Mohamed Bouazizi

 

Face à la brutalité de la force de celui qui soumet et humilie, il existe une forme de résistance, certainement fatale pour celui qui l’entreprend, mais vis-à-vis de laquelle, avec le temps, aucune tyrannie au monde ne saurait y résister. C’est cette forme de résistance qu’a choisie Jan Palach le 16 janvier 1969 à Prague. Il fut suivi quelques semaines plus tard par ses deux concitoyens Jan Zajíc et Evžen Plocek.

Quand l’humiliation atteint le seuil de l’intolérable, certains, dans un dernier geste de désespoir, finissent par s’en prendre à leur propre intégrité physique pour formuler cette négation ultime de ceux qui cherchent à les soumettre.

Voici ce que furent les dernières paroles de Mohamed Bouazizi sur sa page Facebook :


مسافر يا أمي، سامحني، ما يفيد ملام، ضايع في طريق ماهو بإيديا، سامحني كان عصيت كلام أمي، لومي على الزمان ما تلومي عليّ، رايح من غير رجوع, يزي ما بكيت و ما سالت من عيني دموع، ما عاد يفيد ملام على زمان غدّار في بلاد الناس، أنا عييت و مشى من بالي كل اللي راح، مسافر و نسأل زعمة السفر باش ينسّي

محمد بو عزيزي

Mohamed Bouazizi et ceux qui l’ont suivi marqueront à jamais l’histoire sociale et politique de notre pays. Et sans aucun doute, ceux qui ont été contraints à s’immoler pour une cause juste, finiront toujours par éclairer le chemin ! Et tel que formulé avec tant d’émotion par Hassen Mustapha :


محمد البوعزيزي, رحلت وتركت فينا نيرانا لن تطفئها تونس الرسمية, الناس في مدينتك بلدك وطنك العربي الكبير, أوقدوا شموعك في أرواحهم
حسن المصطفى كاتب سعودي

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إن لم أحترق
إن لم تحترق
إن لم نحترق
فمن يضيء الطريق
شعر ناظم حكمت


Les tyrans qui terrorisent leurs populations ont une capacité d’aveuglement qui leur est si propre. Cet aveuglement qui les pousse à tirer tellement sur la corde de la peur, qu’arrive le jour où, finalement, leurs victimes s’aperçoivent qu’ils ont atteint le seuil où ils ont plus à perdre en s’enfermant dans cette peur que de défier ce tyran qui les terrorise. Le drame de Mohamed Bouazizi à été le catalyseur qui a fissuré irréductiblement ce mur de la peur bâti tout au long des 23 ans d’un mode de gouvernance parmi les plus despotiques de la planète. Désormais, la mémoire de Mohamed Bouazizi nous hantera longtemps. Et elle sera sans nul doute à l’aune des cauchemars de ceux qui l’ont jeté dans les flammes du désespoir.

Que Dieu ait pitié de son âme et accorde aux siens toute la patience pour affronter cette terrible épreuve.

Et j’achèverai cet hommage en songeant à un texte d’un universitaire tunisien parmi les plus brillants : Mohammed Talbi. Un texte écrit par cet homme croyant, néanmoins incarnant une certaine idée d’une sécularité si propre à notre pays. Et à la lumière des derniers événements vécus en Tunisie, ce texte acquiert une dimension d’une rare pertinence. Ceux qui connaissaient Zouhair Yahyaoui et Adel Ayadi savent aussi que ces deux larrons auraient vraiment aimé ces passages de M. Talbi. Aurait-on écouté cet universitaire plus attentivement, et sans doute que Mohamed Bouazizi serait encore parmi nous.

Astrubal, jeudi 6 janvier 2011
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LE MUR DE LA PEUR, par M. Talbi(*)

Il est absolument indispensable d’abattre le mur de la peur. C’est par la peur, la répression et la torture que les pouvoirs tyranniques dominent leurs peuples et particulièrement leurs intellectuels et leurs penseurs. Il n’y a malheureusement aucune issue pour sortir de cette situation sans payer le prix. Ceux qui l’ont payé sont très nombreux dans notre monde arabo-musulman et il incombe à tout intellectuel convaincu qu’il n’y a de salut que dans la liberté d’opinion et d’expression, de continuer ce Jihâd pacifique quelque soient les conditions. [Ce Jihad de l’agneau qui n’est pas un jihad pour l’islam, mais plutôt un jihad pour toutes les libertés de tous les hommes sans distinction de convictions religieuses ou d’opinions politiques. Ce n’est pas non plus un combat politique partisan, étant donné que l’intellectuel qui lutte pour la liberté d’opinion s’engage à laisser à chacun le libre choix de son parti et de son programme.]

Non à la langue de bois, il importe à chacun de nous, à chaque intellectuel, à chaque universitaire, à chaque penseur de refuser l’autocensure et la terreur intellectuelle partout où il se trouve, dans un colloque, un séminaire ou une réunion. Pour peu que les langues se délient et s’affranchissent de la peur et de la terreur et ce sont les portes du changement qui s’ouvrent. Cela est dans nos moyens. Nous avons besoin qu’une puissante conscience intellectuelle et universitaire naisse et se développe pour porter haut l’étendard des libertés, parce que telle est la fonction première de l’université et de l’intellectuel.

L’université est le lieu de production du savoir qui ne peut prospérer que dans un climat de liberté. On ne peut accepter de mettre l’université à genoux et de lui imposer la censure et le contrôle.

Non à l’amalgame et non à la confusion entre le pouvoir établi et la patrie. Le discours dominant des pouvoirs tyranniques et liberticides accuse de haute trahison ou du moins de non-patriotisme tout contestataire. La presse nationale débite à longueur de journée son discours panégyriste et laudateur du régime. Plus elle l’exagère, plus elle est patriotique. Le résultat logique de cette confusion est qu’il n’y a de place qu’à “la presse nationale”, c’est-à-dire asservie au pouvoir et chantant ses louanges. Bien plus, certains régimes poussent le ridicule jusqu’à faire de leur avènement, l’acte de naissance de la nation. Ainsi, nous avons une nouvelle nation avec chaque nouveau régime. C’est ainsi que les peuples sont soumis et abrutis.

Il importe donc que l’intellectuel refuse cette entreprise généralisée d’abrutissement, illustrée notamment par les résultats surréalistes des scrutins électoraux en vogue dans nos pays et de quelques rares autres dans le monde (Chine, Cuba) et qu’il s’oppose à l’abêtissement des peuples et de leurs élites. Des résultats qui dépassent l’imagination et que nous ne pouvons même pas contester. Bien au contraire, nous sommes tenus de les approuver et d’en faire l’éloge tous azimuts. C’est le sommet d’une stupidité qui a fait de nous le carnaval du monde.

Il convient que l’intellectuel refuse tout cela parce que nous ne sommes pas moins dignes que tous les citoyens du monde développé dont nous savons, par les médias, comment ils sont traités. Les droits de l’Homme sont universels et nous les méritons autant que les Occidentaux. Nous ne pouvons accepter d’être avilis et méprisés dans ce que nous avons de meilleur, c’est-à-dire notre raison. Or l’on nous traite de débiles et l’on nous presse par-dessus tout d’acquiescer et d’accepter.

Nos régimes, qui s’imposent à leurs peuples par la violence, sont faibles parce que dépourvus de légitimité populaire malgré leurs scores électoraux surréalistes. Ce qui explique qu’ils avaient besoin en permanence d’une protection étrangère. Nos régimes sont incapables de régler leurs problèmes, aussi ont-ils passé un pacte avec le diable qu’ils introduisent chez nous pour perpétuer son agression sur nos patries.

Nos régimes ont humilié et réduit leurs peuples en esclavage, écrasé leurs intellectuels et mérité par la même occasion, le mépris de leurs propres protecteurs. À ce stade, l’intellectuel a le devoir de refuser et de dire non.

DE NOUVEAU QUE FAIRE ?

Désespérer et se soumettre ou bien choisir la voie de l’intérêt individuel et de l’opportunisme ?

Accepter l’offense à notre intelligence et se recroqueviller dans son réduit privé pour survivre et protéger son intégrité physique ?

Toutes ces situations existent et ne manquent pas de justifications valables.

Mais il en existe d’autres, qui, à l’instar d’AlJâ’ad Ibnu Dirham et Mahmoud Taha, refusent cet état de choses. C’est à eux que j’en appelle pour organiser et conjuguer nos efforts avec tous ceux qui luttent à travers le monde pour la dignité et les droits de l’homme. La cause de la liberté d’opinion et d’expression est une cause commune à tous les hommes. Ses défenseurs ne connaissent pas de frontières et constituent une même famille dans laquelle le Chinois et le Tunisien par exemple, se retrouvent mutuellement solidaires. Nous avons besoin que partout dans le monde, dans chaque village et chaque quartier, des structures s’organisent pour mener le combat pour la liberté et contre l’abêtissement de l’homme.

C’est pour cette raison que je me suis associé, chez moi en Tunisie, à des intellectuels soucieux de défendre les libertés et la dignité humaine, loin de la politique et de ses clivages, pour fonder le “Conseil national pour les libertés en Tunisie” et demander aux autorités compétentes sa reconnaissance légale.

J’estime que la constitution d’organisations similaires, dans chaque pays arabe et musulman, est de nature à contribuer, dans la discipline et la sérénité, à réveiller les consciences et à semer les graines de la paix, de l’amour, de la tolérance et de la fraternité, sur la base du respect de toutes les opinions.

Je suggère aussi que, pour consacrer toutes ces valeurs, l’on fête à l’occasion de chaque ’Îd al’Idha, l’anniversaire d’Al-Jâ’ad Ibnu Dirham, symbole du martyr pour la liberté et la dignité humaine. Il conviendrait d’organiser à cette occasion, des colloques et des réunions pour étudier le problème de la liberté d’opinion et d’expression, évaluer notre situation et participer aux grands mouvements en faveur des droits et de la dignité humaine. C’est le devoir de nos intellectuels, de nos universitaires, hommes de lettres et artistes, vis-à-vis de notre civilisation. C’est leur devoir aussi envers l’Homme que Dieu a crée et voulu libre, à qu’Il a insufflé de Son esprit, qu’Il a choisi pour vicaire sur cette terre et a gratifié ainsi dans le Coran :

« Certes. Nous avons honoré les fils d’Adam. Nous les avons transportés sur terre et sur mer, leur avons attribué de bonnes choses comme nourriture et Nous les avons nettement préférés à plusieurs de Nos créatures ». Al-lsrâ’ (Le Voyage nocturne) Verset 70/17.

(*) Mohamed Talbi : “La liberté d’expression et la responsabilité de l’intellectuel musulman” Traduit de l’arabe par Ahmed Manaï, in Horizons Maghrébins n° 46/2002, p. 38—46, Presse Universitaire du Mirail, juin 2002.